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Roland Michel Tremblay            Denfert-Rochereau            www.lemarginal.com

 

 

DENFERT-ROCHEREAU

 

 

Publié chez :

 

 

Roland Michel Tremblay

 

 

 

44E The Grove, Isleworth, Middlesex, Londres, TW7 4JF, UK

Tél./Fax: +44 (0) 20 8847 5586     Mobile: +44 (0) 794 127 1010

rm@themarginal.com     www.lemarginal.com

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Roland Michel Tremblay            Denfert-Rochereau            www.lemarginal.com

 

Denfert-Rochereau, Roman

 

Les sectes religieuses. Comment y sommes-nous attirés ? Pourquoi y demeurons-nous ? Pourquoi remettons-nous notre vie en question alors que nous en avons entendu toutes les horreurs ? Une philosophie mystique, un savoir caché nous y attire et nous y garde.

René est enfermé sous terre à Denfert-Rochereau. Qu'y fait-il au juste? Il tente d'atteindre la plénitude par la découverte de Dieu. Il a entendu les paroles du maître, il va être initié au monde caché des choses. Les philosophies mystiques que seuls les initiés connaissent. Ses doutes, ses misères, ses espoirs, c'est le début de son apprentissage.

Roman initiatique, comme l'Énéide de Virgile et L'Odyssée d'Homère, à la limite de l'ésotérisme, qui décrit un univers de secte religieuse en démontrant que la société en général fonctionne sur les mêmes principes.

 

ISBN : 2-7479-0012-6       Prix public : 99FF / 15 Euros

En téléchargement gratuit sur www.idlivre.com/rolandmichel.tremblay

Achetez-le sur le site Le Livre Français :

www.livre-francais.com/?tliv=11&idliv=2-7479-0012-6

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DENFERT-ROCHEREAU

 

Chapitre 1

Au début de l'humanité il y eut une mort imminente. À la fin de l'humanité il y eut une renaissance. Le passage entre l'état du dormeur et celui du penseur devait conduire à la renaissance. C'est la découverte du monde sacré et éternel. Là toute la puissance potentielle qui sommeille en René, jeune homme enfermé sous terre dans sa cellule de pierre. La vieillesse n'est pour lui source d'aucune crainte, et, selon toute vraisemblance, sa descendance n'existera jamais. Qu'espère ainsi le dormeur étendu sur son lit, en une recherche active du divin, près et loin à la fois des morts qui marchent chaque jour au-dessus de sa tête? Aujourd'hui dimanche, la vieillesse et sa descendance se promènent, chien en laisse, dans les allées du parc, étrangement malheureux de respirer l'air frais qui siffle à peine entre les branches des arbres. L'éclatante lumière du soleil les tient en un sommeil profond, la nuit étant pour eux une délivrance factice des problèmes du quotidien. Le paysage d'une ville qui fera bientôt de bien belles ruines de pierre.

René s'active, dans sa nuit mortelle, au réveil de ses sens. Il est couché sur un lit de pierre qui oblige la rigidité de son corps. C'est l'inconfort nécessaire à son exercice. Il se sent pourtant à la fin de sa vie, le temps n'existe qu'en une vague notion qui appartient désormais aux morts du dessus. C'est dans la mort définitive que René sera délivré de la matière, encore faut-il parvenir à la pleine conscience de soi, avec pour seule lumière la petite ampoule électrique entourée de fer, relayée à l'occasion par une chandelle sur le sol de terre. Les fenêtres sont inutiles dans ce contexte, même l'ampoule ou la chandelle. La souffrance humaine apporte beaucoup à l'initié, très peu à l'humanité. C'est donc par la souffrance que René s'entraîne à recréer un nouveau monde. Un nouveau monde qui prend place de l'autre côté de l'océan Atlantique. À défaut de sentir Dieu en lui, néophyte qu'il est,

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René se sent condamné. Un damné qui repose à travers les os des vivants qui remplissent les anciennes carrières. Son identité reste à définir, il serait vain de dire qu'il appartient encore à lui-même. Il n'appartient certes plus au monde extérieur, y marcher seulement ne serait qu'un retour à la vie stagnante qui l'a toujours caractérisé. C'est pourquoi le rituel de la boisson, inlassablement, recommence. Il s'agit d'une mixture obtenue par le mélange de deux liquides verdâtres que René boit avant de pouvoir observer en lui la transcendance de ce monde.

C'est la première naissance, un bien grand lac qui fait office de mer intérieure, formé à même la pureté des glaciers du Pôle Nord entraînés jusque là. En fondant ils descendirent les cours d'eau et laissèrent leurs immenses empreintes sur le bouclier de roche. C'est la fascination de la nature sur la pauvre vie primitive qui jadis y étalait sa joie dans le Soleil, astre qui montrait enfin sa lumière. Aujourd'hui ses rayons causent la dégénérescence, mais ces nouveaux villages qui s'ouvrent à la vie n'en sauront rien. Ils verront la noirceur à même la lumière du soleil.

Ainsi les gens autour du lac s'activent à bâtir les maisons d'un village qui abritera bientôt une usine à papier moderne. Val-Jalbert. Pendant que d'autres habitants plus loin sur la rivière découvrent de nouveaux instruments aratoires souverains de modernité. Cette activité permettra à quelques familles de Saint-Jean-Vianney de bien vivre, puis à une autre famille de Saint-Cyriac de s'enrichir. La reconstitution de ces villages est le travail de René, qui sous l'influence de la mixture, tente d'y revivre l'histoire pour enfin tenter de la comprendre. Mais seulement dans l'hypothèse où il y a effectivement quelque chose à comprendre, si également ce qui est à apprendre ne se prend pas à un autre niveau que ce que la vue première de l'histoire suggère.

Les glaces sur le Lac-Saint-Jean sont enfin descendues, elles flottent sous l'eau, gardant la température suffisamment basse pour que les poissons décident de demeurer dans les rivières. On y retrouve surtout du doré, du brochet et de la ouananiche. Ce dernier, un nom amérindien, signifie : "le petit égaré". C'est à Desbiens que René pêchait ses premières ouananiches avec son père, ces saumons d'eau douce, dans la rivière bordée là encore par une usine à papier. De même pour Val-Jalbert, les maisons qui s'y construisent se ressemblent, un conformisme qui confirme la volonté de ces villages-champignons à vouloir disparaître à la première occasion, qu'il s'agisse d'un ordre du ciel ou d'un ordre des hommes.

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Val-Jalbert possède son centre communautaire à l'entrée, ensuite viennent le couvent, le presbytère et l'église, indispensables à tout village autour du lac. Le magasin général occupe la grande place sur la rue Saint-Georges, et tout au bout, à côté de la chute, l'usine termine le village. Quelques petites maisons en bois ornent le haut de la colline, à l'arrière les champs de foin s'étendent jusqu'au lac. Les familles aux nombreux enfants s'activent au quotidien. Le lundi ils font des tartes et des tourtières, le mardi ils font le lavage, le mercredi ils s'occupent du jardin, et ainsi de suite pour chaque jour de la semaine. C'est le premier village de la région qui a l'eau courante et l'électricité, énergie produite par une génératrice actionnée par l'eau de la chute. Il n'y a pas plus moderne dans le monde entier, affirment-ils.

Dans une des maisons de Ouiatchouan, nom montagnais (amérindien) du village avant d'être baptisé définitivement Val-Jalbert, René assiste à la naissance de Joseph-Philibert-Azarias Tremblay, son ancêtre, qui sera baptisé à l'église Saint-Georges, sur la rue Saint-Georges, dans la paroisse Saint-Georges, par le curé Georges Tremblay. Bientôt cet enfant ira à l'école dans le couvent où les sœurs Notre-Dame-du-Bon-Conseil lui enseigneront la dure histoire des colons du pays. Il travaillera sur les chars, c'est-à-dire les wagons de train, au chargement de gigantesques rouleaux de papier qui partiront vers les États-Unis, en devenir du New York Times.

Il y a quatre grandes familles de Tremblay à Val-Jalbert, pour les distinguer il a fallu leur donner des noms. Il y a les Tremblay à la pipe, les Tremblay du bas de la côte, ceux du bureau de poste, et enfin, la famille d'Azarias, les Tremblay pas de fesses. Toute la vie d'Azarias sera stigmatisée par ce surnom de Tremblay pas de fesses qui lui donnera toute sa fierté. Son baptême se fait selon les rites précis établis par la sainte Église catholique romaine. Il y a d'abord les sermons du curé sur la raison d'être des enfants, la nouvelle génération qui travaillera à pourvoir à la vieille, l'importance pour l'avenir de l'humanité de bâtir une grande famille chrétienne sur tous les continents de la Terre. Suit le signe de la croix sur le front avec l'eau bénite. Puis l'office relatif aux naissances y est chanté, véritable célébration du culte chrétien.

Plus loin sur la rivière Saguenay, à Saint-Jean-Vianney, le défrichage de la forêt est maintenant terminé. Les terres sont bonnes à labourer, les vaches nous aideront à produire

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du lait, du beurre, de la crème et de la viande. Le bonhomme Girard, du nom de Joseph, fier de son domaine, possède tout le village. Les fermiers travaillent sur ses terres, louent ses machines, lui permettent de bien vivre avec sa famille de quinze enfants en une maison gigantesque dans le village de Saint-Cyriac tout près. Le vieux Girard possède également une bonne partie de Saint-Cyriac et deviendra suffisamment riche pour payer une maison neuve à chacun de ses enfants, sauf à celui qui deviendra le curé de la famille. Celui-là aura ses études classiques payées à Chicoutimi, la plus grande ville du coin dont le nom signifie: "Là où l'eau est profonde". Joseph Girard est propriétaire d'étables, de poulaillers, de porcheries et de silos. Qui donc pourrait ébranler sa puissance ?

Là aussi René assiste à la naissance de son ancêtre, Joseph-Roméo Girard, fils de Joseph et de Marie-Joseph Girard, mariés à 13 et 15 ans, en une permission spéciale du pape. Cousins au premier degré, ils ont payé une forte somme à l'Évêché pour leur mariage, léguant à toute leur descendance une propension au cancer de la peau. À Saint-Jean-Vianney, comme dans tout bon village, il y a un maire, un hôtel de ville, un conseil municipal, un notaire, un avocat, un restaurant, un magasin général, un fou du village, un curé, un couvent, des sœurs, des frères et tout ce que les habitants du village ont l'obligation morale d'avoir dans ce monde plutôt incertain mais en pleine expansion. Devant ces faits accomplis il ne reste plus qu'à naître et à se battre. Parce que le destin fait bien mal les choses : Azarias devra quitter Val-Jalbert et Roméo devra devenir curé. Ce que tous deux refuseront obstinément.

René revient à lui dans sa froide cellule de pierre, avec une certaine difficulté à se débarrasser d'un univers très réel où il vient de vivre l'organisation d'un nouveau monde. Il vient de naître deux fois, en deux familles différentes, en deux villes naissantes, de l'autre côté de l'Atlantique.

 

Chapitre 2

Paris, cinquième arrondissement, quartier latin, rue des Écoles, appartement d'un vieil Anglais riche. René fait face à l'Anglais, il tente de lui expliquer sa vision des choses.

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—Croyez que je suis incertain de comprendre le but de ces rêves, non plus que celui de cette société. Si vous pouviez m'aider, à voir en quoi la souffrance sera mon salut et que la boisson est la voie vers le tout-Puissant. J'ai peine à voir la vie sous terre, ces rites et ces gens, comment pourrais-je y trouver la lumière ?

Le vieux se retourne sur sa chaise, ses bagues en or éblouissent René qui ne peut s'empêcher de remarquer le luxe dans lequel cet homme arrive à parler de choses divines dont l'accès se fait par la souffrance et la recherche à l'intérieur de soi enfermé entre quatre murs de pierre.

—Je ne crois pas que j'y arriverai, je vais mourir et il n'y aura plus de réveil. Il m'est impossible d'atteindre Dieu, je suis même incapable de comprendre sa sagesse. La prière semble insuffisante.

L'Anglais, de son français impeccable, parle à René :

—Sache que la volonté pourrait te permettre de devenir toi-même Dieu. Le monde extérieur n'offre que le bruit, la distraction, la perte de temps pour se rendre physiquement d'un point à un autre dans l'espace. Le mal et la tentation du mal s'y développent. Seul un univers cloîtré, fermé de la ville, apporte la plénitude nécessaire au travail de l'initié. Encore faut-il voir que ce lieu n'est fermé qu'en apparence, il est l'ouverture de l'esprit sur l'infini du monde caché. C'est un long processus, mais possible.

Le regard de René sur le vieux devient encore plus méprisant, cet appartement lui semble bien plus luxueux que la minable place où il demeurait lors de leur première rencontre dans le quatorzième. L'homme se rend bien compte de l'attitude de son jeune néophyte.

—Notre société est un cercle d'amour fraternel et de perfectionnement personnel. Tu y seras bien reçu, tu y entendras une nouvelle prophétie. Il y a même des laboratoires où se préparent les schémas de la procréation du monde. Mais ne juge pas trop rapidement cette organisation. Si elle ne donnait pas à ses disciples un sens à l'existence et une explication à chaque phénomène dans l'univers, si ses moyens ne permettaient pas d'accéder à de profondes valeurs spirituelles et à la foi absolue en Dieu, la survie sous terre serait impossible, voire même dangereuse. Alors les adeptes quitteraient les carrières souterraines pour aller rejoindre les habitants du dessus. Qu'adviendrait-il alors ? Rien de plus que sous terre, je te le dis.

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René tente d'assimiler ces paroles, ces belles phrases qui, un jour, espère-t-il, signifieront quelque chose. Le vieux se lève, regarde par la fenêtre distraitement, il observe l'horizon.

—Qu'en est-il de la mort ? Ne mérite-t-elle pas une préparation ? Plusieurs se contentent d'une maigre médiocrité. Ils naissent, travaillent pour se nourrir, forment une famille et meurent ensuite, sans plus. Il y a des châtiments, tu en es la victime. Il n'est jamais trop tard pour bien faire et recevoir le pardon de Dieu. Et surtout de comprendre, pour ne pas ruiner notre vie sans avoir rien appris de notre voyage sur la Terre.

René ressort de l'appartement la tête pleine d'idéaux, mais trouve lui-même les réponses à ses questions. En apprenant à ne plus trop s'en poser justement. C'est en Rolls Royce, aux vitres teintées avec chauffeur, que René traverse une partie de Paris pour retourner à Denfert. Quelle belle voiture vue de l'extérieur, réussite sociale extrême, combien peuvent se vanter de rouler dans une telle machine à Paris ? Quelle belle prison lorsque les portes y sont verrouillées. Comme une ouananiche qui n'a plus rien à quoi s'accrocher, sauf l'hameçon. Perdu de ce monde, il voit Paris pour la première et dernière fois avant de retourner à jamais sous le Parc Montsouris. Devant la Sorbonne, cette université de Paris, il voit des gendarmes qui font reculer les gens et quelques autobus bleus remplis de militaires. Il doit encore se passer quelque chose au niveau politique, ou bien une manifestation de jeunes nazis nostalgiques d'Hitler, qui sait. Ne connaissent-ils pas la vie et l'histoire tous ces gens-là dehors ? Ils la connaissent trop bien peut-être, cette vie qui ne mérite pas que l'on s'y arrête pour la décrire, la raconter, la glorifier, en écrire toute une littérature inutile. René repense à ses professeurs, à ses amis médiocres peu importe leur réussite sociale. Il n'a pour tout souvenir qu'une vue méprisante de la vie, une pitié globale sans limite. Rien ne vaut plus la peine lorsque l'on sait que l'on va mourir. Passage devant le jardin du Luxembourg, les touristes, les Parisiens, André Gide, la pâtisserie Dalloyau, un sandwich gruyère s'il vous plaît, sa motivation à l'existence avant d'être enfermé. Cette motivation de René à disparaître du monde civilisé pourrait provenir de sa perte de confiance dans les institutions sociales, mais de résumer ainsi une telle décision serait exagérer les déceptions de René. D'autres facteurs appuient sa décision, comme son besoin de sortir de son moi intérieur qui a perdu sa raison et qui est incapable de répondre à quelque question que ce soit de ce qui concerne la vie.

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Il retourne donc vers la souffrance, cherchant à sortir de sa solitude à travers la masse, pour trouver la plénitude au sein de la communauté. Il saura ainsi faire face à la mort et ne plus rien craindre de ce que notre condition humaine est susceptible d'apporter. Mais il y a aussi son indifférence globale face à tout, qui lui fait se demander pourquoi il ne devrait pas être là plutôt qu'ailleurs.

Port Royal, dernière chance à l'idée de fuir, à ne pas retrouver cette cellule jusqu'à la mort. Partir de par le monde... mais pour aller où ? Le Lac-St-Jean, il n'y a plus que cet endroit qui compte, la renaissance par le nouveau monde, qui enlève le péché de l'humanité. Le Lac-St-Jean, il y vit davantage en étant enfermé dans sa cellule qu'à y être assis dessus physiquement.

