SOLEIL DEVANT

 

Pièce de Théâtre par Franck Meyrous

 

 

 

 

 

Franck Meyrous est né le 29 septembre 1967 à Fontenay-aux-Roses (région parisienne). Il a fait un bac Arts-Plastiques et une maîtrise de Lettres Modernes à la Sorbonne de Paris. Il travaille actuellement dans l'audiovisuel à Paris.

 

 

 

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Les passages qui se présentent sous la forme du roman peuvent être soit “ lus ” par un comédien en scène (Vé ou n’importe quel autre personnage), soit interprétés en restituant à une ou plusieurs voix les descriptions, les dialogues et les phases d’action. 

 

Le comédien qui joue Vé peut incarner tous les personnages “ imaginaires ”, mais on peut aussi les considérer comme des rôles à part entière.

 

Excepté les quatre ou cinq premières scènes et les quatre ou cinq dernières, toutes les scènes  intermédiaires peuvent être battues comme des cartes et interverties à condition de respecter leur chronologie interne (La troisième apparition de la Grande Chienne ne doit pas précéder la seconde, etc.).

 

 

 

  

 

Soleil Devant

 

 

Le ciel est bleu, je ne suis pas d’humeur. J’ai mal. J’ai vingt six ans. Mais nous ne sommes pas du temps. Nous sommes ce qui passe. Mais pas du temps. Le ciel est limpide. J’ai des gants, des lunettes de protection. Les tuyaux s’accoudent, l’arc crache des étincelles, l’heure avance. Je soude, dans la cadence des flammes.

 

-          Vé !

Je réponds j’arrive. Je relève ma visière. Un avion se fraie un chemin au milieu des nuages. Je prends l’élévateur pour rejoindre le sommet. Mes chaussures frottent, métal contre métal. J’aime ces câbles, cette plaque boulonnée où la peinture s’écaille. Ce sont les plus vieux qui travaillent là-haut. Sam ne sait pas ce qu’est le vertige. Il me tend un gobelet :

-          J’ai pas soif.

-          Qu’est-ce que t’as ?

-          Je suis fatigué.

Il me sourit.

- Tu t’y feras.

 

Sam est de ma stature, mais on le croirait plus petit, à cause de son côté toujours inquiet. Il mord dans son sandwich. Je dis :

 

-T’es un gamin, t’es content, t’as qu’à jouer, tu rigoles, tout le monde est aux petits soins pour toi et ça se termine par un sale boulot où tu te fais engueuler par le pire débile. C’est comme si un type t’offrait une bière, et qu’après tu lui doives, je sais pas moi, ta voiture, tu vois ?

 

Il me sourit encore. Des miettes sont coincées entre ses dents grises. J’ai envie de me balancer sur l’air. Le vent se prend dans les structures. Je ne me souviens pas d’un seul truc vraiment sympa, ni vraiment beau, ni vraiment émouvant.

 

Les bruits se bousculent. Je raccorde du douze puis du seize. Je fume une clope. Le soleil se rapproche des collines. Quelqu’un hurle un ordre. Le soleil est une bombe sur le point d’éclater. Les poulies grincent. Les poulies grincent. Les poulies grincent.

Sam me secoue le bras.

 

Ho, tu es où ?

J’ai cramé le bout de mes chaussures.  Il m’envoie une grande baffe dans le casque.

-          Tu veux te faire virer ?

L’élévateur charge les hommes et les outils. On se traîne les uns derrière les autres en raclant le sol poussiéreux. Un mec dont je connais à peine le prénom me tape dans le dos.

-          Tu te sens comment ?, me demande Sam.

-          C’est fini.

-          Qu’est-ce qui est fini ?

-          Le secteur H.

 

Il me dit c’est bien. Dans le baraquement les filles à gros seins des posters nous regardent nous dénuder, on pue, on a la bite en berne, les filles sourient comme des peignes, leurs courbes bronzées prennent sur nous leur revanche d’esclaves.

Sam cadenasse son casier et me tend une cigarette. Les machines sans vie.

-          Je te ramène, dit-il, comme si je ne le savais pas.

Je baisse la vitre pour poser mon bras, la carrosserie est bouillante, je retire mon coude en criant :

-          Merde.

Sam se marre. Sa main droite frôle mes cheveux.

-          Ne fais pas ça.

 

Il me parle du contrat pour le prochain chantier, une résidence pour vieux à trois cents kilomètres au sud, je pense à ma mère qui moisit entre deux eaux, à ses longs cheveux poisseux. Je sais qu’elle serait restée belle, sans ce stupide accident. Je sais qu’elle ne m’aurait jamais laissé partir. Je sais que chaque geste qu’on fait est la suite d’un autre geste, qui ne nous appartient pas forcément.

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé :

-          Vous venez souvent ?

 

La femme de la plage : 

-          C’est la première fois depuis cent ans.

 

Vé :

-          Cent ans ?

 

La femme de la plage :

-          Un peu plus en réalité.

 

Vé :

-          Pourtant on dirait que c’est encore chez vous, la plage, la cabane, le petit bois derrière. On devine que ce sont de beaux souvenirs.

 

La femme :

-          Ce n’est pas une cabane, c’est une maison qui comptait dix-huit chambres et cinq salons. J’y venais surtout en hiver.

 

Vé :

-          Vous me ferez entrer ?

 

La femme :

-          Les chiens sauvages ont déchiqueté des centaines d’enfants. Il ne faut pas rester si tard. Vous devriez reprendre le chemin du village avant que le soleil se couche. On se perd facilement dans la nuit.

 

Vé :

-          Il suffit de suivre la mer.

 

La femme :

-          Passée une certaine heure, on l’entend de tous les côtés. Avec les cris des chiens fous, je les appelle comme ça, les dingos, les chiens fous.

 

Vé :

-          Vous connaissiez quelqu’un ?

 

La femme :

-          J’ai traversé trop de vies. Il y a eu une église derrière ces collines. Ca ne date pas d’hier. Elle était tout en bois. Une tempête l’a arrachée comme une touffe de cheveux sur le crâne d’une vieille femme.

 

Vé :

-          Un seul homme a compté, pour vous, ou plusieurs ?

 

Elle ne répond pas.

 

Vé :

-          Je suis indiscret ?

 

La femme :

-          J’ai fui les hommes.

 

Vé :

-          Vous préfériez les femmes ?

 

La femme :

-          J’ai fui les femmes. (Un temps.) Je n’ai goûté qu’à la nudité des enfants, je couchais avec de jeunes garçons, je les pressais contre mes seins, pendant qu’ils me tétaient, je démêlais leurs cheveux, parfois je sentais leur petite érection inoffensive sur mon nombril, c’était merveilleux.

 

-          Vous mentez. Pour vous diminuer. Pour me faire de la peine.

-           

La femme :

-          Vous avez peur de mes perversions ? Ce ne sont pas les vôtres, pourquoi en avoir peur ?

 

Vé :

-          Vous avez été une mère exemplaire. Une femme d’affaires. Un grand chef de guerre. Vous avez soulevé des montagnes. Tout le monde vous admirait. Dans chaque coin du pays il y a des monuments à votre effigie. On m’a enseigné vos exploits à l’école.

 

La femme :

-          On vous a induit en erreur. On a falsifié les documents. L’histoire est pleine de bassesses et de compromis. Je n’ai fait que traverser une immense vague de souffrance en m’arrangeant pour qu’elle engloutisse les autres avant moi. (Un temps.) Ceux qui se souvenaient de moi sont morts depuis si longtemps que ceux qui se souvenaient d’eux sont morts aussi. 

 

Vé :

- Vous êtes une légende.

 

La femme :

-          Je suis une maladie tapie dans l’ombre. (Un temps.) Allez-y, jeune homme, je suis prête.

 

Vé :

- Prenons notre temps.

 

La femme :

- Prenez le vôtre. On m’a retiré les cinq sens, la logique, les sentiments, et le temps dont je dépends vous disloquerait. 

 

Vé :

-          Demain ?

 

La femme :

-          Demain ne veut rien dire. Pensez à moi et je viendrai peut-être.

 

Vé :

-          Je penserai à vous.

 

La femme :

-          Vous ne devriez pas.

 

Vé :

- Et vous viendrez.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé :

- Pourquoi tu ne me réponds pas connard ? Ca fait deux heures que je te secoue, que je te masse le cœur gentiment, que je te raconte ma vie pour que tu te marres. Tu as les poumons pleins d’eau et tu es fatigué. Mais je t’ai sauvé, tu comprends ? Je t’ai sauvé. Comment est-ce que tu crois que tu as atterri ici ? Je vais me lasser et les chiens jaunes te boufferont, mon gars. Ce ne sera pas mon problème, je ne leur disputerai pas un tibia. (Un temps.) Je te laisse réfléchir.  Tu seras mon frère. (Un temps.) Je savais que l’idée te plairait. Un frère vous manque toujours. J’aurais pu te proposer d’être ton père, mais je n’ai pas la dureté. Un frère, c’est bien. Tu es plus beau que moi, mais l’eau t’a esquinté. Tu dois t’y préparer, on termine tous en purée. A moins que tu sois une exception. Tu deviendras de la cire, comme les Saints. (Un temps.) Je t’ai parlé de la femme, celle de la plage ? Une vieille guedin qui ne sait pas quoi inventer pour qu’on s’intéresse à elle. Elle s’habille comme un fantôme. Elle prétend qu’on lui a fichu un coup de pelle derrière la tête à la fin du dix-neuvième siècle et qu’elle a agonisé au bord du lagon pendant trois jours. Les chiens ont pas osé la manger. Les mouettes, les crabes, les asticots, aucune bestiole ne s’est mise au travail. Elle s’est desséchée comme un pruneau. Elle dit que c’est parce qu’elle était une sorcière et qu’une sorcière qui meurt c’est du poison. (Un temps.) Si ça ne t’intéresse pas, tu peux te casser.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La vieille danseuse :

-          Vous êtes déjà allé à l’opéra ?

 

Vé :

-          D’où vous sortez, encore ? Vous savez l’heure qu’il est ?

 

La vieille danseuse :

-          Tous les hommes sont des porcs. Il y a trop de lumière. (Elle jette un foulard sur la lampe.) Trop de lumière pour mes yeux clairs.

 

Vé :

-          On voit quand même vos rides.

 

La danseuse :

- Ne soyez pas odieux. Je connaissais à peine votre mère et vous me reprochez sa déchéance. Je suis magnifique.

 

Vé :

-          J’ai sommeil.

 

La danseuse :

- Ma cambrure. Intacte. Mes cuisses et mes mollets de marbre. Je fais mes exercices à la barre tous les matins. Et les petites putes de quinze ans sans talent rechignent au moindre effort…

 

Vé :

-          Vous étiez foutue à vingt-quatre ans, à cause de vos genoux. Tout le monde le sait. Ne vous mettez pas à chialer. (Un temps.) Vous auriez pu donner des cours ou planter des salades, mais c’était plus facile de devenir folle. Vous ne me faites plus pitié.