Les portes de la Rolls ne sont pas verrouillées, un oubli du chauffeur, une chance à prendre, un risque aussi. Comme si on lui laissait une chance. Que le destin, après lui en avoir tant imposé, lui autorisait soudainement ce changement radical qui lui permettrait vraiment d'atteindre le prochain détour. L'arrêt, l'attente, la décision, le regard du chauffeur... et si la porte de sortie était effectivement la découverte de Dieu ? Le choix pèse, la réussite extérieure ou le bonheur. René ne sait plus où donner de la tête. La réalisation de sa foi, l'accès à cet univers, cette création, les clés de l'existence, la Vérité dans la connaissance de la vie, la porte est ouverte, immense ouverture sur le monde, il s'agit de pousser la portière... René ! allez, vas-y ! La Rolls repart, il n'y aura aucune autre chance.

Place Denfert-Rochereau, rue René-Coty, on ne passera pas devant le Parc Montsouris et la Cité internationale universitaire de Paris. Quelle chance, ça évite de rouvrir les plaies du passé qu'il faudra s'efforcer d'oublier. Le passé n'est qu'une vague onde déformée qui modèle le cerveau et qui ne mérite pas qu'on l'on tente de la ramener en surface. Si l'on pouvait effacer sa mémoire comme l'on efface une cassette magnétique, la vie serait déjà moins lourde sur nos épaules, ça simplifierait les choses. Cela nous réduirait à rien, prêt à recevoir un nouveau bagage de connaissances, prêt à recommencer nos erreurs à l'infini. La Rolls Royce arrête en face d'un des édifices sur la rue René-Coty, un grand bâtiment blanc dont les ailes forment un "U" et qui sert maintenant d'hôpital. Puis c'est les escaliers, le petit appartement, la descente aux enfers. S'il faut découvrir Dieu, autant que ce soit en enfer.

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—Vous n'avez pas fui, vous en aviez la chance. Vous serez désormais des nôtres.

—Je suis désormais vôtre, jusqu'à ma mort.

 

Chapitre 3

Chez les frères de la société, on se questionne. Il n'a pas fui, il est des nôtres. Cette chance là à sa portée, tester sa foi en Dieu, une admiration vite refoulée. Aucune démonstration, aucune réaction, aucune émotion, seulement des faits, des rituels et des prières. Le conformisme chez les frères, il n'y a que cela de vrai pour arriver quelque part. Être tous identiques, ne devenir qu'un, irréprochable, afin de construire un projet collectif, ensemble, et non chacun de son côté et dans tous les sens. Ainsi nous mourrons tous dans notre péché originel, nous sommes les initiés qui seront sauvés par l'éclat de nos actions. Parce que la guerre s'en vient, la troisième guerre mondiale, la dernière. Plus d'une dizaine de pays possèdent les moyens de se débarrasser de la planète, de même pour de multiples organisations planétaires pour qui, depuis longtemps, les frontières douanières n'existent plus. Le feu d'artifice sera éblouissant, celui qui terminera l'histoire de l'homme. On prendra le dernier des livres d'histoire et l'on écrira fin du deuxième millénaire, fin de l'humanité. Il n'y aura plus un étudiant en histoire qui sera là pour dire si oui ou non il s'agit bien là d'une vérité historique à débattre. Il n'y aura une vérité future que pour les initiés qui n'auront aucunement besoin de livres d'histoire, ils auront la conscience de l'humanité innée. Ainsi nous n'aurons que faire de la reproduction physique des corps, nous sommes Dieu, la procréation d'univers à volonté, à l'infini. De rien naît la matière, les hommes, l'humanité. Ces frères, je suis maintenant des leurs. On fera le rituel d'acceptation. Chacun ira de ses conseils, de son conformisme, de sa religion. René est projeté dans l'enceinte sacrée des caves, à la rencontre du père supérieur, son maître.

—Vous devez m'offrir votre confession mon enfant, avant de l'offrir à Dieu. La pureté est de rigueur, n'avoir rien sur le cœur ou sur la conscience, la blancheur excessive, les flots des rayons divins de la lumière, cela vous transpercera le cœur.

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—Même dans le fond de ces caves ?

—Vous jouirez de la paix divine, jouirez de cette pureté. Offrez-moi votre confession.

—Eh bien mon père, mon plus grand péché ne vaut pas la peine d'être confessé.

—Je vous pardonne tout de même vos péchés. Votre vie, comme celle de tous les frères, ne m'est pas inconnue, votre confession ici est inutile. Il faut offrir votre confession à Dieu. Vous connaissez votre mission d'initié ici sur terre, envoyé pour sauver l'humanité, vous en trouverez la force. Une cérémonie officielle d'acceptation dans notre fraternité vous sera bientôt consacrée, il vous faudra apprendre les gestes précis du rituel. Vous serez baptisé.

L'hypocrisie des autres, et la mienne. Comme on étale toutes ses valeurs, sa morale, ses principes moraux, ses croyances, ses facultés, ses capacités intellectuelles et spirituelles, alors que tous ces gens n'arrivent à rien. Ils ne croient même pas en Dieu parce que leur foi leur fait défaut. Avoir la chance de prouver que tous ces gens sont faux ! Comment se taire, devenir un dans la masse. Joie. Je ne demande qu'à devenir un initié, comme les autres, me faire oublier, me taire, atteindre la sérénité dans la spiritualité. Dieu, cet absolu, ces quelques lettres lourdes de conséquences, à la tête de toutes les philosophies, les idées, la parole. Dieu, cet être inexplicable et indéfinissable pour l'humain qui s'applique à son quotidien. Ce Dieu qui n'aura bientôt plus aucun secret pour moi.

 

Chapitre 4

Le pardon de Dieu, comment l'obtenir lorsque notre plus grand péché est celui de douter de son existence ? Non pas qu'il ne veuille l'offrir sa confession à Dieu, si seulement il pouvait l'atteindre et être délivré de son péché. Il invoque Dieu, tente de le voir, distingue des formes dans le noir, imagine plutôt qu'il s'agit d'électrons en fusion, de miniatures soleils se consumant. Et si c'était cela Dieu, ces petits systèmes solaires pareils à celui où il vit ? Concentrons-nous, l'image de Dieu finira bien par apparaître. Parlera-t-il seulement ? La voix de son voisin lui revient :

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—J'ai vu Dieu, j'ai vu la face de Dieu et de la Vierge Marie. Ils n'ont point eu à parler, j'ai tout compris, l'illumination. Posez-moi n'importe quelle question, je vais vous répondre. J'ai réponse à tout.

Son autre voisin lui avait demandé à propos des morts. Il a répondu du mieux qu'il a pu, bel effort, contradictoire à plusieurs points de vue cependant. René s'est avancé pour poser une autre question qui est demeurée sans réponse. Les frères racontent-ils des demi vérités, sinon des mensonges ? René s'est longuement questionné par la suite, se demandant comment interpréter ce silence. Il a demandé conseil au maître qui lui a répondu qu'il faut écouter d'une oreille distraite ce que disent les frères. Parfois ils voient des choses, mais sont incapables de les voir justement. Fort souvent ils ont cette difficulté à raconter leurs expériences avec la finesse qu'il faudrait. René se demandait comment lui ne vivait aucune expérience bizarre, sauf ses visions. Ce peut-il que ce voisin voie des choses impossibles à voir pour René ? La sagesse infinie de ce père supérieur, que se produit-il vraiment dans ses rêves la nuit ? Communiquait-il vraiment avec les morts, avec des initiés passés outre la vie, qui, dans leur état second, guident les hommes vers des desseins plus humanitaires ? L'esprit de cette boisson verdâtre l'aiderait sans doute à trouver des réponses.

Le voilà alors survolant le Lac-Saint-Jean dans son bleu infini, puis il descendit la rivière Saguenay jusqu'au village de Saint-Cyriac. C'est la première confession de Roméo à l'église Sainte-Cécile, la petite boîte avec un curé à l'intérieur. Les étudiants à tour de rôle entrent pour confesser leurs maigres péchés, oubliant les plus sérieux.

—Dieu, entre un examen de catéchisme, un examen de mathématiques et une partie de billes, on en n'a rien à foutre, m'sieur le curé.

L'enfant de l'autre côté qui confesse ciel et terre, quel peut donc être l'infini de ses péchés pour ainsi prendre une heure à les raconter dans leurs moindres détails ? Cette période de temps est proportionnelle au calvaire religieux de l'enfant pour les quarante prochaines années à venir.

L'église se dresse de tout son haut, le cierge allumé indique une présence divine ou satanique, on ne sait plus. Mais d'où descend cette senteur d'encens affreuse qui débloque les sinus et provoque les allergies ?

—Atchoum ! m'sieur le curé !

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Roméo, prenant pour sa peine le désir de comprendre sa présence dans ce confessionnal, incapable de voir qu'il y avait dans la boîte un curé qui ouvrirait bientôt son panneau, le voilà qui offre sa confession au mur, pensant l'offrir directement à Dieu.

—Eh bien voilà mon Dieu, j'ai frappé ma sœur en plein visage, ça a fait flounk ! Je ne demande pas votre pardon, la punition a suivi, la vengeance a été instantanée. Ça a fait kaboum, les murs ont sauté. J'ai menti, menti partout où cela a été possible de mentir. On ne construit pas un monde sans mensonge, mon Dieu, vous le savez mieux que moi.

Lorsque Roméo sortit du confessionnal, voilà que les professeurs, comme des mouches sur de la merde, s'activèrent à insister pour qu'il retourne à l'intérieur de cette boîte qui dégage une senteur de bois ecclésiastique.

—Il ne s'est pas confessé, l'autre enfant n'est pas encore sorti !

—Oui madame, je me suis confessé à Dieu directement, oui madame. N'est-ce pas mieux ?

Trois ans plus tard, une même confession généralisée avait lieu, et Roméo comprit enfin la panique de ses professeurs. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'une petite porte dans la boîte s'ouvrit et qu'un curé demanda sa confession.

—Pardonnez-moi monsieur ma stupéfaction, je ne m'attendais pas à vous retrouver ici avec moi pour entendre ma confession à Dieu. Croyez-moi, occupez-vous du garçon de l'autre côté, ainsi ma confession sera non biaisée.

—Mais je dois vous bénir ensuite.

—Bénissez-moi tout de suite.

—Vous ne comprenez rien, stupide animal, vous avez pourtant douze ans ? Dans quelle famille non chrétienne avez-vous été élevé ? Malheur à qui ne connaît pas tous les sacrements de l'Église un par un, les quatre évangiles par cœur et la bonté infinie de Dieu notre Seigneur, le tout-Puissant !

—Pardonnez-moi mon père, on ne m'a rien dit de tout cela, je vous le jure. Il m'aurait sans doute fallu le deviner, l'inventer puisque c'est évident que toutes ces cérémonies sont indispensables à la vie de tout chrétien.

—Maintenant il faut tout me dire, pauvre innocent.

—Tout vous dire quoi ?

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—Vos péchés !

—Mon péché est de ne rien connaître de toutes vos foutaises et de ne pas vouloir les connaître, et je ne veux pas me marier !

—Sacrilège !

Le pardon de Dieu, offrir sa confession, qu'elle sorte enfin, qu'on lui pardonne enfin, que cette maladie guérisse, qu'il puisse sortir d'ici pur et lisse comme une orange orange pendue à un oranger, inexorablement attirée vers la terre, vouloir s'y écraser de toutes ses forces par les seules lois de la nature. Être mûr pour recommencer sa vie dans le droit chemin, travailler à construire un monde meilleur, lâcher des enfants dans la nature qui iront se cogner le nez sur les orangers, ignorants qu'ils seront. À lui de leur montrer le droit chemin, l'inévitable voie du Seigneur, leur montrer comment procéder de la confession afin que leur conscience ne les détruise d'aucune façon par la maladie de Dieu. Remplir leur tête de certains passages choisis de la Bible avant que leur crâne n'aille pourrir dans les catacombes juste à côté de sa chambre. Il croit entendre les premiers touristes depuis que les catacombes sont rouvertes au public, on a installé un système d'aération, il est impossible de respirer à la profondeur où ils sont enfermés. C'est ainsi que Dieu a voulu les choses. Il doit lui offrir sa confession. Ma confession à Dieu, exiger son pardon. Qu'il me bénisse et qu'on en finisse.

Chapitre 5

Le sanctuaire, ces longues journées à se recueillir en guise de pénitence dans l'étrange atmosphère des catacombes. N'oubliez pas de prier pour les six millions de morts qui chaque jour vous tiennent compagnie dans votre recueillement ! À genoux, les bras dans les airs, l'endurance humaine offerte à Dieu. Le cierge à fixer, la lumière le pénétrera.

—Dieu, entends ma prière, je n'ai jamais eu tant besoin d'aide. Je vais mourir !

Les nouvelles parviennent jusqu'ici, on en discute à voix basse, on entend les voix pernicieuses qui parlent du mal, les voix.

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Cela va à la grandeur de l'événement. D'habitude on n'entend jamais les événements extérieurs. La guerre imminente, on va s'emparer de la France, cette fois il n'y aura pas de pitié ni de vainqueurs. Le sol se met à gronder, les morts se réveillent, ils demandent leur juste part d'histoire, plusieurs sont morts lors de guerres précédentes. Nous devrions toucher le ciel, nous touchons les os des autres sous la terre. Barbares que vous êtes pour nous qui étions si civilisés dans le Paris des siècles précédents!

—Dieu, quel calvaire me fais-tu subir ! Il ne me reste que mes ancêtres auxquels je m'abandonne, la délivrance de ce monde d'enfer que tu m'offres, en dessous comme au-dessus. Tu es donc partout présent, jamais au bon endroit.

René est pris d'une douleur atroce, si grande que ses visions lui apparaissent sans même la drogue qui ouvre les portes de l'univers. Il ne sent plus ses genoux et ses bras levés, ses yeux se remplissent des terres de Val-Jalbert. Il devient maintenant Azarias.

C'est l'époque de la maladie qui frappe la région, le fléau qui conduira la moitié du village dans le cimetière. Azarias est seul dans l'église désertée, à prier que Dieu les aide. Les gens sont en quarantaine, le village est vidé de sa vie d'antan.

—Dieu, nous aideras-tu ? Pourquoi ma mère doit-elle mourir ? Quelle sorte de cœur as-tu donc ?

Le curé est au chevet de ses malades, il n'y a aucun docteur à Val-Jalbert. Celui de Roberval, une ville voisine, ne sait plus où donner de la tête puisque toute la région se meurt. De surcroît il n'y peut rien. Azarias est surpris de voir à l'extérieur cette belle neige blanche recouvrir la terre et les instruments aratoires des cultivateurs. Quelle pureté en même temps que ce fléau. Il se souvient du curé qui disait que Dieu se débarrassait de ceux qui avaient trop péché, de ceux qui n'étaient pas purs. Ainsi on voit la face de ce village, la moitié mourra de la grippe espagnole. Azarias est tranquille, il ne lui semble pas avoir péché suffisamment pour mourir.

L'hécatombe des morts que l'on empile au cimetière dans une grande fosse l'inquiète, suffisamment pour qu'il décide de se choisir une femme grande et forte, même si elle doit être grosse et moins attirante sexuellement. Que vaut une belle femme qui mourra à l'accouchement du premier bébé ? L'image de l'hécatombe revient à la charge, les morts qui

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s'empilent les uns sur les autres, la guerre n'en a pas fait autant à l'étranger. Cela juste à la fin de la guerre, les malheurs se multiplient encore et encore. Le mal d'une collectivité, comme dirait le curé. C'était bien, avant la première guerre, d'aller tuer des hommes. Cela devient un mal collectif à la fin de la guerre d'avoir tué des hommes, même pour la liberté. Heureusement que la religion s'adapte aux situations pour nous sauver, le conservatisme nous aurait fait perdre notre liberté.

—N'oubliez pas de prier pour les morts qui vous soutiendront dans vos problèmes quotidiens!

Ils iront au ciel, leurs péchés seront pardonnés. D'autres brûleront dans les flammes de l'enfer, dans les ténèbres où la lumière ne se montre jamais. Ils n'ont pas eu le temps de sauver leur âme. Il s'agissait pourtant de se recueillir, de faire sa pénitence, d'entrer en contact avec Dieu, voir sa face et être illuminé. Comme la présence des morts est réconfortante, ils sont beaucoup plus présents que Dieu. Leurs souvenirs nous dirigent, leur parfum nous enveloppe, ils sont concrets, en chair et en os.

 

Chapitre 6

Sur le retour à sa chambre, René rencontra un frère qui l'invita à venir l'aider à mettre une sorte de robe de cérémonie que René devra porter lors du rituel de l'initiation. Pourquoi ne l'avait-il jamais remarqué ce Fabrice, et pourquoi veut-il essayer une robe que René devra porter ? Le voilà en caleçon maintenant, des Calvin Klein en plus. Que fait donc un objet aussi insolite dans cette cellule de pierre ? Fabrice décrivit que c'est lors du rituel que René deviendra un vrai initié sur la voie d'acquérir la connaissance. René ne veut rien entendre.

—D'où viens-tu ? Que fais-tu ici ?

Fabrice ne dira rien sur sa vie, seulement qu'il vient du sud de la France, Biarritz, et qu'il est le seul descendant vivant de toute sa famille. Fabrice est-il comme lui ? A-t-il les mêmes opinions que lui à propos de tout ce qui se passe ici ? René partit dans ses pensées pendant

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que Fabrice s'affairait à quelque chose. Il repensa aux paroles de Fabrice, il lui faut devenir un initié, il n'a pas le choix. Cela implique le serment, jurer qu'il ne reverra jamais plus le monde extérieur, rejeter Paris et ses institutions. C'est là le prix pour devenir un initié.

La famille Girard sur l'heure du repas du soir. La servante apporte la soupe aux patates. La mère et le père ont pris une décision : Roméo, 14 ans, sera le prêtre de la famille. Le curé est venu voir la mère, il a affirmé que Roméo ne souhaitait pas se marier, il ne restait donc qu'une solution, c'est-à-dire on va lui payer ses études classiques, il partira en voyage à Rome lorsqu'il sera un peu plus vieux, il sauvera la famille de la honte de ne pas avoir fourni un curé à la société. Il continuera à travailler dans les bois cet été, en septembre il entrera chez les frères. Roméo panique, ne souhaite pas davantage se marier que devenir curé ou faire ses études classiques. C'est la dépression. Il se retrouve la veille de son départ avec une fille qui lui tourne autour depuis fort longtemps. Il essaie de se convaincre que le mariage le sauvera peut-être de tout cela. Nus dans un fourré, les voilà qui se frottent un peu. Il éjacule sans même qu'il n'y ait pénétration.

—Je ne te quitterai jamais plus.

La semaine d'après il part pour le bois, la délivrance de cette femme qui ne parlait plus que de mariage.

Toute la forêt est à raser. À travers les arbres on aperçoit la cabane en bois où le cook fait les repas, cet endroit où seuls les hommes sont admis. Les bûcherons couperont les arbres pour ensuite envoyer les billots dans la rivière, jusqu'à ce qu'elle soit pleine et qu'au printemps on vienne la dynamiter pour laisser dériver les billots vers les usines à papier des villes avoisinantes. Roméo discute avec un homme de ce qu'on l'obligera à entrer chez les frères, l'autre lui fait comprendre que ce n'est pas si mal. Roméo accepte finalement de devenir prêtre.

Mais de retour en ville, à la fin de l'été, sa destinée semblait s'accomplir. Pas d'autre choix que cette femme avec qui il avait eu l'audace de faire des choses avant le mariage. Elle est tombée enceinte, paraît-il. Son mariage a été préparé en cachette pendant qu'il était dans les bois.

—Mais tu dois m'épouser, sinon je devrai m'exiler à jamais dans un couvent très loin d'ici.

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Et puis, tu veux vraiment devenir curé ?

Le mariage, on le fête en catastrophe, à la surprise générale. Certaines malvenantes se jurèrent de compter les mois de grossesse, c'est au bout du neuvième mois seulement que l'on saura vraiment si ce mariage méritait d'être célébré en blanc.

Retour à Fabrice.

—Avons-nous le droit de parler ainsi ?

—Le gouvernement qui s'active ici, pour les besoins de la cause, approche le totalitarisme. En deux mots, non, nous n'avons pas le droit de parler. Écoute René, tu apprendras de nombreux nouveaux règlements, obéis au doigt et à l'œil. Plusieurs sont disparus et nous ne les avons jamais revus. Les catacombes sont maintenant rouvertes au public, ils ont condamné l'entrée de la vieille station de train désaffectée. Ce sera notre place secrète à nous deux. Je te ferai savoir quand tu m'y rencontreras. Je te conseille de ne parler à personne, ils n'appartiennent déjà plus à notre réalité. Ils sembleront chaleureux et amicaux, c'est le mot d'ordre.

Chapitre 7

C'est dans la nudité la plus complète que tous et chacun se réunissent autour de René étendu seul sur l'autel. Il n'y a plus d'identité sociale ici, qu'une identité nue commune à tous. Certains sont plus gros, d'autres sont minces, des beaux, des boutonneux, des dégueulasses. Seul Fabrice semble dégager l'énergie nécessaire pour donner confiance à René. Sa beauté à elle seule ne suffirait pas, d'autres sont aussi beaux que lui, quelque chose de plus se dégage de son être. Étrangement, le père supérieur n'est pas laid dans sa nudité et son âge. Le voilà qui parle, mais René sombre déjà dans les affres de l'inconscience. Fabrice deviendra son frère de sang, il faut recourir à l'échange du sang et au rituel qui s'ensuit... une générescence en une renaissance. Fabrice s'occupe à déshabiller le néophyte, à lui couper le pouce ainsi que le sien pour l'échange du sang. Alors René semble revenir du royaume des morts, il veut affirmer quelque chose, il veut empêcher l'initiation.

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Mais le mutisme est la seule aptitude de René. Le père supérieur, devenu grand-prêtre, commence à chanter et à danser, entraînant les autres dans un genre de procession. Suit la semence du savoir, la renaissance.

—Désormais tu apprendras bien des choses, mais tu devras désapprendre d'abord. Par ta présence ici et ton initiation, tu prêtes le serment de demeurer ici jusqu'à ta mort. C'est la loi du silence sur toutes les connaissances acquises ou à être acquises. Par cette initiation tu fais maintenant partie d'un grand rythme universel inscrit dans la mémoire collective. Cette âme commune sert à former la morale de l'homme, elle maintient les traditions indispensables à la survie des civilisations, qui, on le sait, sont mortelles. René, bienvenue parmi les tiens, désormais tu t'appelleras Éner.

 

Chapitre 8

En plein centre de la mer, René gît seul recroquevillé sur lui-même dans un canot d'écorce, nu comme un ver qui découvre pour la première fois la lueur du jour. Il voit cependant venir la vague au loin, avec le vent. Il s'inquiète de ce qu'elle pourrait l'envoyer au fond de l'eau. L'orage apparaît soudain dans le ciel bleu, les éclairs tonnent, il pleut des roches partout sur la mer. La tombée du jour ne se fait pas attendre. La vague suivie d'autres basculent le canot dans toutes les directions. Les roches s'accumulent dans le canot. Apparaît alors Fabrice, véritable héraut apportant son message. Il tient cependant un rocher à la main. René élance le bras, mais il reçoit le rocher sur le crâne. C'est la mort consciente. À son réveil, pratiquement instantané, René découvre l'aurore. Le lac est calme, seule une petite brise lui souffle le visage. Il a perdu beaucoup de sang des suites de l'action de Fabrice. Il voit la terre ferme de tous côtés, mais il lui est impossible de la rejoindre. Il s'envole et se retrouve au-dessus de la Cité internationale universitaire de Paris qui borde le parc Montsouris. La Maison du Canada, petit bâtiment gris en forme de "U" recouvert de plantes grimpantes, s'offre devant lui.

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Il entre par la fenêtre de la chambre du bout et traverse le long corridor. À chaque porte qu'il passe, un frère ouvre et l'invite à entrer, mais comme René n'entre pas, ils se mettent à le poursuivre. René continue l'ascension du couloir jusqu'à l'avant-dernière porte du bout, la fenêtre ouvre directement sur le parc. Alors il marche sur le haut de la colline, c'est la plénitude. Il distingue cependant un ravin où s'étendent les anciens rails. Il voudrait fuir son angoisse, il regarde les arbres, la verdure, mais il est tout de même attiré par le ravin. René se réveille soudainement dans sa cellule. Sa conscience est en suspension, ses muscles se relâchent, sa circulation sanguine et sa respiration ralentissent.

Il s'éveille de son sommeil de mort, avec une impressionnante cicatrice sur le crâne. Il fixe inexorablement l'ampoule entourée de fer.

 

Chapitre 9

Les tâches que l'on exige de René ne cessent de se multiplier. Un balai à la main, il doit maintenant nettoyer tout ce qui peut être nettoyé dans le labyrinthe des caves du parc Montsouris. Que voulez-vous que je balaie ici ? Tout brille déjà, cela ne suffit pas. Il imagine les frères habillés en hommes d'armée, ils balaient un de ces vieux bâtiments qui transpirent les produits chimiques. C'est ainsi que commence la déstructuration de l'esprit. Puis il voit les frères assis à l'université autour d'une table, ils commencent leur première année scolaire. On entend un professeur radoter:

—Je vais vous enseigner à oublier le jeu pour aider votre concentration sur le savoir et l'écriture. Vous devrez alors transcrire un millier de fois les lettres A,B,C,D jusqu'à Z dans votre cahier et ainsi apprendre la dure réalité de la vie.

Il s'agit donc de balayer les rochers, travail inutile, nettoyer les murs qui brillent déjà de propreté. Empêcher René de penser, empêcher le jeune soldat de se demander ce qu'il fera bientôt lorsqu'il recouvrira la liberté. Empêcher celui qui apprend de croire qu'un jour il reverra le Soleil. Qu'il se couche crevé le soir pour recommencer le lendemain. La vie n'a point besoin d'être vue, il s'agit de travailler dans la souffrance, jouir de dormir.

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Si on en a la chance, car le couvre-feu se fait à vingt-deux heures, le réveil à deux heures du matin. Quatre longues heures de sommeil par jour, le dimanche consacré en entier au jeûne et à la méditation. Nettoyer tous ces corridors infinis, traîner toute la journée ces instruments de travail, ne jamais savoir l'heure. René souhaiterait profiter de ce travail mécanique pour tenter de se faire un plan du labyrinthe, mais tout effort mental lui est devenu insupportable. Il est dans la lune, on lui parle dans le vide, il ne touche plus par terre. Cette impression que ses jambes peuvent encore faire avancer un corps, alors que la volonté n'y est pour rien. Comme lorsqu'il se rend dans ces grandes maisons du savoir pour suivre ses cours, il y va à reculons. Le maître parle, on ne veut pas comprendre. On pose le crayon et on dit que c'est assez pour aujourd'hui. Je vais aller balayer l'univers en entier plutôt, je n'ai point besoin de me concentrer sur cette science. Tant de souffrances qui devraient pourtant un jour porter fruit. Un jour, si cela avait une quelconque signification en son esprit. Frottons, balayons les caves, lavons les murs, comme les femmes de ménage qui nettoient les murs de tous ces bâtiments. Faisons passer l'air s'il est encore possible d'en trouver à cette profondeur.

Aucune espérance de salut à l'horizon. René oubli son passé, son identité, la peur le prend. Chaque nuit il fait des cauchemars, les regrets lui tordent le cœur. Il voit un homme qui lui dit que c'est terminé pour lui, qu'il ne lui reste plus qu'à mourir. Puis ses parents à l'arrière qui parlent vaguement d'honneur de la famille. Des sons étranges parviennent à ses oreilles, il n'entend plus le maître ni les adeptes autour qui chantaient d'étranges paroles lors de son initiation. Ses yeux forment un écran, un bleu excessif entaché de noir, un ciel de début d'humanité où l'on peut apercevoir l'espace et les astres. Ses membres sont insensibles, il se sent appartenir à un autre monde, il voyage dans l'espace et dans le temps sans plus de précisions que ses vagues souvenirs ancestraux. Est-ce là l'univers utopique dont parlait le père supérieur ? René peut ressentir l'égarement de son être nécessaire à sa survie, il est maintenant hors des frontières du temps et de l'espace. Il exorcise ses angoisses, il apprend la peur du désastre, c'est-à-dire du séisme, de l'inondation, de la tempête et du fléau. Comme le maître de cérémonie répétait :

—Apprendre à réapprendre, à subir sa peur de l'inconnu, être prêt au sacrifice du monde. Les initiations spirituelles, mon enfant, servent à métamorphoser les craintes irrationnelles en

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inquiétudes raisonnées. L'initié ne doit avoir peur que de ce qu'il saisi, afin d'être en position de s'y confronter.

Chapitre 10

Couché sur sa banquette, René ne dort plus. Ses quatre heures de sommeil sont devenues quatre heures de contemplation. Dès lors il contemple le ciel, cette multitude de petits points bleus qui lui envoient des signes. Il observe attentivement, il s'exerce à voir ce qu'aucun mortel ne pourra voir. Il pose la question, il lit la réponse dans l'espace qui s'offre à sa nouvelle vue. Ainsi il sait pourquoi Fabrice ne craignait pas de mourir, sachant que René lui-même ne mourrait pas. Aucun docteur sur cette planète n'affirmerait cela avec une telle certitude. Les miracles en médecine, bien que nombreux, n'établiront jamais de normes. René ne mourra pas, donc, bien que c'était écrit noir sur blanc sur la petite feuille du médecin qu'il s'est empressé de brûler.

—Azarias, il semblerait que vous développiez la tuberculose. Il n'existe, hélas, aucun remède connu à cette maladie.

Le docteur de Roberval, M. Simard, vient de rendre son diagnostic et prouve par le fait même les limites de la médecine. Azarias, dans la cinquantaine, est atteint de la tuberculose. La mortelle maladie qui se redéveloppe une fois qu'on la croit guérit.

—Je vais mourir, n'est-ce pas ?

—Je ne puis rien affirmer de plus que le présent diagnostic. Veuillez me pardonner, j'ai d'autres arrêts de mort à signer aujourd'hui.

—Est-ce là votre travail ? La distribution des papiers où il est bien indiqué que toutes ces maladies sont incurables ?

—Pardonnez-moi de devoir vous quitter maintenant, la maladie étant contagieuse pour mes autres patients, je ne reviendrai plus vous voir. J'invite les enfants à ne pas trop demeurer dans la même pièce que vous. Pourquoi ne pas déménager loin dans la montagne pour y

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mourir en paix dans la plus grande des solitudes ?

—Et dans le plus grand des désespoirs. Je vous remercie docteur, vous et votre savoir. Il me vient soudainement à l'esprit d'étudier la médecine. Moi aussi je veux savoir et comprendre.

—Mais vous n'y pensez pas ? Vous ignorez combien d'années j'ai sacrifiées à ce savoir ? Et vous pensez que cela m'a été donné facilement de pouvoir vous dire que vous mourrez sous peu ?

—Je méditerai la Bible alors, j'y trouverai sans doute les réponses à mes questions, pas un curé ne trouve ses réponses ailleurs.

—L'Église catholique ne vous permet pas de lire la Bible, ce serait une profanation, une hérésie.

—Mais pour qui vous prenez-vous ? Il m'est interdit d'avoir accès au savoir qui m'éclairerait sur ma mort biologique, de même il m'est interdit d'avoir accès au savoir qui m'éclairerait sur ma mort spirituelle. Sur qui donc dois-je compter ? le curé lui-même ne s'approchera plus de moi.

—Croyez-moi, Azarias, Dieu vous a fait travailleur à l'usine. Asseyez-vous dans cette chaise et priez le ciel. Dieu entendra peut-être votre repentir.

René contemple le ciel.

—Habillez-vous les enfants, la voiture est prête.

Les Girard s'apprêtent au départ, les six roues de secours sont bien installées dans le coffre. Les routes de pierres concassées provoqueront quelques crevaisons durant le voyage. La distance entre Saint-Cyriac et Saint-Bruno n'est pas énorme, mais cette distance peut le devenir pour celui qui n'a pas de moyen de transport adéquat. Pour René, cette distance n'existe plus. Pas plus d'ailleurs que la chronologie des événements lors de ses visions. La Ford de M. Girard est avancée. La famille s'en va voir un miracle à la petite église de Saint-Bruno. Un miracle qui fera regretter davantage à Roméo de ne pas être devenu prêtre afin d'avoir accès à ce savoir prodigieux qui permet aux miracles de se produire, qui permet aux miracles de ne plus en être. La voiture traverse Kénogami et prend la route du Lac-Saint-Jean. La famille est tout excitée de voir le miracle se reproduire. Par la fenêtre on voit la

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voie ferrée qui est maintenant bordée d'une série de poteaux en bois qui soutiennent des fils électriques. Alors qu'ils sont fiers de voir ces fils et ces poteaux, René, lui, se demande comment faire disparaître cette véritable pollution visuelle. On traverse le village de Larouche, enfin on arrive sur le parvis de l'église de Saint-Bruno.

Une foule se presse à l'intérieur de la petite chapelle, espérant enfin, pour certains, arracher les mystères de la chrétienté. Pour d'autres, il s'agit tout simplement de se remplir les yeux sur les vertus étranges de cette peinture venue d'on ne sait où, peinte par les plus grands peintres de Rome. Le bonhomme Girard n'a pas l'habitude de demeurer à l'arrière, tous le connaissent, et malgré leur curiosité, ils le laissent passer jusqu'à l'avant, lui et sa famille. On a construit un grand autel pour l'icône qui représente la Vierge Marie. Roméo Girard observe longuement la peinture, la contemple minutieusement, comme si tout à coup la vérité de la sainte Église catholique allait lui être entièrement révélée. Son père, Joseph, n'a même pas regardé l'icône trente secondes, mais il se retourne vers le prêtre et dit à voix forte :

—Alors, monsieur le curé, vous m'avez réservé une copie de cette icône ? Va-t-elle pleurer du sang à nouveau ?

Quel coup publicitaire pour Saint-Bruno, pense le journaliste sceptique du Progrès du Saguenay. Ça aurait été inventé par le curé lui-même que cela ne me surprendrait pas. Ses croyants n'attendaient que cette preuve matérielle pour lui vouer leur vie entière, ou ce qu'il reste de leur vie. Mais les pensées du journaliste ne seront jamais publiées. Le grand titre en première page du Progrès du Saguenay se lit ainsi : Le miracle ! La Vierge se manifeste à l'église de Saint-Bruno au grand émoi de la petite communauté !