 

La danseuse :

-          J’étais une étoile.

 

Vé :

- Je veux dormir.

 

La danseuse :

-          Laissez-moi danser pour vous. Ce sera la dernière fois. Je fais mes adieux. (Un temps.) Où est mon public ?

 

Vé :

-          J’aimerais me reposer.

 

La danseuse :

-          Vous êtes un monstre. Je vous considérais. On se trompe sur les gens. Je pensais que vous aviez du cœur, de la sensibilité. Vos critiques ont toujours été très constructives. Vous m’avez offert des chocolats à la liqueur et des bouquets d’orchidées. Si j’avais eu quelques années de moins (elle rit), je me serais imaginée que vous me faisiez la cour. Mais vos hommages étaient emplis de respect. (Un temps.) Mes amants m’ont tous massacrée. Ce sont eux qui m’ont brisé les jambes. 

 

Vé :

-          Vos  ligaments ont lâché.

 

La danseuse :

- Ce sont eux. Les ligaments ou les rotules, dites ce que vous voulez, ce sont ces sadiques qui m’ont détraquée. Je n’aurais jamais dû en approcher un seul. Toute ma dévotion à mon art, quand vous avez un don, vous vous devez de le conserver dans la plus stricte solitude. Comme un aliment sous vide. (Elle esquisse un mouvement de bras. Un temps.) Applaudissez. (Elle exécute une pirouette. Elle crie :) Applaudissez !

 

Vé :

-          Et vous vous en irez ? (Elle fait signe que oui. Il applaudit sans conviction, elle disparaît après deux trois entrechats, il dit :) Vieille emmerdeuse.

 

La tête de la vieille danseuse se glisse entre deux rideaux, elle demande :

-          Comment ?

 

Il répond :

-          J’ai dit que vous étiez hideuse.

 

La vieille :

-          Bonne nuit.

 

Vé :

- Bonne nuit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ange gris :

-          Je suis l’ange gris. Je ne descends que tous les 2900 ans. Tu ne parais pas surpris. Tu as lu les prophéties ? (Un temps.) Peu importe. Je suis venu t’annoncer ton nouveau nom. Lébéorth. Apprête toi à être le plus grand traître de tous les temps. Et le dernier d’entre eux. Tu iras vers les tiens, bien qu’ils te répugnent, tu attraperas leurs mains pleines de croûtes, tu laveras de tes larmes leurs yeux chassieux, tu ramolliras leurs cerveaux avec des promesses mirobolantes, puis tu leur diras : “ Dieu n’est pas ce que vous croyez. Il ne faut pas, justement, croire en Dieu. ”

 

Vé :

-          Je n’y crois pas.

 

L’ange gris :

-          C’est pour ça qu’on t’a choisi, vermine.

 

Vé :

- Je peux te toucher ou mes doigts vont passer à travers toi ?

 

L’ange gris :

-          Cesse de m’interrompre. (Il s’éclaircit la voix.) Ton message se répandra sur les cinq continents. (Un temps.) Tu leur diras aussi : “ L’homme est déjà oublié. Vous êtes libres. Il n’y a aucun principe. ”

 

Vé :

-          Et qu’est-ce qui va se passer ?

 

L’ange gris :

-          Les villes se désagrégeront, les gens se jetteront du haut des falaises, les enfants tueront leurs parents. (Un temps.) Vous aviez pris des proportions insultantes. Les fourmis vous succèderont. Ou les rats. Ou les grenouilles.

 

Vé :

-          Je ne suis pas certain…

 

L’ange gris :

-          Si tu sèmes les mots que je t’ai dits tu n’auras plus qu’un geste à faire pour pousser l’humanité entière au suicide. Nous t’accordons les pleins pouvoirs.

 

Vé :

- Lesquels ?

 

L’ange gris :

- Miracles à volonté, charisme et  persuasion. Après, débrouille-toi. Tout doit être nettoyé dans trente ans. Place aux rongeurs et aux insectes.

 

Vé :

-          Et l’art, la justice, le rire ?

 

L’ange gris :

- Vous n’avez inventé que la pornographie.

 

Vé :

-          Je n’ai jamais vu de films de cul.

 

L’ange gris, crispé :

-          Ce n’est pas ce que je te demande. (Un temps.) Tu n’es peut-être pas comme les autres, finalement. (Un temps.) Il vous a toujours élus avec discernement. Pas un mot de cette conversation à qui que ce soit.

 

L’ange disparaît dans une épaisse fumée rose.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sam :

- Il s’est promené trop loin. Les promenades, c’est dangereux. On croit aller quelque part, puis on tourne par ici ou là, et on découvre qu’il y autre chose derrière, et autre chose encore derrière cette autre chose. Personne ne va jusqu’à la troisième baie. Il y a des écriteaux peints en rouge pour l’éboulement. Mais lui, il fait ce qu’il veut.  On ne peut l’avertir de rien. Il est rentré tard. Qu’est-ce qu’il a fabriqué ? La lune était pleine. On s’inquiétait à cause des chiens. Mais ce n’était pas le plus inquiétant. Il rigolait. Il nous a dit que là-bas il avait vu une femme. Qu’elle lui avait parlé de son fric. Celui qu’on lui avait volé. On lui a dit : Quelle femme ? Elle habite où ? Il nous a répondu : vous êtes des ploucs, elle voudra pas vous connaître, alors laissez tomber, vous êtes curieux comme des poux. Et il est monté se coucher. Il m’a dit aussi : j’arrête de souder. Dis-leur que j’arrête de travailler. (Un temps.) J’étais furieux. C’est moi qui l’ai amené sur les chantiers. Il pouvait pas me faire ça. C’est moi qui me suis fait engueuler. La compagnie lui a retenu la moitié de sa dernière paie. Il s’en fichait. J’étais furieux. C’est moi qui suis passé pour un con. Il traînait dans ce sale coin toute la journée. Il pissait contre les arbres en regardant le ciel. On aurait cru un drogué. Il ne vous voyait plus. Il revenait de moins en moins dormir à l’auberge. Il s’enfermait dans la maison en ruines. Il était tout maigre, il s’était laissé pousser la barbe et les cheveux. J’aurais dû lui casser la gueule et le ramener au village sans lui demander son avis.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé :

- Je déteste attendre. Je suis en colère maintenant.

 

La femme de la plage :

- Je n’étais pas censée venir. (Un temps.) Je n’ai rien à vous offrir. Je ne suis que des lambeaux, des bagues oxydées, des parfums sans parfum. Je suis morte depuis plus d’un siècle, vous qui ne croyez jamais personne, vous savez que je  vous dis la vérité.

 

Vé :

-          Oui.

 

La femme :

-          A l’époque, on portait des robes incroyables, qui ratissaient tout sur leur passage. Pour se baigner, on restait couvertes de la tête aux pieds. Il y a des photographies, déjà.

 

Vé :

-          Oui.

 

La femme :

-          La mer n’était plus seulement faite pour la pêche ou le transport. On venait la regarder. On venait s’y exhiber le dimanche. J’avais des chevaux bai et une calèche décapotable. Les villes s’éclairaient au gaz. (Un temps.) On voyait la vie différemment. La société était rigide, mais elle nous permettait tout. Voyager, s’habiller en homme, abandonner ses enfants. J’ai dépensé tellement d’argent et je n’ai pas cessé de m’enrichir. Le luxe me poursuivait comme une fatalité. J’étais entourée de parasites obséquieux, de prétendants transis. Je n’avais pas d’amis sincères. Pour ce qui est des hommes, je ne me privais pas de dire non.

 

Vé :

- Oui.

 

La femme :

- Votre âme m’attire. Dès que vous avez foulé le sable de la baie, j’ai rouvert les yeux et j’ai fondu sur vous. Votre visage baignait dans la lumière. Vous êtes si pur.

 

Il rit :

- Non. J’ai la tête pleine de merde. Je calcule, je triche tout le temps. J’ai baisé avec n’importe qui.

 

La femme :

- Mais vous êtes resté pur.

 

Vé :

-          Je méprise les gens. Je n’ai jamais ressenti d’amour pour… (Il hésite.) même vous, je ne vous aime pas.

 

La femme sourit :

- Ne dites pas de bêtises.

 

Vé :

-          Je ne vous aime pas. Je suis comme tout le monde. (Un temps.) Qu’est-ce qui me salirait ?

 

La femme :

- Les purs n’ont aucun moyen de se souiller.

 

Vé :

-          Si je vous tuais ?

 

La femme :

-          Vous me tueriez innocent. Je suis pressée.

 

Vé :

-          Vous n’avez jamais le temps de me parler.

 

La femme :

-          Je reviendrai vous voir.

 

Vé :

- Qu’est-ce qui pourrait vous retenir ? (Elle enjambe la fenêtre.) Du sang ? Du sang ? (Un temps.) Vous m’avez menti. (Un temps.) Pourquoi ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai commandé une bière sans regarder les gens autour du moi. Puis j’ai bu, lentement. Des filles riaient à une table. La radio gueulait. Je sentais qu’on m’observait. Leurs yeux chatouillaient ma nuque. Au bout d’un moment, j’ai eu envie de pisser, mais je n’osais pas me lever pour traverser la salle, ni demander : où sont les toilettes ? Je parlais mal la langue et j’avais peur de tout. Qu’on me foute dehors. Qu’on me confisque mes papiers.

 

Il est arrivé, il s’est assis à côté de moi, il a tourné son visage vers le mien et il m’a dit vous avez l’air tellement triste. Non, je lui ai répondu, vous ne pouvez pas commencer une conversation avec moi . Il a souri, il a remarqué vous avez un accent. J’ai fait, oui, je viens de France, et j’en ai profité pour filer vers les lavabos.

 

Sam :

-          Vous buvez quelque chose ?

 

Vé :

- Je n’ai plus d’argent.

 

Sam :

- Je vous invite.

 

Vé :

-          Vous êtes bizarre. Ca fait des mois que je suis ici et personne ne m’a rien offert.

 

Sam :

-          Restez tranquille, je ne vous drague pas.

 

Vé :

-          Avec votre tronche, vous auriez du mal.

 

Sam rit :

-          Ma femme l’aime bien, ma tronche.

 

Vé hausse les épaules :

-          C’est pour ça que c’est votre femme.

 

Sam :

-          Oui. C’est pas dit. (Un temps.) Vous étiez à Paris ?

 

Vé :

- Mimizan.

 

Sam :

-          Ha. Un demi, ça vous va ? (Vé acquiesce.) C’est où ?

 

Vé :

-          Sur la côte. Ca s’entend que c’est tout petit, hein ? Juste avec le nom on le sait, et quand vous y vivez il vous sort par les yeux.

 

Sam :

-          Tu t’appelles comment ?

 

Vé :

-          Vé.

 

Sam :

- C’est français ?

 

Vé :

-          Ouais. Si on veut. Et toi ?

 

Sam :

-          Sam. (Un temps.) Tu fais quoi comme métier ?