René contemple le ciel, les astres viennent s'agglomérer sous ses yeux ouverts dans la noirceur de la cellule. Roméo sort de nulle part, de la foule, il trébuche sur une marche de l'autel et, à la stupeur générale, fonce tête première sur l'icône. Au moment précis de la collision, apparaît la Sainte Vierge Marie devant un René qui ne semble pas davantage impressionné que s'il s'agissait du maître. René ne réfléchit pas, il ne pense à rien. Il observe. Il la contemple dans sa luminosité. On pourrait croire qu'il ne la voit pas, il semble ailleurs. On frappe à la porte.

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La Vierge avance. On frappe à la porte. La Vierge flotte au-dessus de René, étreignant son corps. On frappe à la porte. La Vierge se fond dans René. La porte s'ouvre.

Chapitre 11

—Éner, c'est moi.

René se retourna lentement et regarda vaguement un Fabrice à moitié nu.

—Viens avec moi à la station de train.

Les deux frères avancèrent dans les corridors de pierre, le premier tenant un chandelier. René observait son frère, sa respiration devenait difficile. Fabrice finit par pousser une porte de ciment qui donne sur des rails de train. Ils continuèrent jusqu'à la station, montèrent quelques marches et s'installèrent sur des débris de ciment en guise de table et de chaises. René allait parler, mais Fabrice le coupa :

—Écoute Éner, c'est sérieux.

Fabrice commença son étrange homélie :

—La vie est simple, elle ne peut pas être complexe. Si elle devient complexe, c'est dans la multiplicité des conventions, la multiplication de ses interprétations. Le plus souvent la vie devient complexe dans la prolifération des mouvements religieux et philosophiques.

Fabrice observait René droit dans les yeux.

—As-tu étudié les différents courants philosophiques et l'évolution de l'idée de Dieu dans le temps et l'espace ?

La réponse de René fut hésitante.

—Euh, oui...

—Tu y vois la construction d'une quantité faramineuse de mythes des plus effrayants. Pour chaque philosophe qui apparut sur cette planète, tout un nouveau courant de pensée, basé ou non sur l'idéologie de la précédente, était inventé, suivi d'une quantité de disciples parfois impressionnante. De vraies petites sectes philosophiques qui s'enfermaient dans une idéologie qui serait détruite peu de temps après, par un autre homme se disant le seul

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détenteur de la vérité. La surprise n'est pas tant que les hommes s'ingénient à créer des mythes et des légendes, mais plutôt que les adeptes se forment autour de ces philosophes pour boire ces concepts et sont prêts à changer leur agir en fonction d'un quelconque savoir. La crise de la misère humaine, sans cesse à la recherche d'une vérité pour donner un sens à la vie et aux actions d'autrui.

René écouta, mais ne partageait pas tout à fait la vision de Fabrice.

—Éner, et s'il n'y avait vraiment aucun sens à la vie et à nos actions, vaudrait-il la peine que nous fassions ce que nous faisons maintenant ?

René demeura perplexe. Ce n'était pas à la légère qu'il se retrouvait dans ces caves, il avait bien l'intention d'y découvrir la connaissance, ou du moins une connaissance.

—Fabrice, n'es-tu pas un de ces philosophes qui s'avance pour me raconter une vérité qu'il vaudrait mieux oublier ?

—Mais je ne te dis pas de me croire, n'as-tu pas suffisamment de jugement pour comprendre ces choses par toi-même ? Je ne veux pas remplacer tes croyances par d'autres, je te montre l'absurdité de certaines croyances, et l'absurdité d'adhérer à de quelconques croyances. Il n'y a pas d'autorité en ce monde, ni celle d'un roi, d'un président de république, d'un conseil de ministre, d'un juge et d'un jury en cours de justice, d'un livre de loi ou d'un père supérieur. Tu dois découvrir ta vérité toi-même, sans croire celle des autres. T'en inspirer peut-être, tout au plus.

René crut bon de clore le sujet par cette conclusion rapide :

—Bon, ainsi il n'y a pas de justice et de vérité en ce monde, prenons les armes.

Après un temps, René reprit la conversation :

—Que fais-tu ici Fabrice ?

Fabrice soupira et se mit à réfléchir. René demanda :

—D'où viens-tu, que faisais-tu avant ? Sommes-nous oui ou non frères de sang, et qu'est-ce que cela change ? Je pourrais fuir, regarde, cet escalier mène à la sortie, le tunnel sous les édifices de la rue de Rungis.

—N'as-tu pas entendu les nouvelles de la guerre ? C'est la destruction qui t'attend sur la rue de Rungis.

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—Quoi ? quelle est cette histoire ?

—Entends-tu les touristes ? Non, parce qu'il n'y en a plus. C'est l'apocalypse qui s'est réalisée. C'est ce que m'a dit le maître dans son bureau.

René, abasourdi par la nouvelle, ne sait plus quoi dire.

—Mais que... comment...

—Je te le dis, il n'y a plus de vie au-dessus, ils sont tous morts. Tu verras, notre vie semblera vide, la famine nous guette. Tu as remarqué ? L'électricité ne se rend plus.

René allait parler, mais Fabrice lui fit signe de se taire. Après un moment de réflexion, Fabrice ajouta :

—Mais nous sommes là pour restaurer l'humanité, non ?

—Fabrice, pourquoi exister si notre vie est vide, si elle n'est qu'un outil, un instrument pour restaurer ce qui a été détruit ? Ma vie est déjà vide, je n'ai que faire des préceptes de Dieu, il ne semble être là que pour éviter que je me suicide. La vie est inutile lorsque l'on a compris que l'on va mourir. Cette belle société disparaît et cela ne change rien à ma vie.

—Écoute René, en attendant on a une remise en question totale des hiérarchies sociales. Plus d'universités, de partis politiques, de parents. Les hiérarchies de la nature vont réapparaître, mais ça prendra encore du temps. C'est à nous de voir si nous voulons organiser nos vies en conséquence et nous suffire à nous-mêmes.

—Mais pour combien de temps ?

Fabrice se perdit soudain dans sa peur. René se mit à méditer. Ses jours étaient menacés par la maladie, ils le seraient davantage par la famine.

—Mais qui et pourquoi ?

—Je l'ignore, le maître n'a pas voulu m'en dire davantage.

La méditation de René s'approfondit. L'humanité est-elle vraisemblablement détruite, ne reste-t-il plus rien de son histoire, de ses débats, de ses courants idéologiques et littéraires, des religions, du fanatisme religieux, du sentiment nationaliste, de l'économie, de la recherche scientifique ? Il développa un regard nouveau sur le monde, êtres et choses, univers social aussi, comme si, à ses yeux, l'ordre des hiérarchies universelles était changé à jamais et que l'avenir lui appartenait.

—Tout cela semble vain tout à coup. Nous voilà à zéro, avec une humanité à reconstruire.

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Et cette fois, elle ne saurait recommencer avec Adam et Ève.

Fabrice s'approcha de René, le prit dans ses bras et lui murmura :

—Eh bien, puisqu'il ne reste plus que nous, qui nous empêcherait de reconstruire le monde à notre façon ?

Chapitre 12

C'est la nuit noire. On peut voir le reflet de la lune sur l'eau. Puis on aperçoit une ombre. Le jour est levé, l'ombre s'avère être la réflexion de René. On voit une grande plage de sable et les ruines d'un chalet à l'arrière-plan. Il neige sur le lac, on revoit le visage de René sur l'eau. Puis l'image change et c'est la réflexion d'Azarias enfant que l'on voit. Il est maintenant midi sur la plage déserte, c'est le milieu de l'été. Une femme sort du même chalet, en parfait état maintenant. Elle claque la porte de bois et s'approche d'Azarias qui ouvre la bouche :

—Dieu...

La mère, surprise, arrête de marcher.

—Azarias, je vais t'avouer une chose. Je ne suis pas chrétienne. Je suis montagnaise, une Amérindienne. La légende de ma nation prêche qu'il existe un esprit de la nature. Que la puissance de Dieu se retrouve dans chaque chose, comme la forêt ou le lac. L'esprit de Dieu est composant de chaque fleur et chaque fleur est composante de l'esprit du Dieu de la nature. Dans mon clan, il y avait un sorcier qui étalait son savoir. Il disait peu de chose de la légende, mais il affirmait que, si tu contemples la nature, tu comprendras bien des choses. Tu deviendras partie intégrante de l'arbre et de l'eau. Tu seras au même niveau que la fleur, ni plus ni moins important que le brin d'herbe, le grain de sable ou la goutte d'eau. Et la grandeur de l'homme, c'est de découvrir ces choses. À propos de la Bible du curé, je me tais. Mais dis-toi bien une chose, Azarias, la clé de l'existence réside dans la découverte de la simplicité de chaque élément de la nature, peu importe comment ces éléments viennent au monde et comment ils repartent vers le monde. Regarde ta réflexion dans l'eau...

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L'ombre que l'on aperçoit sur l'eau est celle de René, penché sur le rebord d'un puits creusé dans le sol des catacombes.

—Qui suis-je, pourquoi suis-je ici et où vais-je ? Qui sont-ils tous ces gens, que veulent-ils?

René vole dans le ciel bleu de Paris. Il contourne certains bâtiments et se retrouve au-dessus de la Cité internationale universitaire. Il marche sur le haut de la colline dans le parc Montsouris, l'air frais du matin lui remplit les narines. Il voit la verdure et les oiseaux matinaux, les fleurs et les statues. Puis ses yeux sont attirés vers le ravin. Cette fois il ira. Il suit les rails, entre dans le tunnel, trouve une entrée cachée, descend à la station, continue sur la voie ferrée, suit le couloir, trouve la porte de sa chambre, y entre et se couche sur son lit de pierre. Il ne se pose plus aucune question.

Chapitre 13

Dans le bureau du maître, on s'adresse à René.

—Éner, te voilà maintenant initié. Tu as lu les livres que l'on t'a remis, tu en connais suffisamment pour comprendre ce que tu as à faire. Cela commence par la méditation, l'imagination, la création. Comprends-tu cela ?

René a avalé toute la théorie mystique qu'on lui a remise. Il a bu les paroles de l'enseignement du père supérieur. Il s'étonne que cette matière philosophique, si complexe au départ, ne lui révèle rien un coup assimilée. Un bagage de connaissances qui laisse espérer des choses incroyables, mais n'apporte rien de plus. Bien sûr, il peut voir des images extraordinaires en se concentrant sur une musique douce. Des images qui viennent d'elles-mêmes correspondant à la musique. Mais la vérité, pourtant à sa portée, garde tous ses secrets. Impossible d'aller plus loin, de sauter les étapes, de voir concrètement une évolution.

—Je suis initié, et puis après ?

René a la vague impression d'avoir déjà vécu un tel moment, lorsqu'il reçoit par la poste son diplôme de fin d'année d'études :

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—Voici ton diplôme, l'an prochain on t'en donnera un autre, puis un autre, jusqu'à ce que tu obtiennes le plus gros de tous, le plus lourd, qui tient à peine en un cadre sur un mur, celui que les gens tueraient pour avoir.

René voit alors une certaine évolution, mais si petite, que la motivation s'y perd. Cela ne contente en rien sa soif de savoir.

—Cela viendra plus tard.

René se met à douter que cela pourrait venir. Il n'a que faire de toutes ces heures de recueillement, de prière, de méditation dans la souffrance. En même temps, il s'étonne que les autres frères vaquent à leurs affaires, semblent en connaître davantage que lui.

—Je voyage hors de mon corps, durant la nuit je voyage dans l'espace. Ma période de sommeil est consciente.

Voilà pourquoi on peut demeurer enfermé ici, on pourrait même se connecter sur une machine et s'enfermer en permanence dans un placard. La vie semble si merveilleuse une fois que l'on atteint la connaissance. Encore faut-il l'atteindre !

Lorsque René marche dans le couloir des chambres, il éprouve une totale indifférence émotionnelle dans sa relation avec les autres. Pire encore, il marche comme une machine, il se tient droit, d'une façon solennelle. Il a l'impression que, s'il faisait autrement, on le châtierait.

—Se tenir droit implique une conscience aiguë de son corps, l'oxygène circule mieux jusqu'au cerveau, ce qui aide à la concentration.

Au diable les sensations physiques, il faut prendre conscience de son corps pour mieux le déshumaniser. Ce corps qui est une erreur de la nature, qui est notre limite à notre compréhension de l'autre monde. Un boulet de prisonnier à l'intérieur du pénitencier. Se débarrasser du corps et fuir la prison par la seule pensée. Aussi bien y incorporer l'institut psychiatrique.

—J'ai parlé avec la Vierge Marie, hier. C'est une femme qui mérite d'être à la tête de toutes les femmes, à l'intérieur de l'Église.

René regrette ces comparaisons avec le système pénitentiaire et l'institut psychiatrique. Il met au compte de l'ignorance ce mépris pour l'organisation sectaire qui lui sauvera la vie,

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du moins d'après son frère qui ne craint pas l'échange du sang meurtrier. Mais René est maintenant initié, peu importe les événements du dehors.

—Bienvenue sous la Terre, là où le monde se reconstruit, grâce à nous, les privilégiés. Nous avons une tâche à accomplir, reconstruire Paris, reconstruire le monde. Certains le pourront en trois jours, d'autres pourraient y consacrer encore plusieurs millénaires. Les actions éclatantes, ce n'est pas de votre niveau. Alors oubliez pour l'instant la résurrection des morts et les petits miracles à la sauce Jésus-Christ. Pourtant, il n'y avait rien là que vous ne puissiez faire. Concentration et volonté, c'est la recette à suivre.

Trop chétif pour être bûcheron, Roméo a été inscrit à un cours de cuisine. Lui aussi deviendra un initié.

—Bienvenue aujourd'hui à la rencontre annuelle des nouveaux cuisiniers. Vous avez été choisi pour vos dons et votre savoir-faire. Votre mission sera simple, préparer à manger aux hommes des bois qui coupent les arbres et qui se meurent de faim après un dur labeur. Notre organisation professionnelle n'ouvre pas ses portes très facilement. Vous aurez des cours très stricts à suivre, des livres de cuisine à lire. Vous apprendrez non pas à suivre des recettes, mais à les inventer. Notre organisation vous dévoilera l'essence même de la cuisine, les principes de base qui expliquent l'effet de chaque ingrédient. Ceux qui passeront tous les examens, au cours des prochaines quatre années, recevront un certificat de cuisinier de notre organisation professionnelle et seuls ces étudiants auront le droit de cuisiner dans le nord pour nos valeureux coupeurs de bois. Concentration et volonté, c'est la recette à suivre.

Les mécanismes destructeurs du savoir, en action, induisent René à perdre ses repères. On a fini par le convaincre que les anciennes institutions politiques, économiques et juridiques ne sont qu'une faillite qu'il faut désormais oublier.

—La société se comportait comme une machine à initier, mais qui n'a jamais su vraiment reconstruire des êtres nouveaux, réussissant cependant à vider la tête de ses enfants sans la remplir dans un but meilleur. Il fallait aller jusqu'au bout de l'apprentissage. On ne construit pas un bon avocat en trente années, non plus qu'un bon médecin. Surtout lorsque la seule chose qu'on leur fait miroiter pendant leur apprentissage, c'est le salaire qui leur

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permettra de vivre comme des rois. Vous pouvez comprendre que les médecins ont une mission même s'ils l'ignorent. C'est là l'absurdité de ces humains déshumanisés. La société considère cette formation comme une bonne chose, car si le médecin comprenait qu'il n'aura jamais le temps de profiter de son argent, il n'accepterait pas de souffrir autant d'années.

Quel est le but ultime de cette secte ? Quel est le but ultime de toutes nos institutions, de notre société ? René se posait inlassablement ces questions. Est-il condamné à faire de la philosophie, c'est-à-dire à questionner chaque élément qui compose et construit son monde? Ce n'est pas là jouer à être Dieu.

—Le but visé de notre organisation, sachez-le, n'est ni le bien-être, ni l'argent, ni l'intérêt privé, ni la justice.

Ni la justice, se répète René.

—Mais la formation d'une meilleure race, vouée aux lois de la nature, où culpabilité et innocence ne sont que des abstractions. Toute personne libre qui entre en contradiction avec la loi naturelle ou tout infirme qui subit cette loi, est d'une race imparfaite et n'a pas les aptitudes à incarner la loi naturelle. La famine nous guette aujourd'hui, mais elle est justifiée. La famine est un bien, si vous savez voir les choses de votre nouvel œil. Le jeûne permet d'atteindre des sommets spirituels.

La tête de René tourne. Le rationnement est sur son ventre. Mort sur mort sur mort, de la maladie, de la vie sociale, de la faim. Une triple mort. Mort permanente qui s'ajoute à d'autres morts. Succession de morts. Il ne manque plus que la résurrection de la chair.

Ainsi Roméo deviendra cuisinier. La fortune de son père ne suffit pas, il faut faire de lui quelque chose. À défaut d'en faire un homme, on en fera un cuisinier. Au diable la famine, je m'en vais mourir dans le nord, pardon, nourrir dans le nord ceux qui risquent leur vie chaque jour à couper du bois. Et je vais me sentir étrangement bien, loin de mes frères et de mes sœurs.

L'origine de la richesse de Joseph Girard est inconnue, comme la justice du Seigneur ou de l'autorité. Elle vient de nulle part, les chemins tortueux de son acquisition ne sont pas à questionner.

—La justice du Seigneur privilégie la loi de la nature qui embrasse l'idée du plus fort.

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Les plus faibles doivent mourir.

Des millions meurent de faim, cela permet à quelques centaines d'autres d'élaborer de la philosophie (des concepts philosophiques à l'infini) et d'élaborer des analyses de toutes sortes dans de multiples universités aux noms lourds. L'humanité ne méritait-elle pas d'être arrêtée dans son élan d'analyse au détriment de la vie d'autres ?

—L'inégalité n'est pas une injustice. Il n'existe pas d'injustices en ce monde, ni de choses justes. De l'inégalité sociale, on peut affirmer qu'un ne mérite pas nécessairement d'être sauvé, que les pays pauvres ne méritent pas nécessairement d'être aidés. Il n'y a pas de juste morale, ni de dilemme moral. Qu'est-ce qui est juste ? Qui peut se lever et dire que telle ou telle chose est juste ou non ? Rien n'est juste, mais tout peut être juste. À partir de ce moment, il appartient à l'humain, selon la société anéantie, de décider ce qui devrait être juste ou non. Le monde des conventions. Il s'agit de prendre des décisions en conséquence. Il appartient à Dieu de dire ce qui est juste ou non, et non pas aux hommes, c'est pourquoi Dieu les a détruits.

Ainsi ce qui semble injuste ne l'est pas nécessairement, pense René. Pourquoi aider les autres alors, les soutenir ? Les nourrir et les éduquer? Pourquoi vouloir faire évoluer l'humanité dans son ensemble ? Ce qui est plus difficile, c'est le sentiment nationaliste, ce sentiment d'appartenance à un groupe semblable. Là on s'aide, on a le désir de faire évoluer sa nation en ignorant les autres. Un seul gouvernement mondial fort aurait changé bien des choses. La fin des frontières en aurait changé bien d'autres. Plus aucun sentiment d'appartenance à aucun groupe. Nous sommes un seul peuple sur une même planète. Que fait-on lorsque l'on est incapable de se reconnaître en aucun groupe ? Incapable de se conformer à rien ni personne ? Le risque est grand d'oublier son aliénation à un peuple, l'aliénation aux autres, essentielle au bon fonctionnement de l'humanité. Mais comment l'humanité a-t-elle évolué ? A-t-elle évolué en fin de compte ? Le bilan des sociétés, peu importe la cause, c'est la destruction. Là est son destin, pense René. Et puis, qu'est-ce réellement que l'évolution de l'humanité, qu'est-ce que la régression ou la stagnation ? Et pourquoi fallait-il aller quelque part, s'organiser pour le mieux, où la justice se fera, où tous seront heureux ? La prétention d'établir des objectifs, d'exiger des actions, de régir la vie des gens au quart de tour. En faire des machines prêtes à marcher là où on veut qu'elles marchent.

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—Si l'homme veut faire la justice sur ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, l'humanité est perdue.

Et si l'homme veut faire la justice sur ce qu'est vraiment la justice de Dieu, l'humanité est perdue. Il n'y avait qu'à vivre et laisser vivre. Mais cela aussi est contraire aux lois de la nature, du moins contraire aux lois de la nature que l'on tente de nous imposer et qui changent selon les siècles.

 

Chapitre 14

Enfermé dans sa cellule, René pleure sur ses souvenirs, sa liberté perdue. Si seulement sa prière pouvait être exaucée et que Dieu se manifestait. Il a maintenant la certitude qu'il est condamné, cette seule pensée l'étouffe. L'évasion n'est possible que dans l'imagination. La drogue. Cet univers clandestin où il est libre à un certain niveau, car il n'est pas contrôlé par l'autorité. Dans les circonstances où l'autorité des hommes — supérieure à celle du maître — n'existe plus, il considère que la drogue est maintenant légale et nécessaire à la nouvelle création du monde.

René se mit à réfléchir, il sentit comme un trou noir en son esprit. Paris serait-il effectivement détruit ? Cela lui semblait impensable. Des larmes lui vinrent et ruisselèrent sur ses joues tant la fatigue l'accaparait. Le doute persistait cependant. Quel intérêt le maître aurait-il à laisser croire une chose pareille ? Enlever toute idée de retour à la vie du dessus qui pourrait encore subsister en l'esprit des frères, peut-être. Ou alors Fabrice mentait, de peur que René s'enfuie. Ce frère de sang, a-t-il seulement prouvé son honnêteté ? Sa loyauté envers René ? Envers qui sera-t-il le plus loyal lorsque l'occasion se présentera : le maître ou René ? Mais René revint soudainement à Éner, sa pensée se précisait déjà plus rapidement. Un frère de sang, c'est loyal. Un maître, même s'il mentait, c'est pour le bien des siens. Ainsi, que Paris soit détruit ou non, cela ne change rien à la vie sous terre. Au contraire, connaître la vérité peut s'avérer négatif dans l'hypothèse ou Paris existe vraiment et que René ne considère plus l'hypothèse où Paris n'existe plus. Il n'en verrait pas les conséquences et ne verrait pas le but de faire ses exercices.

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Ainsi il faut reconstruire le monde, en commençant par Paris. Par le quatorzième arrondissement plutôt. René imagina le parc Montsouris. Il vit chaque arbre, sa mémoire ne le trahissait pas. Il put reconstituer en entier la Cité internationale, avec son château en plein centre accompagné un peu à gauche en avant par la Fondation des États-Unis. Il put reconstituer le Panthéon, la Sorbonne et ses alentours dans le quartier latin, refaire tout le chemin jusqu'à la Cité via le jardin du Luxembourg et l'observatoire. Et puis la Tour Eiffel, l'Arc de Triomphe, le centre Georges-Pompidou, Châtelet-Les-Halles, le Théâtre national, le café Sarah Bernhardt. Déjà l'image s'embrouillait. Qu'en est-il du reste de Paris ? De tout ce qui est loin des Champs Élysées, qui n'est pas touristique ? Les images ne vinrent plus, à part le Marais qui revint morcelé. Il s'avérait que René était incapable à lui seul de reconstruire Paris. Comment recréer l'univers si on n'en a pas une image parfaite telle une carte informatisée dans une mémoire dite morte ? On peut recréer l'univers, jamais le même. Ainsi donc se présenta à René la pensée de reconstruire un Paris à son idée, mieux que l'ancien, mieux que ce qu'il est incapable de se souvenir ou qu'il n'a jamais eu la chance de voir. Alors il se mit à réfléchir. Que manque-t-il à Paris pour atteindre la perfection ? Quels sont les défauts de Paris ? Ce qu'il manque à Paris, c'est les champs de Val-Jalbert.

René observait maintenant le jeune Azarias qui travaillait dans les champs avec une fourche. Il prenait de la paille qu'il empilait sur un chariot. Le ciel était d'un bleu éclatant à l'arrière, il s'entremêlait avec le lac au loin. Il n'existe pas de plus belle vue. Paris ne serait plus Paris sans ces champs, mais Paris serait complet. René pourrait y vivre douze mois par année sans avoir l'impression d'étouffer sous des tonnes de pierres taillées.

Mais Val-Jalbert n'a pas ces merveilles d'architectures, ces cafés, ces théâtres, ces concerts, ces pâtisseries-boulangeries, cette histoire. On ne peut donc pas y étouffer douze mois par année non plus. D'autant plus que l'hiver y est insupportable. René peut bien rêver à l'un et à l'autre, il est maintenant six pieds sous terre, sous un Paris détruit, vivant dans un Val-Jalbert passé et morcelé. Ainsi René projeta dans l'espace devant ses yeux les bâtiments qu'il y a au-dessus de lui. La rue René-Coty, il la remonta jusqu'à la place Denfert-Rochereau, jusqu'au Square de l'Abbé Migné, le petit parc en arrière de l'entrée des catacombes.

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Il tenta, du mieux qu'il put, de revoir les noms des cafés et des pâtisseries qui entouraient la place : Impossible ! Il y est passé souvent pourtant. Il revoyait seulement l'Hôtel du midi et la Brasserie de la gare. Comme la mémoire est limitée. Il vit Azarias dans le parc qui continuait à prendre du foin imaginaire qu'il plaçait sur un chariot invisible. Ainsi il put apporter Azarias sur place, mais il ne se mit pas à fonctionner dans cet univers. Créer de la pierre, d'accord, mais des humains autonomes en mouvement, c'est autre chose. À quoi bon tous ces exercices, pensa René. Pourquoi cette guerre ? Il paraît que même la France n'a jamais su pourquoi et par qui. Un pays peut-être, mais lequel ? Selon le maître, il s'agit d'une organisation internationale puissante. Le crime organisé ou une société secrète en pouvoir depuis longtemps. On n'a pas su voir venir la mort, on croyait qu'elle ne viendrait jamais. Plusieurs ont préparé sur de longues années leurs vieux jours qui ne viendront pas. Il est pourtant si facile de mourir, de mille et une façons. René allait être le premier de tous à se retrouver dans l'incinérateur, emporté par la maladie. Mais voilà que tout Paris est détruit.

Le monde est maintenant chose du passé. Mais est-ce bien un grand malheur lorsqu'il ne reste plus que René, Fabrice et le maître pour déplorer cet état de fait ? Et peut-être une poignée de frères tous plus ou moins malades de schizophrénie. Mais voilà que les malheurs de Saint-Jean-Vianney et de Saint-Cyriac ont fait couler, et de loin, davantage de larmes. La famille Girard, miraculeusement sauvée par les faveurs de Dieu (répétera longuement Joseph), s'en retournait à la maison après avoir passé les villes de Jonquière et de Kénogami. L'eau, venue de nulle part - de la rivière, d'un barrage effondré peut-être, du ciel, pourquoi pas (Dieu seul le sait lorsqu'il lance son déluge) - recouvrait le village de Saint-Cyriac. Au loin, seul le pignon de la petite chapelle ressortait de l'eau. Quel triste spectacle pour la petite famille se demandant maintenant ce que pouvaient devenir leur maison, leurs serviteurs et leurs voisins. Morts pour la plupart, apprendront-ils par la suite. N'est-ce pas là la volonté de Dieu ? Mais il faisait noir, et cette volonté, on ignorait encore jusqu'où elle s'étendait. Pour leur malheur, l'eau a fini par partir, mais emportant avec elle le village complet de Saint-Jean-Vianney. C'est Mme Simard la première qui s'en aperçu en faisant la vaisselle un soir, les Simard habitant la dernière maison du village, un peu en retrait.

—Tiens donc, on voit les lumières de Chicoutimi à soir. Qu'est-ce qui se passe ?

Le lendemain on pouvait constater, au-delà de la route coupée, un immense trou.

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Saint-Jean-Vianney, avec toutes les terres de Joseph Girard, avait été entraîné en un glissement de terrain. Heureusement le vieux Girard allait être dédommagé !

Ça compense pour les pertes et les morts, dira-t-il. À partir de ce jour, la famille partit s'installer à Desbiens où le bonhomme Girard allait refaire une fortune. Il acheta de grandes terres et oublia la ferme. Il obligea toute sa famille à couper du bois afin de le vendre aux meules de la St. Raymond Paper. Après la fermeture de l'usine de Val-Jalbert, Azarias aussi vint construire sa maison sur la huitième avenue du village de Desbiens. Lui, il allait devenir le grand patron de l'usine de la pâte de bois. Il n'y a pas à dire, pensa René, les malheurs entraînent tout de même d'autres bonheurs. N'est-ce pas à Desbiens que ses parents se sont rencontrés ? Mais cette rencontre s'avérerait-elle un bonheur ?

Chapitre 15

René marchait dans les anciennes carrières de pierre. Son ventre gargouillait, déjà la graisse autour de ses os était mangée, bientôt les muscles seraient attaqués. La famine faisait rage, on devait se contenter de gruau. Dans quelques minutes, il y aura une réunion de tous les frères dans le sanctuaire. Le maître parle déjà :

—Sur chaque planète de notre système solaire, il y a des formes différentes de vie qui sont invisibles pour le commun des mortels. Un jour, vous aussi serez en contact avec elles, dans le but de construire une nouvelle organisation de l'univers, en une parfaite utilisation des ressources. Ces champs d'énergie si forts qui traversent l'espace et la Terre, c'est l'énergie de l'avenir, l'énergie cosmique.

Un frère s'avança et osa poser une question, confirmant ainsi à René que tous sont au courant de la destruction du dessus.

—Comment pourrait-il y avoir un avenir à l'humanité s'il n'y a aucune femme pour assurer l'espèce ?

—Mais nous n'avons plus besoin de femmes pour nous reproduire. Nous n'avons même

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plus besoin d'hommes.

Tous les frères sursautèrent à cette étrange réponse. Quoi ? Cette petite secte de rien du tout aurait la technologie nécessaire pour reproduire l'espèce en laboratoire ? Que cache ce maître? pensa René.

—Croyez-vous que le pape soit aussi ignorant que vous, mes frères ? Le pape est un initié. Il est initié à une science qui est demeurée insoupçonnée. De même pour notre organisation, beaucoup plus grande que vous ne pourriez l'imaginer. Nous avons des gens encore en vie qui s'activent dans à peu près tous les pays du monde. Ne vous inquiétez donc plus avec l'arche de Noé, il y a bien plus à faire dans l'avenir que de voir à la chaîne alimentaire. Et puis là n'est pas votre rôle.

—Quel est-il, notre rôle, au juste ?

Les autres frères semblèrent attentivement attendre une réponse. Quelle est exactement leur mission, comment arriver à cette fin ? Mais dans la tête de René, cette question camouflait quelque chose de bien plus révélateur. Elle confirmait l'ignorance des frères. La peur les poussait à se taire, au conformisme, à s'en faire croire. Mais René comprit qu'ils sont comme lui. Ils n'ont pratiquement jamais rien vu, jamais rien compris. Ils sont initiés à quoi? À des rituels vides de sens, à une philosophie belle en parole, invérifiable en pratique, impraticable. Le bien et le mal, ces concepts qui n'en sont que de pâles preuves, en convention. Le mal n'est plus mal, l'injustice n'en est plus une, comme dirait le maître. La torture devient un bien pour découvrir Dieu.

Le mal sert au bien comme le bien sert au mal. Comme l'un et l'autre sont la même chose et impliquent l'un et l'autre. D'autant plus que les définir est bien relatif. L'humanité détruite n'apporte plus rien de bien ou de mal à cet univers, et ainsi Dieu peut contempler autre chose, construire, créer à perpétuité des univers. Somme toute, l'humanité n'est qu'un échec de plus, une réussite à un autre niveau. Cette superposition de niveaux qui change tout, le changement d'angle, la perception des choses selon notre position. La destruction de l'humanité qui peut devenir un bien pour l'univers ou pour l'humanité elle-même, selon ce que l'on ignore. Même la révolution peut devenir un bien, la destruction complète aussi. L'anarchie n'est ni bien ni mal. La foi, Jésus-Christ, croire en Dieu ou non ne change rien.

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Croire des histoires, voir plus loin que ces histoires, voir les mécanismes en action, voir les conséquences en action. Être incapable de voir les conséquences de nos actes et de notre destruction, cela en dit long. On décortique une organisation de l'univers franchement effrayante, sept univers dans sept, multipliés par sept, sept hiérarchies universelles, choses que René ne sait pas voir, mais que, s'il était prétendument plus exercé, il verrait très bien. Au pire aller, il devrait les accepter comme vraies, car c'est logique et nécessaire pour la Vérité qu'on lui enseigne. René est complètement dépassé. Il ne suffit pas qu'on lui montre certaines choses surprenantes qu'il a de la difficulté à expliquer, comme le voyage hors de son corps ou la communication avec les morts. Ces événements difficiles à cerner, à interpréter, à formuler en hypothèses. Terrain dangereux face à un scientifique borné qui a les deux pieds enracinés dans la terre et qui ne demande même pas à voir. Il considère les prémisses fausses dès le départ. Mieux vaut mourir que d'être le plus grand des ignorants qui s'amuse avec quelques petits concepts étrangers à sa propre expérience et de tenter de sauver l'univers ou l'humanité. Que la vie simple des ancêtres tout à coup devient séduisante ! La petite croyance en Dieu, la foi dans un monde meilleur au ciel. Il ne s'agit que de faire le bien, ce concept indéfinissable, excepté par la conscience, et en rapport aux conventions de ce qui est bien ou mal, le tout reposant sur le Jugement dernier. Combien relatif est ce jugement !

Pourquoi le sacrifice viendrait-il de moi, pensa Roméo ? Le plaisir, non pas que ce soit là ma seule préoccupation. L'homme sauvage s'inquiéterait-il de cela ? Si je me perds dans les bois, ma petite vie, ma petite famille, quel rôle viendra jouer l'idée du sacrifice, de la prière, de Dieu, du plaisir interdit ? Libération, libération ! La simplicité de la vie, sans la compliquer avec toutes les histoires des autres. En autant, là mon principe premier, que je ne cause aucune souffrance à autrui. La vie est simple, bien plus simple que ce qu'on cherche à en faire.

Roméo réentendait le sermon du curé :

—Vous mourrez en enfer au moindre petit mensonge ! Rappelez-vous la femme de Loth transformée en statue de sel ! On lui donne l'ordre de ne pas regarder derrière elle, et première chose qu'elle fait ? elle regarde !