 

Vé :

-          Je cherche du boulot, mais dans la région c’est pas la joie.

 

Sam :

-          Tu as des diplômes ?

 

Vé :

- J’ai que mes bras. (Un temps.) J’ai construit des maisons en préfabriqué pendant six mois pour me payer le voyage.

 

Sam :

-          J’aurais peut-être un truc pour toi.

 

Vé :

- Un truc honnête ?

 

Sam rit :

-          Pour qui tu me prends ? (Il termine sa bière.) Moi aussi je suis dans le bâtiment, mais c’est pas du préfabriqué. (Il lui fait un clin d’œil.) Des immeubles plus hauts que la Tour Eiffel.

 

Vé :

-          Ca me plairait, je crois. (Un temps.) Tu es sûr que tu vas pas vouloir coucher avec moi ?

 

Sam :

-          T’es trop maigre, t’as pas assez de nichons.

 

Ils rient.

 

Sam :

- Je vais te donner un numéro, tu m’appelles demain matin. Et on verra si c’est possible. Tu es en règle ?

 

Vé :

- Ouais. Bien sûr. Je suis pas arrivé dans la cale d’un bateau.

 

Sam :

-          Pourquoi tu es parti ?

 

Vé sourit :

-          Je te le dirai si j’ai le job.

 

Sam :

-          Je veux savoir maintenant.

 

Vé :

-          D’accord. J’ai tué ma mère.

 

Ils rient.

 

Vé ajoute :

- J’ai même pas fait exprès.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est quatre heures de l’après-midi. Un nuage obscurcit le ciel. Des formes bougent derrière les arbres. Soudain Mara réalise qu’il sont au moins vingt. Elle se met à courir. Sa robe se tache d’eau et de sable. Elle frappe au carreau.  Elle crie : - Vé, Vé, sors de là ! Mais il n’est pas à l’intérieur. Et les chiens referment leur cercle.

 

Vé est allongé dans une barque, près des Etendoirs, où autrefois les pêcheurs faisaient sécher leurs filets. On les rinçait, puis on les recousait. Il ne reste plus que quelques cabanes aux pilotis rongés par le sel. Et les poteaux bien en ligne. Il regarde les traces de ses pas disparaître dans la boue. Des algues pourrissent un peu partout. Cette partie de la deuxième baie se transforme en marécage. Il pense qu’en ce moment il ne se souvient plus de ses rêves et que quand on ne s’en souvient plus on ne sait pas si on n’en fait plus ou si c’est seulement qu’on ne s’en souvient pas.

 

Mara monte sur le toit, elle hurle dans son portable. Les chiens se jettent contre les murs. Certains parviennent à s’agripper quelques instants à la gouttière, puis ils retombent comme des sacs. Elle regarde les autres se disputer la sandale qu’elle a perdu dans sa fuite. Elle saigne. Un grand mâle bondit de toutes ses forces, la tôle plie sous l’impact, des éclats de bois volent et Mara se pisse dessus. Elle les incendie, elle tente toutes les intonations pour les amadouer ou les effrayer, mais elle ne réussit qu’à les exciter davantage. Une vingtaine de minutes plus tard la jeep du shérif freine en dérapant sur la dune. Il tire plusieurs coups de carabine jusqu’à ce que les chiens se dispersent, sans en blesser aucun. Les jaunes sont une espèce protégée. Tu es folle, qu’est-ce que tu fais ici, dit-il à Mara, en l’aidant à descendre du toit. Je suis venue voir Vé, je voulais savoir comment il va. D’habitude, ces saloperies n’attaquent que la nuit. T’as failli les aider à changer d’habitude, dit le shérif comme un héros flegmatique. Ne me serre pas trop, je suis toute sale, répond Mara, en s’apercevant de l’odeur qu’elle dégage.

 

Vé dort au fond de la barque, et il rêve, il ne s’en souviendra probablement pas, mais il rêve.

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ange gris :

- Tu m’obliges à revenir ? Pour qui tu te prends ? Qu’est-ce que tu fous ?  Tu n’as même pas dix adeptes. Même pas deux, même pas un. On ne parle d’apocalypse nulle part. Peut-être qu’on t’a choisi trop mou. (Un temps.) Tu étais d’accord, oui ou non ?

 

Vé :

-          Je n’ai rien signé.

 

L’ange gris :

-          Comment ça, je n’ai rien signé ? As-tu bien compris qui j’étais, misérable ? L’envoyé du Tout-puissant. Le bras béni du Père des Pères.

 

Vé :

-          S’il est tout-puissant qu’il le fasse lui-même. Vos projets d’extermination, c’est pas mes oignons.

 

L’ange gris :

-          Tu aimes tes semblables ? Tu es capable de leur pardonner ?

 

Vé :

- Non.

 

L’ange gris :

-          On te propose de les éliminer.

 

Vé :

-          C’est vous qui nous avez créé.

 

L’ange gris :

-          L’homme est un accident, pas une création. La différence est trop subtile pour toi. Vous allez disparaître de toute façon, je te l’ai déjà expliqué.

 

Vé :

-          Alors vous n’avez pas besoin de mes services.

 

L’ange gris :

- Si. Nous… nous ne pouvons pas intervenir directement. 

 

Vé :

- Filez ce boulot à quelqu’un d’autre, merde. Y a plein de gens qui sauteraient au plafond.

 

L’ange gris :

-          Tu as été désigné.

 

Vé :

-          Tu m’as dit la dernière fois, que j’étais libre.

 

L’ange gris :

- Non. Je t’ai dit que c’était ce que tu devais leur dire.

 

Vé :

-          Je ne suis pas comme eux ?

 

L’ange gris :

-          A partir de l’instant où tu m’as vu, tu n’as plus été comme eux.

 

Vé :

-          Je ne t’ai pas vu. Je ne te vois pas. (Un temps.) Je suis givré. Je suis en train de parler à la fenêtre, au carreau cassé.

 

L’ange gris :

-          Tu refuses ton destin ? (Vé se tait.) Si tu le refuses, c’est maintenant. Tu n’as qu’à dire trois fois de suite “ retourne d’où tu viens ” et tu ne te souviendras de rien. (Un temps.) Alors ? Décide-toi ! (Un temps.) Lébéorth !

 

Vé :

-          Non ! 

 

L’ange gris :

-          Non ne suffit pas.

 

Vé :

-          Retourne d’où… tu viens. (Un temps.) Retourne d’où tu viens.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La petite fille :

-          Qu’est-ce que tu regardes ? Mes chaussures ?

 

Vé :

-          Non.

 

La petite fille :

-          Mes genoux ?

 

Vé :

-          Non.

 

La petite :

-          Mon collier ?

 

Vé :

-          Non.

 

La petite :

- Mes cheveux ?

 

Vé :

-          Non.

 

La petite :

-          Ma robe ?

 

Vé :

-          Les fleurs sur ta robe.

 

La petite :

-          C’est pas des fleurs, c’est des papillons.

 

Vé :

-          C’est pareil.

 

La petite :

-          Je crois que tu es très bête.

 

Vé :

-          Et toi tu es une petite fille mal élevée.

 

La petite :

-          C’est pas vrai.

 

Vé :

-          Si.

 

La petite :

-          Non.

Vé :

-          Si, banane.

 

La petite :

-          Non, patate pourrie.

 

Vé :

-          Si, salope.

 

La petite :

-          Je vais le dire à mon père.

 

Vé :

- Vas-y. Appelle-le. (Un temps.) Qu’est-ce qu’il va me faire ?

 

La petite :

-          Il va te frapper. Il est plus fort que toi. Il est policier. Il a un pistolet.

 

Vé :

-          Tu es jolie comme une fleur. Fragile comme une fleur. Appelle ton père. (Elle se tait.) J’ai besoin d’en voir un. Appelle-le. (Elle se tait.) Je peux mettre mes mains autour de ton cou ?

 

La petite :

-          Emmène-moi à ma maison.

 

Vé :

-          Elle est où ?

 

La petite :

-          Par là. (Un temps.) Il y des arbres autour.

 

Vé :

-          Elle est où ?

 

La petite :

-          Je sais pas.(Elle pleurniche.) Il y a des arbres.

 

Vé :

- Téléphone à ton père.

 

La petite :

-          Tu me fais mal.

 

Vé :

-          Tu n’as pas été sage.

 

La petite :

-          J’ai appris ma récitation.

 

Vé :

-          Vas-y.

 

La petite :

- La belette demanda à sa voisine… une allumette pour… sa cheminée… Je n’en ai pas… lui répondit la fouine… je n’en ai pas lui répondit… (Un temps.) la fouine… (Elle se tait.)

 

Vé :

- Quelle est la punition ?

 

La petite :

-          Papa !

 

Vé :

-          Papa ! (Un temps.) Dis-lui que je veux voir son pistolet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mère de Vé :

- Tu iras faire les courses tout à l’heure ?

 

Vé :

-          Encore ?

 

La mère de Vé :

-          Nous n’avons plus rien à manger.

 

Vé :

-          J’ai pas faim. Et toi tu vomis tout.

 

La mère de Vé :

-          C’est faux. Hier, c’était à cause du lait, sinon… (Un temps.) Tu sais bien que je ne peux rien porter, avec mon dos.

 

Vé :

-          Y a tellement de types qui te sont montés dessus.

 

La mère :

-          Ne recommence pas, j’ai mal à la tête.

 

Vé :

-          Tu les faisais à la chaîne. Mes copains à l’école disaient qu’ils t’avaient tous sautée le même mercredi, c’est vrai ? (Un temps.) C’est vrai que tu faisais des passes gratuites, par vice ?

 

La mère :

- Les bons clients, de temps en temps. J’avais le sens du commerce. J’aurais pu vendre des chaussures, ça t’aurait rendu plus fier ?

 

Vé :

- Y a que les mères de mes potes qui connaissaient pas ton cul. Et encore, peut-être que t’étais gouine. C’est ce qu’on dit des femmes comme toi. (Un temps.) Tu m’as jamais regardé dans les yeux. Tu m’as jamais dit en face : je suis une pute. Je suis désolé, j’ai pas eu le choix. Blablabla. Non. Tu faisais monter les mecs, tu fermais ta porte, tu tirais le rideau pour le bruit, comme si ça m’empêchait d’entendre, puis le trentième taré de la journée s’en allait par le couloir et tu comptais tes billets sous mon nez, et tu m’expliquais rien.

 

La mère de Vé :

-          Tu penseras à prendre de l’eau. J’en ai besoin avec mes médicaments.

 

Vé :

-          Fait chier, c’est trop lourd.

 

La mère de Vé :

-          J’ai traîné des camions de bouffe pour toi, et après je te torchais.

 

Vé :

 

- Qu’est-ce que tu as contre l’eau du robinet ?

 

La mère de Vé :

-          Des saucisses. De la sauce tomate. Et des petits pois, j’ai envie de petits pois. Tu veux que je te l’écrive ?