Cette capacité d'expliquer certains phénomènes, mais d'être incapable de les expliquer

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en entier. Ce qui revient à dire que l'étude permet de voir davantage, mais jamais le tout. Tout à coup René entra dans une conversation à sens unique avec le groupe.

—On ne comprend rien de l'univers, malgré notre technologie que l'on appelle avancée. Peut-on construire une humanité complète sur des vérités incomplètes ? N'est-il pas normal alors qu'elle explose, cette humanité ? Lutte du pouvoir, du bien et du mal, les Arabes contre les Chrétiens contre les Juifs. Tout cela devient une force du mal lorsque les vérités n'en sont que des demies. Lutte du pouvoir, tout simplement, entre les religions et entre les différentes branches à l'intérieur même de ces religions. La loi du plus fort, celui qui détruira l'autre et assimilera les restes. Ne vaudrait-il pas mieux voir les phénomènes, tenter de les expliquer, mais de ne sauter à aucune conclusion, ni élaborer des théories là-dessus ensuite et inventer le chaînon manquant, sans oublier de se compliquer l'existence au passage ?

Tous les frères se regardèrent l'un l'autre. Pour la première fois René semblait se vider le cœur, et l'on se demandait comment réagirait le maître.

—Mais tu parles de la science actuelle ? Ne la trouves-tu pas bornée ?

René continua son discours :

—On voit sept planètes avec lesquelles on explique la destinée en long et en large. On en découvre une huitième et tout est à remettre en question. On découvre une vérité nouvelle et tout un courant philosophique est à remettre en question. Une vérité qui n'en est même pas une, ou incomplète.

Le silence se fit sur la salle. Comme si René attendait les objections, mais ces dernières ne vinrent pas. Alors il cria sa prochaine réplique :

—Aucun homme sur cette planète ne devrait avoir le droit de se lever et de dire: "Voici la Vérité !". Pas même Moïse ou Jésus-Christ !

Le maître répondit à cela :

—Mais oui, ils devraient avoir le droit.

—Mais nul n'a le droit d'imposer cette vérité à la face de l'humanité, pour ensuite régir la vie de tout et chacun. S'il y a des choses inexplicables en ce monde, oui pour tenter de les démystifier, non pour tenter d'en imposer une vision coulée dans le ciment à l'humanité, encore moins d'y plaquer une philosophie ou une idéologie régissant le monde. Je parie que Paris n'a jamais été détruit !

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Chapitre 16

Azarias était assis avec son père sur le rebord en ciment bordant le barrage qui élève la chute de Val-Jalbert. Au loin on pouvait apercevoir le village, les champs, le lac. De même, Roméo était assis sur le dessus d'une montagne avec Joseph, son père. Ils voyaient les champs, les routes de terre et quelques maisons. Les deux chefs de famille lançaient à leur enfant leur philosophie en ce qui concerne la présence des Anglais dans la région. Ces discours lancés à la légère, quoique très importants en leur esprit, allaient régir le courant de pensée futur des enfants et des petits-enfants vis-à-vis les étrangers, mais aussi toutes les actions et les interactions qui allaient prendre place dans quelques années entre les Anglais et les Français.

—Oui Azarias, les Anglais sont ici, propriétaires des industries, des banques et des commerces. Riches comme Crésus, tout cela grâce à nous. Leur richesse, ils la gagnent sur notre dos. C'est pourquoi à Val-Jalbert nous pouvons être fiers que ce soit notre usine, payée à même nos actions. Il n'y a pas un Anglais ici pour venir nous dire quoi faire. En fait, les Anglais sont nos compétiteurs directs, nos ennemis depuis toujours.

—Oui Roméo, sans les Anglais, jamais la région ne se serait développée. Personne n'aurait d'emploi, nos ressources naturelles ne rapporteraient rien, et plus important, nous ne serions pas riches. N'oublie jamais cela Roméo.

—Azarias, tes ancêtres sont venus ici, ont découvert cette terre, l'ont développée. Dans les vingt et un premiers arrivants de la région qui ont remonté le fleuve Saint-Laurent puis la rivière Saguenay, il y avait ton ancêtre. Il y a eu une guerre en Europe, les Français n'ont pas cru bon négocier les terres acquises lors de leurs voyages d'exploration. Ils n'ont gardé que deux minuscules petites îles en Amérique, Saint-Pierre-et-Miquelon, avec un droit de pêcher la morue. Depuis les Anglais ont pris le contrôle, nous empêchent d'entrer en politique, nous interdisent la richesse, profitent d'une main-d'œuvre sous-payée. Bref, ils ont pris possession de notre pays, et tout cela s'est décidé bien loin d'ici.

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—Roméo, les circonstances de la guerre sont d'ordinaires très difficiles. Malgré que nous soyons devenus sujets du roi d'Angleterre, je crois que nous pouvons affirmer avoir tout de même profité de cet échange d'autorité. L'Église catholique a fait une avec les Anglais. Nous avons gardé nos lois, notre droit civil hérité des coutumes de Paris de 1812, le célèbre code napoléonien. Ils auraient pu tous nous massacrer, ou faire comme en Acadie, nous déporter. Mais finalement nous nous sommes bien entendu avec eux, nous vivons en harmonie avec eux.

—Azarias, nous sommes leurs esclaves, leurs marionnettes. Le clergé est à leur pied, les maires et les politiciens régionaux appliquent leurs ordres. Ils ont volé notre âme.

—Roméo, les Anglais nous ont apporté l'ère de la modernité, la révolution industrielle et des niveaux de vie élevés. Ils nous ont offert une nouvelle âme.

C'est alors que René se retrouva face à face avec le maître. Il épia minutieusement ses traits. Impossible à l'œil nu de distinguer s'il est d'origine anglaise ou française, d'autant plus que son accent français est sans reproche. Mieux que le sien même. Mais certaines choses ne trompent pas. Quelques petites erreurs de genre confirment qu'il s'agit bien d'un Anglais. Qu'il parle si bien notre langue devrait faire de lui un traître qui s'est très bien intégré. René ne put se résoudre à répondre à cette question : est-il un ami ou un ennemi ?

—Azarias, même si tu le désirais, un Anglais ne pourra jamais être ton ami. Car tous ils te méprisent, te considèrent comme une forme inférieure d'humain bonne à labourer les terres ou à faire rouler le rouleau à papier sur les meules.

—Roméo, comme c'est stupide d'avoir épousé Maria. Si cet enfant n'était pas venu aussi... Je voulais te marier avec la fille de Sir John Price. Ils sont riches, cultivés, bien éduqués, la seule haute société que nous ayons dans la région. Si Maria vient qu'à...

À ce stade-ci de la conversation, Roméo n'eut plus le choix d'intervenir.

—Mourir ? C'est ça ? Si Maria meurt des suites d'un accouchement, tu peux être certain qu'il n'y aura pas d'épouse de remplacement.

—Sois sérieux, tu auras besoin de quelqu'un pour t'occuper des enfants. Une fille de famille riche t'apportera une place dans le monde. Encore mieux, les deux seuls soupirants de cette jeune Anglaise sont morts des suites d'accidents dans les presses à papier de l'usine.

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—Crois-tu pouvoir gagner ton ciel à te réjouir ainsi du malheur des autres ?

—De toute manière, je n'ai plus grand espoir. Selon le curé, les riches et les Anglais brûleront en enfer, c'est écrit dans la Bible. Sachant cela, je profite de la vie au maximum.

Vint soudain à l'esprit de René la question à savoir si les riches et les Anglais de l'époque sont effectivement allés au ciel ou plutôt en enfer. Pour lui, ces notions de ciel et d'enfer se sont plutôt évaporées dans le néant avec le temps. Il croyait cependant, à tort peut-être, que la souffrance que l'on cause, doit être repayé d'une façon ou d'une autre. En ce qui concerne les actions qui sont dignes de Dieu ou non, il lui était devenu bien difficile de faire la lumière là-dessus, d'autant plus que les multiples autorités qui disaient détenir la vérité sur le sujet se contredisaient, et que la confiance que René leur témoignait laissait plutôt à désirer. Et, pour ce qui est de la remise en question systématique de toute parole du maître parce qu'il serait anglais, René, divisé sur la question par ses ancêtres, ne vit pas pourquoi son indifférence devrait changer. Du moins, s'il devait se méfier de lui, ce ne serait pas pour d'aussi vaines raisons que son origine anglaise, d'autant plus que, physiquement, il ne peut même pas distinguer un Français d'un Anglais.

 

Chapitre 17

À trois heures de train au nord de Paris, s'étale une ville lourde en histoire. Londres. Une ville certes différente de Paris selon le sentiment général, mais sensiblement la même aux yeux de l'initié. Dans le West End, sur Kilburn Park Road, la branche-mère de l'organisation sectaire a une racine sous une petite église nommée St. Augustine's of Canterbury. Pour l'architecture de cette église anglicane construite en 1880, on a adopté un style gothique du début du treizième siècle où l'on peut distinguer des traces de l'influence française. Elle est un peu en retrait de la route, mais on peut tout de même l'apercevoir du Paddington Recreation Ground, ce grand parc naturel où les Londoniens du quartier pratiquent différents sports. C'est un bijou d'architecture oublié par les Anglais et les touristes.  

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Mais cet oubli n'est pas inutile, il est même nécessaire. Sous la petite église on retrouve des caves et des couloirs qui conduisent à quelques kilomètres de là, près de la St. Mary's Church construite sur le Paddington Green. Ces installations souterraines - qui comportent des chambres, des laboratoires et un sanctuaire - furent construites à une époque où toutes les terres du village de Paddington appartenaient à l'Église. Une mention historique indique que déjà en 1222 on parlait de cette première église sur le Paddington Green. Elle a été reconstruite deux fois depuis, la dernière en 1789. Encore aujourd'hui la majorité des terres de Maida Vale et de Kilburn appartiennent à l'Église. Paddington n'a fait partie de Londres qu'à partir de 1900, jusqu'au dix-neuvième siècle ce n'était qu'une place tranquille, rurale, endormie, qui comptait moins de quatre cents maisons. Morte au-dessus, mais active en dessous. Le quartier s'est agrandi dans la première partie du dix-neuvième siècle avec le développement du canal et des rails, repris par l'arrivée de l'Underground en 1863. Aujourd'hui Paddington est très cosmopolite.

Ainsi les caves de la maison-mère s'étendent dans le West 2, mais des couloirs mènent à des entrées dans le W9 et même jusqu'au NW6 à Kilburn. Au contraire du gouvernement anglais et de l'image que projette l'Église anglicane, l'organisation-mère n'a pas su garder son conservatisme et ses traditions. Elle s'est très vite développée du point de vue technologique, comme si elle avait besoin de demeurer compétitive. La hiérarchie religieuse y est moins présente, on n'oblige même pas les membres à demeurer sous terre. On y vient travailler en secret comme on pourrait se rendre dans une tour de l'East End pour accomplir des tâches vaguement explicables. Personne ne se doute des activités qui se trament sous terre. De toute manière, personne ne saurait imaginer qu'ils puissent atteindre un quelconque résultat, encore faudrait-il savoir ce qu'ils font depuis des siècles. Il s'avère que même la majorité des membres l'ignorent. Peut-être s'agit-il de prendre le contrôle de l'humanité? On peut toujours rêver de conquérir le monde, peu en importe les motivations, on n'a guère de chance de réussir. Sinon en étant un antéchrist doué de pouvoirs, ou un christ très intelligent avec une armée et des armes invincibles. Ce qui est toujours dans le domaine du possible. Mais avec un message humanitaire, d'amour absolu, sans armée et agissant dans la subtilité, l'entreprise devient un véritable défi de finesse et de stratégie. Mais peut-être aussi s'amuse-t-on à vouloir conquérir le monde comme des enfants jouent avec des soldats de plomb, et, lorsqu'on a l'argent pour acheter des soldats

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en or, le jeu n'en est que plus passionnant. Mais on a affaire ici à des gens qui prennent le jeu au sérieux, et qui plus est, sont déjà en contrôle de plusieurs autres organisations indépendantes dont quelques gouvernements ici et à l'étranger, sans oublier certains groupes du crime organisé. Pourtant il s'agit bien là d'une organisation humanitaire, qui justifie le tout en affirmant que la fin justifie les moyens. Comme Dieu prêt à sacrifier six millions de Juifs pour des desseins impossibles à imaginer pour l'homme actuel. Cet homme qui arrive aisément à remettre Dieu en question après un tel massacre. Comment un Dieu permettrait-il tant d'atrocités ? La fin justifie les moyens, laquelle fin on ignore. Mais certainement une fin qui ne sert en rien le bonheur de l'homme. Dès lors, notre homme aurait peut-être raison de remettre son Dieu en question. Mais qu'on le remette en question ou non, cela ne change rien. On pourrait remettre en question cette secte secrète, dire qu'elle n'a jamais existé, tout comme le crime organisé que les gouvernements dans le monde entier s'efforcent d'ignorer, cela ne change rien. Ils sont là, omniprésents, omniscients, ils régissent l'avenir à notre insu. L'homme pourrait espérer les voir disparaître tous, Dieu et gouvernements, mais il se retrouverait dans un genre de chaos momentané qui rapidement reviendrait sous la gouverne de quelque autre organisme fidèle au bien ou au mal. Le crime organisé utilisera la force, la peur, le meurtre pour prendre le contrôle et se faire respecter. Les gouvernements utiliseront les mêmes méthodes pour assurer le contrôle et la stabilité. On peut travailler pour le mal de la communauté ou l'ignorer complètement. Mais l'organisation qui nous intéresse travaille à une révolution qui servira à s'approprier le pouvoir afin de travailler pour le bien. Et cela exige certains sacrifices, comme l'Église catholique l'a bien prouvé dans le passé. On ne sait rien des motivations de ces organisations, on ignore même leurs fondements, leurs valeurs réelles, les dirigeants extérieurs qui contrôlent le tout et qui sont peut-être des agents qui travaillent contre l'ensemble. Pourtant on accepte ces organisations sans plus les questionner, sans les remettre en question, sans s'inquiéter lorsqu'elles agissent à l'insu ou aux yeux de tous. Comme René, on regarde le tout, on se questionne un peu, on se considère un à travers la masse. Une unité si faible que l'on pourrait l'appeler inexistante devant ces effrayantes infrastructures. Alors on retourne à notre petit quotidien, et pour peu que l'on

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réprime sa curiosité et que l'on se mêle de ses affaires, on devrait réussir à traverser sa maigre existence sans trop confronter les actions d'autrui. Même s'il s'agit de perdre son identité ou de s'aliéner à n'importe qui, à n'importe quoi. Bref, s'il faut vraiment fuir tout ce qui comporte le moindre risque à remettre en question l'autorité, alors on s'enferme dans la quiétude des caves sous le parc Montsouris. Encore là, cependant, il fait savoir faire face à une autorité. La mort apportera-t-elle la guérison de cette maladie que l'on appelle autrui ?

 

Chapitre 18

Ce matin-là déambulait une jeune fille dans les corridors des caves sous la plaine de Montsouris. Africaine d'origine, mais probablement née ailleurs dans le monde. Ce n'était pas une simple Noire, ses cheveux lisses sur la tête remontaient en une sorte de petite gouttière à la hauteur du cou. Par cette particularité elle dégageait déjà bien de la personnalité. Française ? espérait René. Anglaise, apprit René. Qu'à cela ne tienne. Yvonne est née à Londres, elle travaillait à la branche-mère de notre société sise dans la City of Westminster, au cœur de Londres. Elle vient de débarquer ici accompagnée de Sheila. Cette Sheila, véritable petit tyran, se cachait sous une épaisse couche de maquillage qui amplifiait ses nombreuses rides. Selon René, cette mascarade allait assurément à l'encontre des règlements de l'organisation. Tout de suite René se lia d'amitié avec Yvonne, instantanément il devint l'ennemi de Sheila.

—Hello my dear, you've seen the bitch I arrived with ?

Yvonne et Sheila ne s'entendaient pas, ce qui expliquait sans doute que les deux avaient été transférées ensemble à Paris. Mais Yvonne n'est que le pauvre mouton qui subit les foudres de sa supérieure. Les fonctions de Sheila à Paris seront de voir à la bonne forme du règlement, assurer un contrôle en dénonçant tout ce qui est à la limite du dénonçable. Le seul avantage sur lequel on ne peut peut-être même pas compter, c'est que plus elle parle avec ses supérieurs, plus elle s'enfonce dans son incompétence. On ne l'aime pas tellement, semble-t-il, mais on ne peut se débarrasser d'elle. On lui rend donc la vie difficile.

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Fabrice, lui, voit d'un mauvais œil l'arrivée d'une nouvelle dans sa relation avec René. Mais Nicky, le voisin en face de la chambre de René, est davantage à craindre, c'est un raciste ouvertement déclaré.

Yvonne charma René par sa forte personnalité marquée de nonchalance. Comme cette pointe d'ironie et de sarcasme lorsqu'elle s'adresse aux supérieurs, sans compter qu'elle vit très bien sa relation infernale avec une Sheila sans cesse sur son dos, lui rendant la vie impossible. Ciel, une opprimée, il faut vite se ranger de son côté. Établir les bornes d'attaque et être prêt à gagner la bataille. Enfin, un peu d'action sous terre, il était temps que quelque chose arrive. René ne pouvait espérer mieux. On a beau vouloir reconstruire l'humanité détruite, on finit par s'emmerder. Alors, du nouveau qui nous débarque tout frais de Londres, arrivé Dieu seul sait comment, vu les circonstances de la catastrophe du dessus, c'est un cadeau du ciel.