 

Vé :

- Tu sais pas écrire, t’es trop débile. Tu écris pain comme l’arbre. Puis j’arrive pas à te lire, tu fais des lettres toutes petites comme si tu voulais pas qu’on voit tes fautes.

 

La mère de Vé :

-          Tu dis n’importe quoi. J’étais première en orthographe.

 

Vé :

-          Dans une classe de mongoliens ?

 

La mère de Vé :

-          Va faire les courses, tu me fatigues.

 

Vé :

-          Parle-moi de mon père.

 

La mère :

-          Il était con comme un manche mais il baisait comme un Dieu. Que du muscle. Des yeux de panthère. (Un temps.) Il avait fait le tour du monde. Il me disait le nom des ports, j’aimais bien. Je croyais qu’on allait se marier. Mais j’étais qu’une distraction pendant son escale.

 

Vé :

-          Et tu es devenue la distraction de tout le monde. Je connais cette histoire.

 

La mère :

-          C’est la tienne, ma petite puce. Tu viens d’un amour très court, mais c’est joli quand même, comme début.

 

Vé :

- Quand le début et la fin se touchent, il n’y a ni début ni fin. 

 

La mère :

-          Ne sois pas si pessimiste. Je te dis qu’il… je ne sais pas, qu’il était là.

 

Vé :

- Qu’il a bien pris son pied avec toi. Que tu avais des courants d’air à la place de la tête.

 

La mère :

-          Tu vas voir, ta vie arrive, tu vas voir si c’est simple.

 

Vé :

-          Je ne me ferai avoir par personne.

 

La mère de Vé rit :

- Va me chercher un petit verre, tu veux ? (Vé ne bouge pas. Un temps.) Je sais ce que tu fais avec ce garçon. Je ne suis pas aveugle.

 

Vé :

-          Quel garçon ?

 

La mère de Vé :

-          Celui qui te ressemble. (Un temps.) Tu es comme ça, ou c’est rien qu’avec lui ? (Un temps. Elle rit.) Hou. Ce n’est pas grave, mon chou chéri.

 

Vé part à la cuisine et lui rapporte un verre :

- Tiens. (Pendant qu’elle boit on devine qu’il la poignarde. Un temps. Il dit :)

Excuse-moi. Je t’ai fermé ta gueule… Excuse-moi. (Un temps.) Je suis tout seul maintenant. (Un temps.) Arrête de faire du bruit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé :

-          Tu es exactement l’enfant que je n’étais pas. Un petit blond bronzé qui fait naufrage sur la côte Est. Ca risquait pas de m’arriver. Je regardais la fumée sortir des toits. Je cassais des briques pour me distraire. Tu es bien installé ? Le matelas n’est pas trop moisi ? Tu avais des amis triés sur le volet. Des occupations saines. Tu faisais du sport et du piano. Ta tête a éclaté comme un melon. Il n’y a plus personne. Tu étais raide comme un bout de bois, quand je t’ai trouvé. Tu avais les yeux pleins de sable. Je t’ai tout de suite aimé. Bientôt tu me répondras quelque chose de doux et gentil. Le jour où tu auras assez dormi. Est-ce que tu as eu froid cette nuit ? Est-ce que tu veux une couverture ? Tu as un joli nez.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A l’auberge.

 

Mara :

-          Vous avez vu le film hier, celui du canal deux ?

 

Personne ne lui répond.

 

Mara :

-          La femme à qui on a coupé les deux jambes après son accident et ce type qui l’appelle tous les jours au téléphone parce qu’il a eu le coup de foudre en entendant sa voix…

 

Sam :

-          Il y avait un match sur le câble.

 

Le patron :

-          Je me suis endormi devant l’émission de chansons. Même les danseuses à poil me font piquer du nez. Je me réveille avec la télécommande dans les fesses. Quand je roupille elle se coince entre les coussins. Des fois ça éteint la télé tout seul. Ou bien ça change de chaîne.

 

Le facteur :

-    Mon chat adore la télé. Il peut la mater toute la nuit si je le laisse devant. Je me demande ce qu’il voit.

 

Mara :

-          A la fin ils se donnent rendez-vous et lui ne remarque pas qu’elle n’a pas de pieds parce qu’elle a des prothèse articulées et qu’elle porte une jupe longue, elle est vraiment amoureuse de lui mais elle fait exprès d’être désagréable pour ne pas souffrir et il la trouve quand même très belle, je n’ai fait que pleurer, surtout au moment où elle tombe au milieu du restaurant…

 

Vé :

-          Vous n’avez pas entendu parlé d’un bateau qui serait pas rentré au port ? Ou d’un appel de détresse ?

 

Sam :

-          Tu as vu des débris sur la plage ?

 

Vé :

- Pourquoi quand tu poses une question on te répond par une autre putain de question ?

 

Le patron :

-          Il y avait rien dans le journal.

 

Mara :

- J’éteins toujours avant les infos.           

 

Vé :

-          Et les pêcheurs ?

 

Le patron :

-          Il en reste que deux dans le village et ils sont à moitié séniles, tu le sais bien.

 

Sam :

-          Mais tu as vu des débris, ou quoi ?

 

Vé :

-          Ho, ta gueule.

 

Mara :

-          Soyez gentils. Pas de bagarre ce soir. Il y a des gens là-haut.

 

Le patron :

-          La famille d’anglais ? Ils sont partis ce matin. Personne ne reste plus d’une nuit dans cette auberge, je pourrai le marquer au-dessus de la porte : Si vous tenez deux jours, la semaine vous est offerte. Heureusement vous buvez comme des trous, sans quoi je vendrais la boutique.

 

Le facteur :

-          Ferme l’étage.

 

Le patron :

-          Non, je tiens à mon étoile. (Il rit.) Le type qui me l’a filée ne s’est plus jamais aventuré dans le coin. (Un temps.) C’est ma femme qui a décoré ces chambres. Elle avait tout fait, le papier peint, les rideaux, les couvre-lits, elle aimait coudre. Ca nous avait rien coûté.

 

Vé :

-          Ca se voit. C’est tellement moche.

 

Le patron :

-          Toi, grand con, je vais te sortir à coups de pied.

 

Mara :

-          Ils vont encore se battre comme des ivrognes.

 

Vé :

-          Je me tire. On dirait que vous voulez rien, on dirait que vous ne vivez pas. On dirait un tas de vers de terre.

 

Le facteur :

-          Fous le camp.

 

Sam :

-          Attends !

 

 

 

 

 

 

Les chiens le suivent. On jurerait qu’il leur parle. Les chiens gardent leurs distances. Ils ne lui reniflent pas le cul. Ils ne lui bondissent pas autour. On jurerait qu’ils lui répondent. L’horizon est couvert de brume. L’heure n’a pas d’importance puisque les chiens sont là depuis toujours et que l’homme est venu de très loin. Sam observe la scène avec une paire de jumelles. Qu’est-ce qu’il cherche ?, se demande-t-il. Il attrape sa canette de bière sur le siège de la voiture, il s’essuie le front. Il ne les voit plus. Il n’a pas fait aussi chaud depuis des années. Les voilà à nouveau. Leurs ombres se faufilent entre les troncs et les rochers. Les chiens le devancent maintenant. De temps en temps ils se retournent vers lui. Il paraît calme. On dirait qu’il marche les yeux fermés. Il devient flou. Sam tourne la molette de réglage. Il fait le point sur la carcasse d’une barque. Son ami ressemble à un clochard. Il flotte dans sa chemise pleine de taches. Quelle dommage, se dit-il, un garçon si intelligent. Quand son ami entre dans l’eau, les chiens hésitent, ils grattent le sable, ils jappent, puis ils se jettent dans les vagues. Son ami nage. Les chiens pointent leurs museaux dans son dos. L’heure n’a pas d’importance.

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé :

-          Tu viens encore secouer ta viande avariée sous mon nez ? Dégage.

 

La vieille danseuse :

-          Tu as l’insolence des princes.

 

Vé :

- J’allais me coucher. Je suis déprimé. (Un temps.) Tu n’as plus que la peau sur les os, tes bras pendent comme deux serpillières, tu crois que je peux supporter ça ?

 

La vieille danseuse :

-          Concentre-toi sur mes mouvements. Regarde comme je suis jeune et souple…

 

Vé :

-          Remue pas tant, tu vas te casser la gueule.

 

La vieille danseuse :

- Tu es incapable de voir la beauté. (Un temps.) C’est ce qui reste caché quand tout sort, la beauté. C’est ce qui dépasse encore quand on a tout coupé.

 

Vé :

-          Tu ne vois que toi et tu me parles de la beauté ? Si tu meures demain tu n’auras retenu de la vie que tes jambes tordues et ton chignon à la con. Les petites filles gâtées on devrait… leur brûler la plante des pieds, pour qu’elles ne dansent jamais… (Elle pleure.) Et voilà, tu te mouches dans mes rideaux. Tu n’as pas de dignité.

 

La vieille :

-          Je suis tombée. (Elle renifle.) A cause de ta méchanceté. (Un temps.) J’aurais pu être trapéziste. J’aurais pu t’apprendre à tenir en équilibre sur deux doigts. (Un temps.) Ca ne peut pas durer. Aide-moi.

 

Vé :

-          Comment ?

 

La vieille :

-          Vite. (Un temps.) Débarrasse-toi de moi. Débarrasse-moi de toi.  Je reviendrai sans cesse, si tu ne m’aides pas. Je passerai par le plus petit trou des murs, je ramperai sous les portes. J’entendrai la musique monter, et les lumières me feront frissonner comme des rampes de 12000 spots qui s’allument dans les cintres, tu me verras évoluer ou tu ne le verras pas, mais je te demanderai de me regarder chaque soir… (Elle s’allonge.)

 

Il lui donne un coup de pied dans le ventre et lui demande :

-          Là ?

 

La vieille :

- Plus fort.

 

Il la frappe de plus en plus violemment, elle gémit :

-          Merci.

 

Vé :

-          Je ne me sens plus du tout fatigué.

 

La vieille :

-          Moi non plus.

 

Il reprend son souffle et demande :

-          Je continue ?

 

La vieille répond :

- S’il te plaît.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ange blanc :

-          Ne reste pas ici. Les chiens sont stupides. Ils t’obéissent parce que tu es comme leur propre sueur. Mais ils ne savent pas qui tu es. Si tu changeais d’odeur ne serait-ce qu’une seconde, ils se battraient pour te dévorer. Ils te prennent pour l’un d’entre eux, mais ils ne te voient pas. Personne dans ce monde, ne te voit.

 

Vé :

-          Tu n’es pas l’ange gris ?

 

L’ange blanc :

-          L’ange gris ne descend que tous les 2900 ans.

 

Vé :

- Je suis au courant.

 

L’ange blanc :

-          Va-t’en.

 

Vé :

-          Je suis déjà parti du pays qui était le mien. (Un temps.) Je ne peux pas partir de partout.

 

L’ange blanc :

-          Ne demeure pas parmi les chiens.

 

Vé :

-          Je suis bien avec eux. Ils ne me jugent pas.