Les jours passèrent donc, la relation entre Yvonne et René devenait plus intense. Mais au même moment, la relation de René avec l'autorité se dégradait. Sheila multipliait maintenant les tâches d'Yvonne dans un certain endroit des caves, et tenait René occupé complètement à l'autre bout. Le père supérieur, pompé par Sheila, n'osait même plus s'adresser à René, un jeune néophyte laissé désormais à lui-même en ce qui concerne son apprentissage. Il y aurait encore Fabrice pour le guider, mais déjà une certaine animosité régnait chez les frères, un front commun s'était dressé contre René et Yvonne, et Fabrice ne voulait pas trop s'en mêler. C'est-à-dire qu'il désirait paraître neutre en apparence, ce qui ne facilitait pas ses contacts avec René. Le front commun paraissait assez impuissant dans son action. À sa tête on retrouvait "Nicky la souris", comme l'appelaient René et Yvonne. Ils ne pouvaient se contenter de feindre l'indifférence ou le mépris lorsqu'une situation se présentait. "Sheila la vache", elle, préparait quelque chose impossible à concevoir pour l'instant.

Cette nuit-là René avait donné rendez-vous à Yvonne et à Fabrice dans la station de train. On discutait un sujet très important qui avait changé la vie de René et de Fabrice ces derniers temps :

—Toi et Sheila, vous êtes arrivées ici comment ?

Le français d'Yvonne, bien qu'elle soit anglaise, est bon.

—La nouveau Shuttle-train, trois heures entre London et Paris. You know, ça passe sous

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le Manche.

—Yvonne, à quoi ressemble Paris ?

Yvonne parut surprise de la question.

—Paris ressemble de Paris, ne sais-tu pas comment Paris est, my dear ?

—Oui, Paris est détruit !

Yvonne ne comprit pas, Fabrice reposa la question :

—Paris est-il encore là ?

—Oui... Paris est là...

Yvonne cherchait à comprendre d'où venait cette question et ce qui allait suivre. Lorsqu'on lui apprit qu'on leur avait fait croire que tout était détruit, et pire encore, qu'on l'avait cru, elle ne put s'empêcher de rire aux éclats.

—Vous êtes nouveaux, jamais croire ce qu'ils disent. Me, I never believed one word they told me.

Voilà donc pourquoi depuis quelque temps la famine s'était miraculeusement évanouie. Personne n'a cru bon de demander pourquoi. Soudainement on avait à manger, on croyait à l'arrivage de victuailles venant d'ailleurs, d'une autre branche de l'organisation.

—Vous savez que l'Europe bientôt unie, maintenant ? C'est certain. Il y aura un seul fort central government, et grande est l'Europe, d'autre pays rejoindre l'Europe actuelle.

Les nouvelles fraîches ne pouvaient mieux tomber, n'importe quoi qui venait de l'extérieur servait à nourrir les idées de Fabrice et de René. Yvonne regardait maintenant les deux jeunes en face d'elle et commençait à se douter qu'il se passait quelque chose entre ces deux-là. Elle voulut poser la question, mais Fabrice la devança :

—Nous sommes frères de sang.

Encore une fois Yvonne se mit à rire.

—And what does that mean ?

On pouvait questionner la signification de cette union, il est difficile de bien la définir.

Mais il est clair qu'aux cœurs de René et de Fabrice, elle existe. Ils éprouvent des sentiments l'un pour l'autre, mais ne sauraient en dire plus. Yvonne comprit qu'elle touchait là un point sérieux et elle n'osa plus trop s'avancer pour en apprendre davantage.

—Alors, raconte-nous Londres.

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—What about London, my dear ?

—D'où viens-tu, d'où arrivez-vous toi et Sheila ?

—Je habite Elgin Avenue dans un counselling building vendu à le privé. C'est sur le frontière de deux districts de Paddington : Maida Vale and Westbourne Park. Pour le organisation-mère, je entre à Westbourne Park, près du canal où plus loin on trouve la Little Venice.

—Le Little Venice ?

—Nothing to do with Venice... Des petits bateaux-mouches il y a, ils longent le canal, ça ressemble un peu à le Venise d'Italie. Il y a des autres entrées, plus vieilles, mais je connais très peu. C'est vieux de la Moyen Âge ! Une petite chapelle dans le Kilburn est une entrée. L'organisation-mère est plus grande que ici. Plus de gens que ici. Là-bas je travaille sur ordinateur, je assure la communication de certains informations qui parviennent des autres branches dans le monde. Vous avez l'air peu au courant ici. Je ignore pourquoi on vous garde dans la ombre, je sais qu'il y a pourtant de grandes installations ici. C'est en fonction?

—Installations de quoi, que font ces gens au juste ? Il serait peut-être temps de nous mettre au courant ?

—Si au courant vous n'êtes pas, vous dire plus, je ne peux.

Fabrice commença à être piqué au vif, il insista :

—Come on, Yvonne, qui nous mettra dans le secret si ce n'est pas toi ? Que crains-tu donc?

—Trop dangereux pour moi de parler. And anyway, on a droit à connaître que la nécessaire à notre travail. Je ne dirais que mes connaissances, matière incomplète, defectuous knowledge, dangereuses judgements and actions. Vous êtes bien dans la ignorance. Croyez-moi, le moins vous savez, le mieux vous vous portez. Inoffensifs pour eux vous êtes, et pour autres.

—Où as-tu appris ton français ?

—Pretty amazing isn't it ? On nous apprend différents langues que nous parlons sans accent aucun. À se méprendre, on pourrait croire que française je suis.

—Pourquoi cette obsession des accents français parfaits ?

—Ce n'est pas à moi de dire, mais vous réfléchir et comprendre.

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Il se fit tard et bientôt la journée allait commencer. Ils retournèrent à leur chambre respective en empruntant les rails qui conduisent à la brèche dans le mur. Un bruit retentit dans le couloir. Yvonne la première se pencha et fit signe à ses amis de se cacher.

—Shhh, there is someone there.

On entendit une porte se refermer doucement. Tous se regardèrent avec stupeur.

—Was it Nicky ?

Chapitre 19

Cette nuit-là, laissé à lui-même, René prit soin de mélanger les deux liquides verdâtres. Il s'apprêtait à tenter une expérience, il allait voir le futur. Il avala la drogue, se concentra. Aucune image ne se formait devant ses yeux. Il se concentrait encore, jusqu'à ne plus se reconnaître lui-même. Ce corps, là, étendu, qui lui semblait tout à coup étranger, il en éprouva de la répugnance. Mais bientôt il put voir des images. C'est ce même corps, le sien, qui agonisait dans une cave. Il se voyait implorant quelqu'un ou un quelconque événement.

—Indulgence, s'il vous plaît. Mon Dieu...

René se recroquevillait dans son mal, il souffrait. Il allait mourir de sa maladie quelque part dans les caves de Montsouris. Cherchait-il à fuir ? Mais c'est maintenant dans la chambre d'Yvonne qu'il fut transporté. Ses cheveux différaient, mal coupés et courts. Elle pleurait toutes les larmes de son corps. Elle cassa l'ampoule à l'intérieur du grillage de fer, elle tenta d'atteindre le trou avec ses doigts. Impossible. Elle arracha donc le grillage, prit un bassin d'eau d'un geste violent, s'arrosa et s'électrocuta.

René reprit ses esprits. Ce qu'il venait de voir semblait terrible. Il se concentra néanmoins à nouveau. Cette fois il voulut voir Fabrice. Étrangement, aucune image ne vint. Il fit converger ses pensées vers le père supérieur. Là non plus rien n'apparaissait, sinon le vide noir de l'espace. Il appela le bureau du maître à ses yeux. Qui vit-il, là, dans la chaise ? Sheila ! Elle semblait accomplir les tâches du maître, comme si elle était la nouvelle responsable de l'organisation à Paris. À côté d'elle prenait place un ordinateur portatif

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couleur, connecté à une grosse machine qui ressemblait à une sorte de microscope puissant. Plusieurs écrans avaient été installés, rendant des images elles-mêmes divisées en quatre. Ces images montraient des lieux naturels, des caves souterraines, des bureaux, des rues. Sur l'écran de l'ordinateur on voyait le titre "Recherches médicales", avec une vague image de cellules en mouvements.

René ne put se contenir. Il alla retrouver ses amis pour les emmener à la station. Il leur raconta ses visions ; il s'agissait d'un dur retour au présent, mais à la lumière du futur. Un long silence suivit l'histoire de René, mais Fabrice finit par exposer ses idées ainsi :

—Les actions à prendre... d'abord se débarrasser de Sheila, la prendre en défaut, prouver qu'elle veut supplanter le maître. René, le suicide d'Yvonne semble être une conséquence de ta mort. Tu dois te guérir de ta maladie sinon vous mourrez tous les deux. Tu peux te concentrer, te voir guéri, voir le virus mort, te reconstruire toi-même, recouvrer la santé. C'est ton dernier espoir dans le contexte. Puis moi... j'ignore pourquoi je suis absent. J'espère que je serai présent si Sheila disparaît.

Yvonne reprit :

—My dear, que est-ce qui te fait croire que c'est bien là la futur et qu'on peut la changer ?

En effet, croire en ces visions implique bien des croyances. Vouloir changer le futur que l'on croit voir implique d'autres philosophies, qui s'apparentent davantage à la littérature science-fiction qu'à la série de philosophes que le dernier siècle seul a su produire. Mais René n'avait pas à se demander à quel courant philosophique il appartenait, ou auquel ses pensées se rapprochaient. Il ne pouvait que constater son expérience personnelle. Puis il est vrai qu'il mettait en pratique les concepts et les idées du maître, de la littérature qu'on lui avait remise et les paroles de Fabrice. Le tout se contredisait, mais produisait des résultats. Il forgeait lui-même sa façon de voir les choses, à la lumière de ce qu'on lui avait enseigné. Sans oublier de rejeter en bloc quantité d'autres courants, même ceux avec lesquels il était familier dans ces caves. Il développait ses facultés, il n'y avait rien là de bien magique. Et ce n'est pas pour autant la Vérité là à sa portée, la connaissance absolue de l'être et du néant. Il ne désirait certes pas se lancer dans des considérations sur le sujet, c'est-à-dire : "Pouvons-nous changer le futur, le futur est-il en mouvement ?" Néanmoins il fut convenu que l'on tenterait de faire sauter Sheila hors des murs des caves de Denfert-Rochereau.

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Chapitre 20

Tôt le lendemain, Nicky était porté disparu. Très vite, constatant sa disparition, le maître et Sheila s'étaient mis à le chercher. On découvrit Nicky étendu sur les os des morts, directement dans les catacombes ouvertes au public. Son état inconscient inquiétait l'autorité, mais plus insupportable encore était l'idée qu'il aurait pu être découvert par un travailleur ou un guide des catacombes. Déjà le père supérieur se demandait s'il ne fallait pas condamner certaines entrées. Le plus étrange était que les os de Nicky semblaient avoir été brisés en miettes par une machine à concasser la pierre. Cette mort, aux yeux des frères, n'en devenait que plus effrayante, inhumaine, ou plutôt surhumaine. Ils se demandaient s'il y aurait une enquête et éventuellement si on trouverait un ou des coupables. Déjà on soupçonnait René et Yvonne. Mais il n'y eut pas d'enquête. On enferma le corps de Nicky dans un tombeau adjacent aux catacombes en professant les rites et les sacrements nécessaires, puis on tenta d'oublier l'incident. Une seule remarque du maître étonna l'assemblée, il ne s'agissait pas de regretter ou de respecter le mort, mais bien de justifier cette mort. Nicky ne pouvait, en effet, aucunement prétendre devenir un vrai initié, il ne croyait pas au bien et ignorait tout de l'amour universel. Déjà les adeptes commençaient à avoir peur de montrer les mêmes défauts et de mourir à leur tour aussi mystérieusement. Le maître, sans cesse conscient des sentiments des frères, reconnut qu'une telle énergie négative est mauvais au sein de la communauté. À quoi jouait-on ? Était-ce bien un jeu ? Le maître termina en disant qu'il ne suffisait aucunement de montrer un amour artificiel, il fallait le vivre, se remplir d'un tel sentiment, s'y abreuver et y trouver toute l'énergie nécessaire pour accomplir des tâches dans la nature.

—Yeah, whatever.

Yvonne venait de résumer tout bas à René sa pensée en ce qui concerne les dires du maître.

—Nous parler de l'amour alors que c'est la autorité qui tue.

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—Tu crois ?

—I've seen the body. Je ignore comment ils ont fait, mais je sais que personne peut broyer ainsi les os d'une homme sans même que on puisse voir les traces sur la peau.

Après la réunion, René se retourna vers Yvonne et lui avoua avoir rêvé la mort de Nicky.

—Aussi inconscient qu'innocent, je voyais Nicky mort entassé sur les os des défunts. Je voyais, en la parfaite structure de son squelette, une injustice faite aux morts. En quoi serait-il justifié à vivre plus que les autres ? Ils vivront toujours davantage dans leur mort que lui de son vivant. J'ai donc imaginé tous les os de son corps broyés. Je t'avoue, ce pouvoir incontrôlable m'effraie, et je regrette amèrement une action que je juge pourtant innocente.

Yvonne répondit sur un ton ironique, près du sarcasme :

—Eh bien my friend, tu as entendu the ass hole parler. Tu dois apprendre la sentiment de l'amour universel et le transmettre au reste du humanité.

—En attendant, je suis rempli d'une haine destructrice, je tue sans savoir.

—Tu apprendras à tuer plus justement dans le avenir. À voir la réaction de le ass hole, l'amour universel nécessite parfois la mort de certaines éléments.

—D'où tires-tu ces enseignements, Yvonne ? De Londres ?

—Me crois-tu incapable à penser by myself ? Je ai appris à répondre à mes questions plutôt que de espérer des fausses réponses des autres.

—Pardon, tu es sans doute une bonne amie. Je me demande parfois d'où me viennent ces aptitudes accompagnées de ce manque de sagesse.

—Si capable de mort tu es, capable de guérison tu es.

—Me crois-tu guéri ? J'y ai travaillé.

—As-tu seulement été malade ? Pas selon la définition de la maître, cela est sûr. La maladie ne existe pas ici, ou du moins elle ne devrait pas exister. En ce qui concerne toi, je crois pas toi guéri si tu es pas convaincu, car si la foi fait défaut, c'est que la volonté a manqué.

—Les autres chuchotent, ils croient que nous sommes responsables de la mort de Nicky, mais ils ont une certaine misère à conceptualiser comment nous aurions pu nous y prendre.

—Yeah, bad news. J'ai surpris une conversation entre Sheila et la maître. Tu es le premier accusé sur le liste et Sheila rêve déjà de nous brûler sur un bûcher.

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—Quoi ?

—Ils discutent notre sort, my dear. Soyons prêts d'accepter le pire.

—Ils ne peuvent tout de même pas m'accuser sans preuve ?

—Ignores-tu que une maître n'est jamais appelé maître par accident ? La seule erreur de compétence à la tête de ce hiérarchie, c'est Sheila. Doutes-tu des capacités de la maître ? Il sait tout, il voit tout, il comprend tout.

—Par intuition.

—Non, il sait de façon certaine.

Chapitre 21

À la lumière des événements récents, René dû prendre un moment particulier pour mesurer l'étendue de ses actions. Ces journées où soudainement on se retrouve à questionner nos vraies motivations et où l'on arrive aisément à prendre peur de ce que l'on a osé accomplir ou détruire. Souvent même selon les idéaux des autres. Le bilan de ces derniers temps eut pour conséquence de lui brûler l'intérieur de remords. Pouvait-il croire qu'il avait tout abandonné, jusqu'à sa famille, qu'il était enfermé sous la terre à Denfert-Rochereau, qu'il avait une relation particulière avec son frère de sang et qu'il avait tué un homme ? À ses yeux, même s'il avait voulu aller aussi loin délibérément, il ne l'aurait pu. À moins que l'inconscient nous dirige vers une destinée que nous suivons aveuglément. Au désespoir, René se mit encore une fois à se vanter les mérites de ses ancêtres, leur vie religieuse, pour ne pas dire sainte et sans histoire. Lui-même, ne collectionnait-il pas tous les vices enseignés par la sainte Église catholique ? N'avait-il pas tout fait au sens de la Bible pour mourir dans les enfers éternels de la chrétienté ? Jusqu'à changer de religion et offrir un culte à un dieu qui n'avait peut-être plus rien à voir avec la définition du Dieu catholique que l'on offre au peuple ? Il faut dire que René n'a pas reçu les mêmes enseignements que ses parents, qui eux n'ont pas reçu la même éducation religieuse stricte des grands-parents.