 

L’ange blanc :

-          Le jour où ils le feront, tu seras leur proie.

 

Vé :

-          Alors c’est qu’ils sont comme les hommes et s’ils sont comme les hommes je peux être un chien.

 

L’ange blanc :

-          Ce ne sont pas des chiens.

 

Vé :

-          Je suis foutu de toute façon.

 

L’ange blanc :

-          Tu sais ce qu’ils sont.

 

Vé :

-          Je suis foutu et ils le sont aussi. (Un temps.) Qui t’envoie ?

 

L’ange :

- Je suis venu de ma propre initiative.

 

Vé :

-          Tu vas te faire engueuler.

 

L’ange blanc :

-          Ils se servent de toi.

 

Vé :

- Pour un type qu’on avait mis à la poubelle, il faut pas se plaindre.

 

L’ange blanc :

-          Ce ne sont pas des chiens.

 

Vé :

- Tant mieux. Je ne suis pas une épave. Tu n’es pas une hallucination.

 

L’ange blanc :

- Fais un vœux.

 

Vé :

- Suce ma queue.

 

L’ange blanc s’escamote derrière un écran de fumée bleue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé :

-          Petit garçon, je t’aime. Petit garçon, je prends ta place sur ce lit si tu veux. Même si tu commences à puer, même si tu as l’œil vitreux, je préfère être toi. Tu es la perfection. Le modèle qu’il m’aurait fallu. La mer t’a offert à moi, je n’avais rien demandé, les vagues t’ont lancé dans mes jambes, maintenant tu es plus important… que ce que je mange, ou que ce dont je rêve certains matins, quand je ne peux pas me lever, quand la vie est plus horrible que la peur que j’en ai. Même si ta peau se déchire. Tes plaies grouillent d’espoir. (Un temps.) Tu souris à qui ? C’est qu’un plafond. Tu m’inspires. Je pourrais chanter pour toi. Je le fais ? Je le fais. (Il essaye de chanter.) J’y arrive pas. J’ai trop fumé. J’ai tué cent cinquante mouches hier. Des grosses, des bleues. Tu me rappelles une petite fille qui venait me parler de je ne sais plus quoi.  Tous les enfants se ressemblent. Plus que les adultes en tout cas. Tu n’es ni ceci ni cela. Quelle joie. J’aimerais t’emmener ailleurs. Te montrer la moitié de la Terre. La bonne moitié, celle qui s’expose au soleil. Les bonnes moitiés changent tout le temps, avec les mauvaises. J’aimerais t’apprendre d’autres langues. La langue des pierres. La langue des couteaux. La langue des cordes. Mais tu ne me répondras jamais. Je plonge mes mains dans le noir et je ramène mes doigts à la surface. Petit garçon, je t’aime.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La grande chienne :

-          J’ai allaité tes frères. J’ai subi les saillies de ton père et de tes oncles. J’ai pleuré sur tes sœurs. Je t’ai tenu dans ma gueule. J’ai hurlé sous la lune. J’ai écarté les mâles dominants qui t’auraient écorché vif. Et toi tu jouais. Tu ouvrais ta truffe au vent. Tu mordillais des branches mortes. Tu me donnais des coups de tête dans les côtes. Tes poils caressaient les miens. Maintenant tu me dis que je ne suis pas ta mère. (Un temps.) Maintenant tu me dis que je ne suis pas ta mère ? Parce que tu marches debout ? Parce que la viande crue te fait dégueuler ? Aboie, mon fils, avec moi. Que tes griffes arrachent la poussière de ce vieux sol. Les chiens jaunes se roulent dans la terre rouge. Ce n’est que du feu. Ne pars pas. Tu seras un étranger affamé et malheureux. (Un temps.) Tu n’as pas de nom chez les hommes. Ils t’appelleront comment ? (Un temps.) Ils te passeront une laisse autour du cou. Ils t’essuieront les pattes. Tu auras une gamelle. Tu grappilleras à leur table. Ils te trouveront amusant. (Un temps.) Tu garderas leur maison, tu ne verras que leurs pieds. (Elle crie :) Tu ne verras que leurs pieds roses et blancs !

 

Il grogne et s’en va. Elle se gratte derrière l’oreille.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des centaines de méduses croupissaient dans le port, des milliers s’étaient échouées sur les plages. Elle avait marché jusqu’à la deuxième baie. C’était bon pour sa circulation. Un soleil voilé éclairait les Etendoirs d’une lumière d’orage. L’agonie des méduses laissait de longues traînées gluantes dans le sable et les mouettes tournaient comme des folles. Elle s’était bouché le nez avant de prendre pied sur la première planche. Le bois crissait sous son poids, elle s’est avancée prudemment, son panier à bout de bras. Quand il lui a crié : - Je suis à poil !, elle a failli perdre l’équilibre, puis elle a posé son panier et elle lui a  demandé :   

-  Tu te baignes là-dedans ?

 

Vé :

- Qu’est-ce que tu dis ?

 

Elle quitte les planches pour s’approcher. Elle fait quelques pas et elle s’enfonce brusquement dans la vase, elle s’agrippe à un poteau en râlant.

 

Vé :

-          Regarde où tu marches. Il y a des sables mouvants partout et j’aurais pas la force de te sortir… J’ai vu une chèvre l’autre jour, engloutie en une minute.

 

Mara :

-          Et toi ?

 

Vé :

-          J’ai repéré les endroits.

 

Mara :

- Qu’est-ce que tu fiches dans cette eau dégoûtante ?

 

Vé :

-          Je me branle. (Un temps.) Je prends ma douche.

 

Mara :

-          Tu ne vas pas à la cascade ?

 

Vé :

-          Pas en ce moment, trop de touristes.

 

Elle rit :

- Des touristes , là-bas ?

 

Vé :

-          Tu peux pas comprendre.

 

Mara :

- Je venais voir si tu avais besoin de quelque chose. (Elle montre le panier.) Je t’ai porté des bricoles.

 

Vé :

-          Mara, tu vas mourir.

 

Mara :

-          Plaisante pas avec ça.

 

Vé :

-          Toi et moi on va mourir… un jour.

 

Mara :

-          C’est pas nouveau.

 

Vé :

-          Je sais quand. (Un temps.) Je sais quand tu vas mourir.

 

Mara :

-          Elle est bonne au moins ? Qu’est-ce qu’on a chaud au village.

 

Vé :

-          Tu ne me crois pas ?

 

Mara :

- Tu risques d’attraper des boutons.

 

Vé :

-          Le dix-huit septembre deux mille…

 

Elle se bouche les oreilles :

-          Hé ! Je suis superstitieuse !

 

Vé :

-          Cinq cent…

 

Mara :

-          Ferme-là ou tu vas avaler un poisson crevé !

 

Vé :

- Quatre-vingt-dix-sept.

 

Mara :

- C’est quoi cette mousse verte ?

 

Vé :

-          Du shampoing.

 

Mara :

-          Bouha…

 

Vé :

-          Du shampoing pour chiens.

 

Mara :

-          Arrête de dérailler, Vé. T’es sur une mauvaise pente…

Vé :

-          Je suis sur la voie rapide. (Un temps.) Sans limitation de vitesse.

 

Mara :

-          J’en ai assez d’être grosse. Je vais faire un régime.

 

Vé :

-          J’ai pété. (Il rit.)

 

Mara :

- Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas un seul homme normal ?

 

Vé :

- Je me sens triste. (Un temps.) Je me sens triste quand je viens de péter, pas toi ?

 

Mara :

-          Je te laisse le panier. Je le récupérerai la prochaine fois.

 

Vé :

- On se fera des méduses grillées.

 

Mara :

-          Tu n’es qu’un gosse.

 

Elle s’en va. Vé donne des grandes claques dans la boue, il crie :

- Je me sens triste, pas toi ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mère de la petite fille :

-          Bonjour monsieur.

 

Vé :

-          Salut.

 

La mère de la petite fille :

-          Vous n’auriez pas vu ma fille ?

 

Vé :

-          Blonde, six, sept ans, une robe avec des papillons ? Et qui zozote un peu ?

 

La mère de la petite :

-          Oui, c’est elle.

 

Vé :

-          Désolé. Je ne l’ai pas vue.

 

La mère de la petite :

- Vous venez de la décrire.

 

Vé :

-          J’ai dit ça au hasard.

 

La mère :

-          J’ai retrouvé sa chaussure à deux cents mètres d’ici.

 

Vé :

-          Mes chiens ne sont pas coprophages.

 

La mère :

-          Pardon ?

 

Vé :

- Vous êtes très jolie vous aussi. Votre mari ne serait pas militaire ? Ou flic ?

 

La mère :

-          Vous le connaissez.

 

Vé :

-          Oui. Il traîne souvent. On se fait un signe, on discute du temps, on compare nos bites.

 

La mère :

-          Où voulez-vous en venir ?

 

Vé :

- Bouh ! Je suis un ogre. (Un temps.) Vous ne portez pas de soutien-gorge. La culotte je ne sais pas. Vous avez de chouettes jambes. Mettez-vous dans la lumière.

 

La mère :

-          Qu’est-ce que vous faites ?

 

Vé :

-          Je déroule une corde.

 

La mère :

-          Vous avez séquestré ma fille, pauvre cinglé ?

 

Vé :

- Vous n’êtes pas polie. Vraiment. D’ailleurs, elle manquait d’éducation. Vous êtes comme une potiche tout à coup. (Un temps.) Vous avez le profil d’une victime.

 

La mère :

- Rendez-la moi. (Un temps.) Vivante.

 

Vé :

- Je m’appelle Vé comme vengeance.  

 

Il fait tourner la corde au-dessus de sa tête à la manière d’un lasso, la mère de la petite fille semble penser à autre chose.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Docteur Longe :

-          Il me ramenait des noisettes du parc. Ou des trèfles à quatre feuilles. C’était la preuve qu’il pouvait offrir quelque chose. En échange je lui proposais un verre de citronnade, ou une lingette d’eau de Cologne. Nos séances étaient agréables. Ils se plaisait à la clinique. Il lisait toute la journée. Il avait dû faire dix fois le tour de notre bibliothèque. Il citait des passages de mémoire. Il voyait sur ma moquette des objets qui n’y étaient pas. Il demandait : vous ne ramassez pas ce râteau, docteur ? Quelqu’un pourrait se blesser. Je ne peux pas aller jusqu’au fauteuil, il y a votre manteau par terre. Il me demandait des nouvelles de ma femme ou de mes maquettes d’avion. Il me parlait de son traitement. Des effets secondaires des médicaments. Des améliorations. Il avait beaucoup d’humour. Le seul problème dont je me souvienne en dix-sept ans est une petite altercation avec une de mes secrétaires, qui était, je dois l’avouer,  une sacrée conne. J’ai gardé une photo de lui. Elle doit traîner au fond d’un dossier.


Le policier :

-          On a retrouvé le cadavre de l’enfant dans la cave, en état de décomposition. L’autopsie n’a révélé aucune trace de violence. Nos services étaient informés de la disparition d’un bateau. Un couple de touristes anglais et leur fils. L’individu interpellé conservait le corps depuis au moins une semaine. Il a été reconnu coupable de plusieurs homicides commis dans la région durant les mois précédents. (Un temps.) J’ai participé à son arrestation. (Un temps.) Il souriait. Il souriait comme un con. (Un temps.) Il disait : je ne savais pas comment le faire repartir dans la mer. J’étais embêté. (Un temps.) Il se foutait de notre gueule.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La femme de la plage :

-          Et les premières automobiles. Nous portions des lunettes, des casques de cuir, de longues écharpes exaltant la vitesse. Beaucoup de jolies jeunes femmes sont mortes à cause de cette mode idiote. Le tissu se prenait dans les roues et vous étiez décapitée en trois secondes. Les routes étaient jonchées de têtes ravissantes. (Elle rit.) Je me souviens de mon trentième anniversaire. Nous avons traversé le village avec six véhicules. Les gens nous regardaient. 

 

Vé :

- Il n’y avait pas de bagnoles au dix-neuvième siècle.

 

La femme de la plage :

-          Pas de quoi ?

 

Vé :

- Racontez-moi.

 

La femme de la plage :

-          Je venais d’acheter le terrain de la baie. Les fondations de la maison n’étaient pas encore creusées. Nous avons pique-niqué sous des marquises. Nous avions loué un orchestre et nous avons dansé pendant deux jours et deux nuits. Les pêcheurs qui passaient au crépuscule nous traitaient de catins. C’était une fête mémorable. (Un temps.) Ma sœur a commencé à me détester parce que je dilapidais notre fortune.

 

Vé :

-          Celle qui vous a donné le coup de pelle ?

 

La femme :

-          Oui.

 

Vé :

-          Où est-elle maintenant ?

 

La femme :

-          Au paradis, je suppose, elle n’aimait pas que les choses traînent.

 

Vé :

-          Vous ne l’avez plus jamais revue ?

 

La femme :

- Il y a eu un long silence, après que je sois morte. Mettez cinq cents nuits d’un profond sommeil bout à bout et vous aurez un peu la même sensation. (Un temps.) Elle n’a eu aucun remords. Elle s’est donné raison jusqu’à son dernier souffle.

 

Vé :

-          Comment le savez-vous ?

 

La femme :

- Comment l’ignorerais-je ?

 

Vé :

- Vous la voyez ? Je veux dire en ce moment ?

 

La femme :

-          Bien sûr que non. (Elle rit.) Je ne suis pas le diable.

 

Vé :

-          Je croyais que vous étiez libre d’aller où vous vouliez.

 

La femme :

-          Je ne suis pas libre, je suis perdue. Dans la répétition.

 

Vé :

- Vous refaites toujours le même chemin ?

 

La femme :

-          Ca n’a jamais l’air d’être le même chemin.

 

Vé :

- Vous m’avez déjà rencontré ?

 

La femme :

- Non. J’ai déjà eu cette conversation.

 

Vé :

- Ho. On se dit quoi ensuite ?

 

La femme :

-          Vous allez me parler de l’argent.

 

Vé :

- Je vous demande ce qu’elle en a fait ?

 

La femme :

- Elle en a profité. Il ne lui a pas brûlé les doigts. Tant mieux. C’était aussi le sien.  

 

Vé :

-          On dirait que c’est normal pour vous, qu’elle vous tue.

 

La femme :

- Je prenais beaucoup de place. Je n’écoutais personne. Tout m’était dû. (Un temps.) Je gaspillais notre héritage. Je ruinais sa réputation. (Un temps.) Elle voulait un mari, des enfants, des amies de son rang. Et je l’éclaboussais de mes extravagances.

 

Vé :

- Elle vous a tranché le cou comme si vous étiez une vulgaire volaille.

 

 

 

La femme :

-          C’est la forme qu’a pris sa haine à ce moment précis.

 

Vé :

-          Vous auriez pu finir la maison et le ponton et le jardin que vous aviez dessiné. Vous auriez  pu suivre l’homme qui vous avait proposé de le faire. Vous auriez pu esquiver le coup.

 

La femme :

-          Et finir la maison et suivre l’homme.

 

Vé :

- Et suivre l’homme. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé :

- Je veux dormir, pitié. Pourquoi est-ce que je suis si énervé et si fatigué ? Je pense à tout à la fois. Rien n’a de fin dans ma tête, un matin de mon enfance est aussi un arbre sous la neige est aussi une cérémonie de baptême dans une minuscule église orthodoxe est aussi une place pleine de voitures qui klaxonnent. Si quelqu’un venait me parler maintenant, je lui crèverais les yeux. On pisse deux ou trois fois par jour. On prend trois à quatre repas. On chie. On se lave les dents. On tue un animal de la grosseur d’un chat. On se gratte. On éparpille des centaines de cheveux. On engloutit et on évacue les mêmes choses que la veille. Mais on ne vide jamais sa colère.

Et le sommeil ne vient plus. C’est presque aussi dur à faire que mourir, dormir. Pourquoi quelqu’un ne me soulève-t-il pas dans ses bras maintenant ? C’est maintenant que j’en ai besoin, pas dans un an. A part moi, il n’y a que de la terre brûlée, des cendres et des chiens. Personne qui vous colle sa peau dans le dos. Personne qui vous ennuie avec sa flemme et sa bêtise. La nuit j’attends le matin et le matin j’attends la nuit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A l’auberge.

 

Le patron :

-          Voilà Vé !

 

Mara :

-          Je prépare des sandwiches aux anchois. Tu en veux ?

 

Le facteur :

-          Sam te cherchait tout à l’heure.

 

Vé observe le papier tue-mouches qui pend du plafond au-dessus du comptoir.  Il demande :

- Vous avez pas peur qu’elles tombent dans vos bières ?

 

Mara :

-          Tu es maigre comme un coucou. Tu ne manges pas assez.

 

Vé :

-          Tu me parles, grosse baleine ?

 

Mara :

-          Tu as changé Vé. Tu étais un brave garçon.

 

Vé :

-          Quand je te sautais ?

 

Mara :

-          Nous n’avons jamais couché ensemble.

 

Vé :

-          Tu étais saoule. On était cinq à secouer ta cellulite.

 

Mara :

-          C’est dégueulasse. (Elle sanglote.) C’est dégueulasse, Vé.

 

Vé :

- Tu n’as plus faim ?

 

Le facteur :

-          Laisse-la tranquille.

 

Le patron :

-          M’oblige pas à te virer une fois de plus.

 

Vé l’imite :

- Quand tu t’agites derrière ton comptoir, ça poque des pieds jusqu’au port.

 

Le facteur :

- Tu vas t’attirer des ennuis…

 

Vé :

-          J’attire la vérité.

 

Le patron :

-          Quelle vérité, triple con ? Tu es mauvais comme une teigne.

 

Sam entre :

- Tiens ! Je suis allé à la baie et tu n’y étais pas. 

 

Vé :

-          J’étais avec mes amis.

 

Sam :

-          Tu ne viens jamais me voir.

 

Vé :

-          J’ai pas le temps.

 

Sam :

-          On pourrait parler. Je te ramène en voiture ?

 

Vé :

- J’aime mieux marcher.

 

Sam :

-          Mais… les chiens.

 

Vé :

-          Il y a pire que les chiens. Il y a vous.

 

Sam :

-          Tu ne les as pas apprivoisés, Vé.  

 

Vé :

-          A vous quatre vous ne valez pas la moitié d’un chien.

 

Le patron

- Je vais t’attraper par la peau du cou.

 

Sam :

- Il plaisante.

 

Vé :

-          Non. Je suis sérieux. Les chiens me font moins chier que toi et que tous ceux qui se tiennent sur leurs pieds.

 

Le patron :

-          Alors pourquoi tu viens nous emmerder ?

 

Mara :

-          Nous insulter.

 

Vé :

-          Je veux acheter des cigarettes.

 

Le patron :

-          Tu peux te brosser.

 

Vé :

-          J’ai de l’argent..

 

Le patron :

- Je sers que les clients polis. Excuse-toi.

 

Vé :

-          De quoi, putain, de quoi ? (Un temps.) T’es obligé de m’en vendre.

 

Le patron :

-          J’en ai plus.

 

Vé :

-          Qu’est-ce qu’il y a derrière toi ?

 

Le patron :

-          Ma réserve personnelle.

 

Sam lui donne son paquet en lui tapant sur l’épaule.

 

Vé :

-          Me touche pas (Un temps.) Merci.

 

Il sort. Mara dit :

- Il est mal barré.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La grande chienne :

-          J’en ai plein les reins. Comment peut-il faire aussi chaud ? Mes mamelles pèsent des tonnes. Il n’est pas dans la maison, il n’est pas sur la plage. J’ai reniflé chaque recoin. A l’intérieur du petit bois, un peu de son urine, au pied des pins, qui datait d’une semaine. Il ne suivait pas les femelles, il ne traquait pas le gibier, il n’avait pas de rival. Mais il était curieux des hommes. Quand il entendait un tracteur dans les champs du haut, ou un bateau à moteur, ses oreilles se dressaient. Quand la mer rejetait une bouteille en plastique ou morceau de carton où il restait un peu de couleur, il les retournait d’un coup de patte, il les léchait, puis il les emportait dans les buissons. On m’a volé mon fils. La lune ne me le rendra pas. Les ancêtres ne me le rendront pas. J’essaie de me souvenir de ce qu’il m’a dit en dernier. Est-ce que tu sais ce qu’est l’électricité ?, me demandait-il. Celle des clôtures barbelées ?, je lui répondais. Celle qui éclaire, celle du phare, au bout de la pointe. Oui, je sais ce que c’est, je le vois comme toi. Qu’est-ce que c’est, alors, qu’est-ce que c’est ?, m’a-t-il dit, puis il a continué à divaguer. Je suis si lasse. Mon pelage est gris, comme celui d’un âne. Je n’ai plus de jaune que le nom. Mais ils ne l’emporteront pas. Qu’est-ce que c’est qu’une bouteille, qu’est-ce que c’est qu’un bout de carton ? Je lui planterai mes crocs dans les flancs, puis je le ramènerai.

 

Où t’en vas-tu Grande Chienne ?, me crient les mâles inquiets, les vieux qui n’ont plus la force de lever la patte, les jeunes qui tournent autour de leur queue jusqu’à être hors d’haleine, où t’en vas-tu Grande Mère ? Est-ce ton heure pour mourir ? Non. Etait-il l’heure pour mon fils, bande d’idiots ? J’irai errer le long des voies ferrées, dans les décharges, derrière les palissades, dans tous les trous maudits où ceux de notre race attrapent la gale ou des coups de fusil, je boiterai où il aura couru, sur ses traces sans me hâter je rognerai ma peine. Puis je le ramènerai. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé :

- Je vais te jeter dans la mer. Avec des fleurs. Ca ne va pas être pratique. Tu te détaches de partout. Hier, ta main est tombée toute seule, en pleine nuit. Ca a fait un bruit que je n’avais jamais entendu. Toutes les pommes d’un arbre qui seraient mûres en même temps. Je ne dormais pas. Je ne dors jamais. Ou si je dors, c’est que je rêve que je suis réveillé, tu vois. Il y a tellement de choses qui paraissent impossibles et qui nous arrivent. Tu étais trop petit. Ce n’est pas de ma faute. Tu as comme plusieurs corps. Les petits bouts qui bougent dans les draps étaient le garçon que j’aimais. Que j’aime. Mais je ne peux plus l’embrasser. Il n’y a pas d’endroit assez large. Tes blessures ont disparu. Il ne reste que tes cheveux fanés. Tes boucles ont gardé la même forme, mais la lumière n’y est plus. La mort éteint les cheveux blonds. C’est mieux de les avoir noirs comme les miens. Est-ce que tu m’as dit un seul mot ? Si je n’ai pas entendu, penses-y, si je n’ai pas entendu ce que tu m’as dit, tu peux le répéter. Le chuchoter. (Un temps.) Tu veux une tombe dans les vignes ou retourner dans l’eau ? On a retrouvé l’épave du bateau. Tes parents n’étaient pas à l’intérieur. (Un temps.) Je suis désolé. Ce n’est pas propre. Je tousse à cause de toi. Tu attires les bêtes. Les souris bouffent le mastic des fenêtres pour entrer. J’ai mis des graines empoisonnées, mais elles reviennent te voir. Tu leur plais tellement. Pas qu’à moi, non. Tu ne m’aurais jamais appartenu autant, si tu avais desserré les dents. (Un temps.) Il faut prendre de la hauteur. L’altitude est une sensation enivrante. Tu auras la plus belle vue. Tu flotteras avec les fleurs. Les chiens ne se frotteront pas contre toi pour te recouvrir de leur odeur. (Un temps.) Je vais te jeter ce soir dans la mer qui t’a porté. (Un temps.) Je ne t’aurai pas oublié demain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le facteur :

- Je ne vais pas te le répéter cent fois. Je n’ai pas de courrier pour toi.

 

Vé :

-          Si, tu as la lettre.

 

Le facteur :

- Lâche mon guidon. Bon, je regarde encore. (Il fait semblant de fouiller dans sa sacoche.) Voilà. Non. Il n’y a rien à ton nom, Vé, qu’est-ce qui te prend ?

 

Vé :

-          Donne-moi ma lettre.

 

Le facteur :

-          Tu es sourd ? Je n’ai pas fini ma tournée. Laisse-moi passer. Il fait déjà assez chaud.

Cette route est pleine de caillasses.

 

Vé :

- Tu l’as ouverte ? Tu l’as lue ?

 

Le facteur :

- Tu as bu ?

 

Vé :

-          Qui est-ce qui m’a écrit ?

 

Le facteur :

-          Personne, je te dis, espèce d’attardé. En plus, tu n’as pas d’adresse.

 

Vé :

- Tout arrive à l’auberge.

 

Le facteur :

-          Evidemment, c’est le dépôt de poste. Lâche mon vélo, Vé, ou je te colle un pain. J’ai pas le temps de jouer.

 

Vé :

- Tu l’as déchirée, salaud de merde, tu l’as déchirée ? Tu l’as filée à quelqu’un d’autre ?

 

Le facteur :

-          Ecoute, tu me gonfles. J’en ai pas distribué la moitié, et là-dedans (il montre sa sacoche à l’arrière) il y a un colis de douze kilos qui me coupe les jambes dans les montées…

 

Vé :

- Qu’est-ce que tu en as fait ?

 

Le facteur :

- Il y a que des factures aujourd’hui, tu veux que je t’en donne une ?

 

Vé :

-          Oui.

 

Le facteur rit :

-          Tu t’emmerdes tout seul, à force ?

 

Vé assomme le facteur avec une branche qu’il vient de ramasser. Il dégage le vélo du corps, il monte dessus, pédale sur place quelques instants en faisant le bruit du vent, puis il l’envoie dans le fossé. Il donne un deuxième coup sur la tête du facteur et la branche se casse. Il regarde la mare de sang qui grandit à ses pieds. Il dit :

- Il faut bien faire son métier, sinon moi je suis pas d’accord.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La femme de la plage :

-          Je peux vous parler de lui si vous voulez. Je l’ai attendu depuis six générations de colons analphabètes, d’éleveurs de poules, de pasteurs, de soldats, de fumeurs d’opium et de pilleurs de tombes. Cependant il ne m’a pas déçue. Il est né d’un prétexte, comme une vague sur l’océan. Son père était noir. Sa mère était blanche et grasse. Ils se sont  rentrés dedans devant les grilles du Jardin du Luxembourg. Ils ne se sont rien dit. Il a posé les mains sur ses seins, elle a tâté la bosse de son pantalon. Durant des semaines ils ne sont pas sortis de sa chambre d’étudiante coincée sous les combles, ils restaient nus et muets dans la chaleur écrasante de l’été. Elle rattrapait délicatement une goutte de sueur sur son épaule, il se remettait à bander. Elle n’avait jamais sucé une bite avant la sienne. Elle ne pouvait même pas en prendre la moitié. Il était aussi doux que dur. Ses poils faisaient des petites boules sombres entre ses cuisses et sur sa poitrine. Elle voulait être infirmière. Elle rêvait de le suivre dans son pays et de faire des piqûres à tout les gosses qui traînaient dans les rues. Il est reparti sur son bateau. Il lui avait donné un faux  nom. Leur frénésie sexuelle a porté ses fruits. Elle ne savait pas qui chercher, ni où le chercher. Elle a appelé les compagnies de cargos, les douanes, les capitaineries, mais on lui riait au nez. Elle a gardé son ventre plein. C’était lui, le fils du marin aux caresses trompeuses, c’était lui qu’elle attendait de lui, celui que j’attendais depuis dix fois plus longtemps qu’elle. Je n’aurais pas remarqué qu’il était métis s’il ne me l’avait pas dit. Il est souvent pâle. Il a toujours l’air fatigué ou malade. Il est beau malgré tout. Ses yeux ont quelque chose d’inquiétant. Mais pas pour moi. Les événements les plus ordinaires le révoltent. Il croit que ça ne se peut pas. Il insiste, il se cabre. D’où lui vient cet instinct de justice ? Pas de sa mère, pas de cette grosse femme maussade qui tricote des écharpes et qui s’endort devant les feuilletons de l’après-midi. Il n’a jamais aimé, c’est pourtant vrai. Il a pris des filles dans les greniers et les caves, des hommes l’ont pris dans des parkings ou des chiottes, certains ont essayé de s’accrocher, mais il était trop malin. Personne n’a jamais pu capter son attention. Personne ne l’a jamais vu. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ange blanc :

- Je te sauverai de toi-même. Etire tes bras. Tourne ton visage.  Ecrase l’herbe fraîche. Respire.

 

Vé :

-          Je t’ai pas attendu.

 

L’ange blanc :

-          Les chiens ne sont plus tes démons. Ils ont quitté la partie. Attache ton âme à ce fil. Ferme les yeux. Imagine que tu es une coquille vide.

 

Vé :

- Tu me demandes toujours la même chose. (Un temps.) Je ne comprends rien à ce que tu dis .

 

L’ange :

-          Je te porterai, moi aussi, des bandes-dessinées et des friandises. Je te donnerai raison, si tu me suis.

 

Vé :

-          Va te faire enculer.

 

L’ange :

-          Tu es encore soûl, ce n’est pas grave. Tu as encore fumé.

 

Vé :

- Chante-moi une chanson du ciel.

 

L’ange :

- Nous n’en avons pas. Ce sont des sons qui varient à l’infini. Des vibrations qui nous traversent comme des plumes. Mais il n’y a pas de paroles. Tu l’entendras bientôt. 

 

Vé :

-          Pourquoi ?

 

L’ange :

- Il ne faut pas poser ces questions. 

 

Vé :

- L’ange gris m’a dit  l’ange blanc ne vaut pas un pet.

 

L’ange :

-          En effet. Je suis son ennemi.

 

Vé :

- Vous ne travaillez pas pour la même personne ?

 

L’ange :

-          C’est plus compliqué. (Un temps.) C’est trop compliqué.

 

Vé :

-          Ca vous sert à quoi de nous avoir faits aussi crétins ?

 

L’ange se tait.

 

Vé :

- Je veux que l’ange gris vienne te serrer la main. (Un temps.) Je veux que vous vous embrassiez. Je veux que vous vous tripotiez devant moi. (Un temps.) Qu’est-ce qu’il y a sous vos putains de robes ? Des pines de taureaux, des petits culs rasés ?

 

L’ange :

-          Tes concepts sont incompatibles avec ce que nous sommes.

 

Vé :

-          Je sens ta peur.

 

L’ange sourit :

-          Je n’en suis pas capable.

 

Vé :

-          Tu es terrorisé.

 

L’ange :

-          Non. Je…

 

Vé :

-          Tu n’es pas un ange. Tu n’es qu’un connard déguisé.

 

Vé attrape l’ange par l’épaule, sa robe se déchire, Vé lui donne une coup de poing et commence à le déshabiller, l’ange se débat, une fumée rose entoure la scène.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé :

- On est venu me chercher. Les chiens m’avaient réveillé. Mais je suis resté sur mon lit. J’étais trop fatigué. Il y avait la police, il y avait Sam et les gens du village. Ils m’ont dit que j’avais fait des choses horribles, j’étais content qu’ils soient tous là. Je ne savais pas où leur dire de s’asseoir, je ne savais pas ce qu’ils voulaient boire. Je n’avais que l’eau de pluie de la barrique et des pommes vertes à leur offrir. Ils m’ont bousculé, je ne comprenais pas ce qu’ils disaient, ils m’ont passé les menottes, je me suis débattu. J’ai eu la mâchoire cassée et l’arcade sourcilière fendue. Le sang m’empêchait de voir du côté gauche. Les chiens ont suivi le fourgon jusqu’aux limites de leur territoire. Je n’étais plus qu’un mot. L’idée avant que le mot ne se forme. On roulait à toute vitesse, ils me criaient des questions, ils m’envoyaient des claques : Qu’est-ce que tu as fait à la petite et à sa mère ? Où est-ce que tu as planqué les corps, ordure ? Et le facteur ? Tu l’as donné à bouffer à tes chiens ? Ce ne sont pas mes chiens, je répondais, ils sont sauvages, ils sont superbes, ce ne sont pas mes chiens. Tu les as torturées, tu les as violées puis tu les as finies au rasoir. On connaît tes méthodes. Tu as enlevé le garçon le 28 janvier, tu as appelé le 29 au matin pour réclamer une rançon, et tu ne t’es plus manifesté. Nous avons rassemblé suffisamment de preuves. 

J’ai passé des mois sans ciel et sans soleil. J’ai passé des années à dormir sous les tables. On m’a dit que j’étais malade pour le restant de ma vie. On m’a transféré dans cette clinique. Il y avait un parc. Des arbres magnifiques. Les gens étaient doux comme du coton. On regardait au ralenti les oiseaux et les feuilles à la surface de l’eau.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La vieille danseuse se déchaîne sur un rythme effréné, elle a les yeux exorbités, on n’entend aucune musique. Vé lui tourne le dos. Après un moment, il dit :

-          Je ne te vois pas.

 

Elle continue de danser.

 

Vé :

-          J’ai fait ce que tu m’as demandé. Va emmerder quelqu’un d’autre. 

 

Elle continue de danser. Il se gifle, elle ralentit , il se donne deux coups de poings, elle s’immobilise, il se frappe la tête contre le mur, elle disparaît.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé plaque une canette vide contre sa tempe :

-          Allô ? Allô ? Allô ? (Il ouvre la porte, regarde dehors, crie :) Il y a quelqu’un ? (Il rentre, cherche autour de lui :) Où est-ce que ça sonne ? (Il ouvre et referme des boîtes.) Merde, où est-ce que ça sonne ?

 

Il se jette sur le matelas posé au sol et se couvre la tête d’un oreiller, une silhouette apparaît sur le seuil. Le visiteur tape des pieds comme s’il voulait décrotter ses chaussures. Vé soulève l’oreiller.

 

Vé :

- C’est qui ?

 

Le marin :

-          Le marin.

 

Vé :

-          Le noir ?

 

Le marin :

-          Ouais.

 

Vé :

- Tu es un fantôme toi aussi ?

 

Le marin :

- Je suis un vieil homme fourbu. J’ai beaucoup couru. J’ai creusé la terre pour l’or, les diamants, les émeraudes.

 

Vé :

-          Et tu as eu quoi ?

 

Le marin :

- J’ai regardé le soleil se coucher sur toutes les mers, de tous les points du globe. J’ai connu les femmes blondes et les femmes brunes, les femmes bijoux, les femmes girafes, les nez aiguisés comme des couteaux, les yeux bridés, celles aux grands pieds, celles aux larges fesses, celles qui avaient des épaules de lutteur et des mâchoires de cheval, les femmes chauves aux pubis tatouées, celles qui tournent comme des toupies sur ton sexe, celles qui t’aspirent jusqu’à la gorge.

 

Vé :

-          Ma mère avait écrit ton nom sur un papier.

 

Le marin :

- Ce n’était pas le mien.

 

Vé :

- Elle y croyait quand même. Elle allumait des bougies. Elle n’était pas maligne.

 

Le marin :

-          Elle était douce au lit. Elle parlait peu.

Vé :

-          Tu lui la fourrais tout le temps dans la bouche. (Un temps.) C’est étonnant qu’elle m’ait pas accouché par les dents.

 

Le marin :

-          J’aime bien les blanches. (Un temps.) Et les blanches m’aiment bien.

 

Vé :

 - Dis-moi ton nom. Ou celui de ton pays. 

 

Le marin :

- Je ne sais pas. Je n’avais pas de parents. J’ai traîné longtemps sur le marché aux orphelins. Ils prenaient d’abord les plus costauds.

 

Vé :

- J’étais sûr que tu mentirais. (Un temps.) Tu n’as jamais été poursuivi par un lion ?

 

Le marin :

-          Non. Je peux te parler des dauphins si tu veux. Ou du Cap Horn.

 

Vé :

- Qu’est-ce qu’elle t’a trouvé cette conne ? (Un temps.) Elle m’a dit trop de bien de toi, je crois. Elle pensait que tu serais fier si je revenais avec des bonnes notes, tout ça.

 

Le marin :

- Tu as été un bon petit garçon ?

 

Vé :

-          Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

 

Le marin :

-          Tu ne veux pas discuter ?

 

Vé :

-          Si. (Un temps.) Il y a un bassin au Jardin du Luxembourg où les enfants jouent avec leurs bateaux. Elle m’avait acheté un hors-bord téléguidé. On y allait souvent, au printemps. Elle s’asseyait sur une chaise en fer et elle me disait : tu es le plus beau. Ne les laisse pas t’embêter, chou chéri. Coule-les tous.

 

Le marin :

- J’ai pris le train au Havre. C’était la première fois que je venais en France. Il y avait des jolies étudiantes partout, sur les bancs, à la terrasse des cafés. Je remettais ma monnaie dans ma poche, elle marchait vite, elle a cogné mon bras et j’ai fait tomber ma glace par terre. Elle portait des lunettes de soleil.

 

Vé :

-          Je peux t’appeler papa ?

 

Le marin :

- Sur un cargo, c’est différent. L’eau est sans fin. C’est comme une pente. On dirait que les gens t’attendent sur les quais et qu’au bout d’une journée ils te demandent de partir pour pouvoir te regretter toute leur vie.

 

 

Vé ferme les yeux. Un courant d’air fait claquer la porte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sam :

- Il a occupé le premier étage de cette vieille baraque qui ne tenait plus debout. La police l’a laissé faire. Il n’y avait pas de puits ni de citerne. Qu’est-ce qu’il buvait ? Il ne venait jamais faire de courses au village. Peut-être qu’il avait trouvé une source. Peut-être qu’il chassait avec les chiens.

Il ne voulait plus me voir. J’allais pas me mettre à quatre pattes pour lui parler. Je me suis fait chier dix fois à y aller pour rien. On ne le trouvait pas. La maison était ouverte. Il avait repeint les murs en rouge. Il avait cloué des planches aux fenêtres. Je grimpais jusqu’au petit bois. Où est-ce qu’il passait ses journées ? Dans les rochers ? Il paraît qu’il y a des grottes.

Il disait : je n’aime pas les gens qui me disent quoi faire. Il disait : ma mère était blanche, mon père était noir, quand j’étais petit je me demandais tout le temps, lequel est vrai, lequel est faux, et si je n’étais qu’un robot ? Il disait : Sam, tu vas pas faire ça toute ta vie, des immeubles pour les autres, des hôtels pour les autres, des mairies et des stades pour les autres, elle est où toi ta maison, qui c’est qui va te la construire ? J’étais son meilleur copain. Il ne parlait pas aux autres gars. Mais on le respectait. Il disait : je cherche pas les ennuis. Il était pas bavard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vé :

-          Les villes sont traversées par des fleuves. Les villes naissent au bord de la mer. Les villes surplombent un lac. J’habiterai une ville qui n’aura pas d’eau. Une ville épargnée par la pluie et la sueur. Sans égouts et sans balayeurs.

Les gens inspirent. Les gens expirent. Les gens brandissent leurs éventails. Les gens rotent ou éternuent au creux de leur main. Les gens rêvent de s’envoler comme des avions de cent mètres de long. Je verrai venir quelqu’un qui n’a pas besoin d’air. Quelqu’un capable de vivre dans le vide. Cette personne est peut-être en face vous, mais vous ne la remarquez pas. Même elle ne le sait pas. Ses poumons ne lui ont jamais servi, aucun docteur ne s’en est encore rendu compte. Quand je verrai son cœur qui ne bat pas sur son ventre immobile, je lui dirai :

- Bonjour. Tu n’as pas besoin de respirer.

Et nous serons heureux jusqu’à sa mort ou la mienne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les gens du village :                                                                       Vé :

- On a peine à le croire.                                                       - Je vis dans la banlieue de Londres.

-          C’était un brave petit.

 

- Et propre.                                                                            Je suis expert comptable dans une société de transport.

- Il créait pas de désordre. Il écoutait pas de musique.

 

- Et bien habillé.                                                                  J’ai suivi des cours par correspondance.

-          Il arrosait mes fleurs, il tondait mon gazon.

 

- Et si c’était pas lui le coupable ?                                    Ils vont construire un hôtel sur la baie. Mara me l’a dit dans sa lettre.

-          Ca m’étonnerait quand même.  

 

- Il vous regardait d’un sale air.                                         Elle m’a écrit une fois par semaine pendant toutes ces années.

-          On ne sait pas d’où il était.

 

- De France. Ou d’Espagne.                                                 Elle venait me voir tous les mois, du village ça lui faisait huit heures de car.

- Il avait un sourire qui vous faisait froid dans le dos.   

 

-          Ou d’Afrique.

 

- Il mangeait ces trucs, vous savez, très épicés.               Elle m’apportait des fruits de son jardin. Elle s’asseyait, elle faisait sa broderie, elle disait pas trois mots.

-          Ca se voyait pas que c’était un nègre. Il s’en était    

pas vanté.                                                                                 

                                                                                               Sam venait aussi au début, mais il est mort d’un cancer il y a dix-sept ans.

- Ma fille m’a dit qu’un jour quand elle sortait de                     

l’école il avait essayé de la violer. Elle avait pas quatre          

ans.                                                                                       

 

-          On l’a accueilli à bras ouverts.                                    Je ne me souviens pas avoir tué.

 

-          Et quand j’ai retrouvé mon chat égorgé, c’était qui ?

 

- Et quand on a crevé mes pneus ?

J’étais un monstre, mais ces gens m’ont aimé. Peut-être qu’ils m’ont seulement aimé parce que j’étais fou. Mais c’était ce que j’étais et ils m’ont aimé.

 

                                                                                            

 

 

 

 

La grande chienne :

- Le chanfrein blanc, les yeux perçants, une balafre sur l’arrière-train, c’était mon père. Il n’existait pas chien plus féroce. Sa route n’avait jamais croisé celle des hommes. Il n’en connaissait ni l’odeur ni la saveur. Il chassait dans la plaine où nous régnions en maîtres. Il avait toujours le goût du sang ou de la pourriture dans la gueule. Il nous guidait sans l’ombre d’une hésitation vers le gibier ou les points d’eau. Il disait que les étoiles étaient les yeux des chiens morts qui brillaient en nous regardant dormir. Une fille ne comptait pas pour lui. De temps en temps il me bousculait ou il me mettait un coup de dents. Il était trop accaparé par l’éducation des mâles pour remarquer ma ruse ou mes qualités de sprinteuse. Je nourrissais mes frères, mais c’est eux qui avaient droit à l’entraînement, aux initiations, c’est eux qui partaient pour les grandes batailles. Mon père ne se doutait pas qu’après la disparition de ses fils je diviserai la meute pour devenir la Grande Chienne. J’ai ravalé vingt fois mon placenta après avoir vidé mes flancs d’un minuscule aboyeur. Mais je ne me suis jamais sentie aussi peu femelle que dans ces moments-là. Je pensais au mépris de mon père. Sa violence a aiguisé mon calme. Son indifférence m’a taillée pour le commandement. Sans le vouloir, il a fait plus pour moi que pour tous ces benêts de petits mâles arrogants à travers lesquels il pensait s’assurer une digne descendance et qui n’ont été capables que de crever de faim les uns après les autres. Les corbeaux se les sont disputés. Ce n’était pas joli à voir. (Elle se penche sur une flaque d’eau et s’apprête à laper.) L’été ne finira jamais.

 

 

 

 

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