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Si Dieu était mort avec la génération précédente, l'antéchrist venait de ressusciter avec René. Parfois René redoutait un retour en force de la chrétienté ou de tout autre mouvement religieux. Y avait-il quelque chose de mal dans ce pouvoir chrétien ? Il n'en demeurait pas moins que, malgré une religion très présente, les ancêtres étaient loin de vivre un repos complet, une vie pleine d'amour et de vertu. Leur sainte messe quotidienne, loin d'être simple, n'avait finalement rien à envier. Soudainement revint à René la vraie réalité de sa famille deux générations avant, là où le père de famille régnait en maître sur ses enfants et sa femme, et que l'alcool amplifiait ce mal. La violence dans ces deux familles du village de Desbiens fut si grande, on a tellement tenté par tous les moyens de faire rentrer Dieu de force à l'intérieur de ces enfants, qu'il n'est pas surprenant que l'on ait construit une génération qui a tout rejeté en bloc : Dieu, religion, liens familiaux et le reste. Le nombre d'enfants, seize chez Azarias, ne justifie ni n'explique cette violence. Car chez Roméo on frappait plus fort, jusqu'au sang, alors qu'il n'y avait que trois enfants. Ainsi on peut battre à mort des enfants qui ne respectent pas une image sainte représentant la Vierge Marie. On peut presque tuer un enfant qui ne ferait pas son devoir ou qui manquerait la messe. Enfin, on peut écouter religieusement un sermon rempli de sagesse et d'idioties sur la fidélité. Oui, on peut faire tout cela et mettre enceintes les trois voisines et quelques-unes de ses propres filles. Il n'y a plus qu'à se démerder avec la peur de l'enfer, avec la confession faite au curé, au repentir impossible. Il n'y a plus qu'à vivre avec notre conscience entachée de misère et de désespoir. Attendre son jugement et souffrir éternellement. René reprit du courage. La vie des ancêtres ne fut pas mieux que la sienne, plutôt infernale quant aux enfants, plus ténébreuse pour ce qui a trait à la religion. Somme toute, on était croyant, on craignait désespérément l'enfer, on avait peut-être encore plus de problèmes avec sa conscience que René n'en avait jamais eu après avoir accepté sa condition.

Appelons cela de la chance ou un calvaire, Azarias est mort à 71 ans, branché sur une machine pendant les dix dernières années de sa vie. Parfois il devait passer des six mois de temps au sanatorium de Roberval. À tour de rôle les enfants, maintenant des adultes, venaient visiter la chambre de l'éternel malade, écouter les paroles d'un mourant qui ne mourait pas. On ne l'avait pas guéri, on le maintenait cependant en vie. Il ne voulait pas mourir, mais il n'avait pas la volonté de guérir. Il s'accrochait désespérément à sa pipe à

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oxygène, envoyant à chaque instant dans ses poumons ce gaz appelé O2 qui devait l'aider à passer à travers la prochaine heure. Si malade que la période des fêtes devenait le pire moment de l'année, avec les seize enfants dans la maison, tous mariés à quelques exceptions près, avec pour la plupart en moyenne deux enfants. On voit là concrètement l'accomplissement d'une vie. Si toutefois on peut calculer ou prendre pour acquis qu'un des buts importants à l'existence est de léguer à l'humanité une nombreuse descendance. René avait lu la Bible, il comprenait que les Juifs devaient se multiplier pour permettre au Dieu des armées d'anéantir les sept autres peuples qui les entouraient. Le contexte est-il différent aujourd'hui ? Écrirait-on la même Bible à notre époque ? Les choses ne changent guère avec les millénaires. Combien de ces enfants arrivaient dans la chambre d'Azarias et souhaitaient débrancher la machine dont dépendait la survie de leur père ? Aucun peut-être, tous peut-être. Il n'y avait aucun intérêt à cette mort, surtout pas d'héritage, avec la pauvreté dans laquelle ces familles ont survécu à l'histoire. Alors l'euthanasie pouvait laisser indifférent dans le contexte. Nos vies sont ailleurs, qu'il souffre ne nous enlève rien. Qu'est-ce qui est immoral? Le laisser souffrir, le laisser mourir, lui injecter un liquide mortel ? Tout est immoral, comme tout est moral. L'humanité peut se débattre ainsi indéfiniment sur ces concepts, ils n'en demeurent pas moins une série d'arguments sans queue ni tête. Ainsi s'est terminée la vie d'Azarias. On l'a laissé mourir dans la souffrance pendant dix ans. Et même lui, qui avait peur de l'enfer, souhaitait demeurer en vie le plus longtemps possible, convaincu que la misère qui viendrait après sa mort était plus à craindre que sa souffrance des dernières années. Ainsi tout le monde est satisfait. Eût-il su que sa femme marierait son voisin d'en face après sa mort, il aurait trouvé l'énergie nécessaire pour demeurer en vie une autre dizaine d'années, ou pour assassiner son voisin avant de mourir.

Ce n'est peut-être pas leur rendre justice, se dit René, de penser ainsi de la vie de ses ancêtres, mais il s'agit de visions interprétées selon son point de vue, et non de réalités concrètes indiscutables. Il y aura toujours une de ses tantes plus chrétienne pour réinterpréter tous ces épisodes tel un conte romantique merveilleux et qui transcrira le tout dans un album de famille qui oubliera tous les moments négatifs de l'existence. Mais René, lui, se tenait au fond des enfers et montrait clairement un pessimisme marqué par un sarcasme noir. Ne faudrait-il pas qu'il se guérisse également de cela ? Sans doute, mais rien

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ne pressait. Ce que l'on ne peut apprendre aujourd'hui, on l'apprendra demain, se disait-il.

Roméo menait une vie plus moderne. Au lieu de faire comme Azarias, qui a terminé ses jours à travailler à l'usine de Desbiens, il est parti un peu plus bas autour du lac pour la ville d'Alma. Il était musicien dans un band en même temps que cook. Il faisait de la peinture, des arts plastiques, des gâteaux de mariage, il reconstruisait et décorait sa maison, bref, un artiste. Il a acheté la première voiture et la première télévision qui sont arrivées sur le marché au Lac-St-Jean. De même, il fut le premier à acheter un orgue électrique, un synthétiseur, un magnétoscope et une caméra vidéo. Il louait des films pornographiques - même ceux qui montraient trois jeunes hommes faire l'amour ensemble - qu'il montrait le jour de l'an à la visite et même aux enfants. Dans son couple, rongé encore par la peur de l'enfer, on parlait tout de même ouvertement de divorce en oubliant volontiers l'époque où l'on était né. C'est-à-dire une société où l'on avait un taux de divorce nul, et qui passerait bientôt, en l'espace d'une génération, à un taux de plus de 50 % des couples. En vieillissant Roméo perdit de son sérieux. On le prenait facilement pour le fou de la famille, mais on aimait bien lui donner ce statut particulier.

Somme toute, il représentait bien son père Joseph, et c'est lui qui allait transmettre un souvenir d'outre-tombe de tous les membres de la famille, les ayant tous minutieusement enregistrés sur film avant leur mort. On parle de cinq générations successives enregistrées sur film. On distingue alors les différences, les confrontations, mais aussi les similitudes et l'amour qui se dégagent de toutes ces relations pas toujours faciles. Aimer aujourd'hui un père qui a failli nous tuer à plusieurs reprises, quel miracle ! C'est plus facile lorsque l'homme lui-même a changé de caractère en vieillissant, ce qui est le cas de Joseph et de Roméo. René supposait qu'il s'agissait là d'une grande épreuve, être dans la capacité de pardonner une telle vie d'enfer. Mais le temps suffit parfois à cicatriser les plaies. Parfois les familles restent divisées jusqu'à ce que la mort coupe le dernier des liens. Mais René n'est pas sans ignorer que ces liens ne sont point coupés par la mort. Tant mieux si certains arrivent à s'en convaincre, ils comprendront très vite que la mort n'efface ni le souvenir ni l'histoire. En tant qu'initié, le mort revient pour se faire pardonner ou pardonner aux autres, régler des choses qui auraient dû être réglées de son vivant. René n'a aucun compte à

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rendre aux morts pour l'instant, sinon que lui-même est mort et qu'il a des comptes à rendre aux vivants. Mais comment s'y prendre ?

 

Chapitre 22

La nuit même, René eut une nouvelle vision du futur. Il était assis dans le bureau du maître, en communication directe avec d'autres maîtres ailleurs dans le monde. Ils parlaient de conquérir l'Europe en un plan pour contrôler le monde entier. Qu'y a-t-il de surprenant là-dedans? N'est-ce pas ce que toutes les religions recherchent : le pouvoir dans les gouvernements ? René s'adressa à eux comme leur égal :

—Bien sûr, on peut y aller par la voie démocratique en s'affichant clairement, mais notre organisation est trop diversifiée pour que l'on nous reconnaisse en tant qu'unité. Puis c'est porter un dur coup à notre société que d'être des cibles identifiées par les médias et nos ennemis. Une prise de contrôle par la force, c'est-à-dire la guerre, par quelque moyen que ce soit, est possible. Une guerre bactériologique par exemple, ou même virale. Mais c'est plutôt contraire à nos projets humanitaires. Ce serait la solution de dernier recours. Il faudrait surtout agir dans l'ombre, un gouvernement caché qui régit les personnes en pouvoir en proférant des peines capitales à qui n'obéira pas. Cela est d'autant mieux que le gouvernement n'a pas à craindre de remplacement à chaque élection, qu'il n'a pas à se préoccuper de la législation et des programmes quotidiens qui affectent le peuple (les élus apparents ont tout de même la liberté de s'occuper de ces bénins problèmes), et le gouvernement caché n'a pas à craindre le soulèvement du peuple. Un gouvernement éternel, couronné par Dieu. La loi de la nature.

Ainsi se termina ce volet plutôt sombre d'un avenir qui remettait en question la première vision de René. Il vit ensuite un homme mi-blanc mi-noir qui se promenait dans les rues de New York. Très vite l'homme se rendit compte qu'on le suivait et prit peur. Il couru dans Manhattan puis entra dans un café-hôtel. On pouvait constater dans la rue un silence très

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lourd. Dans sa chambre, quelqu'un l'attendait une arme à la main. Il lui fit signe de redescendre dans le café, un autre homme était assis à une des tables.

—Écoutez, nous connaissons jusqu'à quel point s'étend votre organisation en Europe. Mais vous pouvez nous oublier dans vos projets. Si c'est la guerre que vous cherchez, ce sera d'autant plus simple que vous êtes absents de l'opinion publique et que nous n'aurons aucun compte à rendre. Au pire, vous seriez une branche du crime organisé, nous serions alors justifiés d'agir. D'autant plus que Washington prétendra ne rien connaître de nos occupations, tout en nous garantissant l'amnistie.

René se questionna sur cette vision, il vit le futur et y lut ce qu'il croyait pouvoir y lire. Il interpréta ses visions et la peur fut son seul sentiment.

—Aurai-je le pouvoir, la force d'accomplir le rôle du maître ? Ce jeune homme à New York, ce ne peut être que le mien et celui d'Yvonne. Il semble continuer l'expansion de la société via les États-Unis d'Amérique, mais se butte à un gouvernement intraitable.

Cette autre vision survint à René. Il était seul, il marchait sur un quai de l'Underground à Londres. Il faisait noir, le quai était désert. L'air semblait doux à Westbourne Park. Mais soudainement un bruit, un Noir approchait au bout de la station. René observait cet homme. Il se mit à marcher puis à courir vers le bout du quai. Il se lança à travers la barrière qui longe les rails. Il dégringola un petit vallon et se mit à courir dans la rue jusqu'à un canal. Le long du quai bordant l'eau, René regarda un pont qui enjambait le canal. Il vit deux autres Noirs. L'observaient-ils ?

René marchait seul sur la rue Cambridge, dans le secteur de Kilburn. Une ancienne aire de jeu l'attirait, par terre il vit une multitude de bouteilles de verre cassées. Des jeunes doivent venir jouer ici encore, pensa-t-il, mais les gens du quartier n'ont pas cru bon réaménager l'endroit. Un homme attendait René au fond du terrain, il brandissait un sac. René, sans dire un mot, sortit de l'argent qu'il échangea pour le sac. Alors l'homme s'en alla en sautant la clôture de fer. De son côté, René marcha sur la rue jusqu'à ce qu'il arrive à la petite église St. Augustine of Canterbury of Kilburn. Il entra par une porte de la cave et suivit le corridor. Il arriva dans une petite bibliothèque toute faite en bois dont les livres sur les étagères n'affichaient aucun titre ni auteur. Seuls des symboles les distinguaient les uns des autres.

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Un homme entra et se mit à parler :

—Je suis votre guide. Je crois que, si vous cherchez dans votre mémoire, vous devriez me reconnaître. Ce n'est pas la première fois que j'entre en contact avec vous, je vous ai déjà aidé à plusieurs reprises.

René allait parler, mais l'homme l'interrompit :

—S'il vous plaît, vous devez m'écouter. Vous saviez qu'à un moment ou à un autre vous recevriez, durant votre période de sommeil consciente, la visite de votre guide. L'heure de l'examen est arrivée et vous devez prouver à vous-même que vous êtes prêt à un changement dans votre vie. Vous ouvrirez des portes, ou vous serez obligé à la stagnation encore pendant quelque temps.

René songeait justement que, s'il y avait une quelconque façon de changer sa routine, n'importe quoi serait souhaitable. Plutôt que de passer le reste de ses jours dans ces caves, il préférait mourir de sa maladie.

—Si vous croyez ce que vous venez de penser, je doute que vous puissiez réussir cette épreuve.

—Comment cela ?

—Si vous ignorez la réponse à votre question, vous échouerez.

René réfléchit. Il était bien question de réexaminer son cheminement depuis qu'il était entré dans les caves en un moment aussi important. Il ne savait pas voir l'évolution de son expérience et de ses connaissances. Il demeurait aveugle face à ce que les caves lui avaient permis d'accomplir. Il changea sa façon de voir les choses. Il n'était plus question d'espérer une renaissance par la mort, une nouvelle vie exempte d'ennui et de misère. Il fallait voir plutôt la finalité de sa vie terrestre, les objectifs à atteindre. Si les humains doivent se réincarner plusieurs fois avant d'acquérir un minimum d'expérience, lui il saurait sauter les étapes et apprendre davantage en quelques mois que n'importe qui d'autre en deux mille ans. Il avait tenté de voir à quoi ressemblerait cet examen. Peut-être allait-il devoir se sacrifier, faire un choix difficile. Quelque chose de spontané auquel il n'aurait pas le temps de réfléchir avant d'agir. Ça lui semblait le meilleur moyen de voir jusqu'à quel point il avait assimilé certains comportements ou sentiments. Ainsi le mur de la bibliothèque s'ouvrit ; de l'autre côté, il y avait le parc Montsouris. Il remit le sac de l'homme noir au guide puis sortit, la bibliothèque disparut.

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L'atmosphère étrange du parc passionnait René. Les oiseaux sur le bassin d'eau disparaissaient dans un brouillard inhabituel en cette matinée. Il était manifestement trop tôt pour que le parc soit ouvert. René observait attentivement, à tout moment un événement allait survenir, rapidement, et il devrait instinctivement prouver ses aptitudes morales, son nouveau cœur de saint homme. Or, ses dernières années dans le monde extérieur n'ont certes pas facilité ce genre d'apprentissage moral. Lorsqu'il faut sans cesse se battre avec une multitude d'autorités et d'administrations, qu'il faut sans cesse faire face à l'hypocrisie et à la compétition, dans ces conditions, développer une éthique instinctive infaillible relève du miracle. Seul un événement très frappant peut changer la disposition d'esprit d'un sujet au point que, du jour au lendemain, il devienne infiniment bon ou même infiniment mauvais. Se parer d'une philosophie à la Jésus-Christ, c'est-à-dire de l'amour du prochain, devient le travail de toute une vie. D'autant plus lorsque autrui fait tout en son pouvoir pour exploiter son prochain, lui en demander trop, le faire exploser. Il faut un cœur en or pour présenter l'autre joue, il faut une foi en fer en d'autres niveaux d'existence. Pour commencer il faut s'emplir d'autre chose que de haine, en toutes circonstances. René tentait de se souvenir des paroles du maître, quelques conseils remontaient.

—Bon rime sans doute avec con, mais il s'agit de tenter l'expérience de constater qu'adopter une approche différente avec autrui fait disparaître les confrontations et les conflits. C'est dans ce sens qu'il est possible d'avancer sur la ligne de l'expérience. L'autre ne devient plus un obstacle, puisqu'il laisse indifférent. Et s'il te plaît de me cracher dessus, vas-y, tu n'éveilleras aucun sentiment de haine en moi et je demeure apte à vivre dans la plénitude.

René se demandait si le fait de se poser toutes ces questions et de douter de ses capacités ne démontrait pas à l'avance son échec. Lorsque le brouillard se leva, les parents de René apparurent au milieu du bassin. À droite du lac on distinguait Yvonne avec un enfant, puis à gauche se tenait Fabrice. Il voyait là devant ses yeux tout le drame construit par la société. La guerre entre les conservateurs et les libéraux. Quelle était donc l'épreuve ici ? René devait-il choisir entre la droite et la gauche ? Et que pouvait bien impliquer ce choix ? Ce choix ne devrait pourtant rien changer au point de vue de ses propres valeurs morales, ni rien pour la vie du reste de la planète, ni même pour l'humanité à venir.

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Mais le choix de René allait être biaisé pour la simple raison que ses parents se tenaient là pour le juger, lui et ses actions. Son choix allait donc être fait en fonction des opinions et désirs de ses parents. S'il marchait à gauche, il détruisait l'amour qui subsiste entre lui et ses parents, il démontrait de façon éclatante son ingratitude envers des humains qui ont tout sacrifié pour lui. L'amour parental et filial venait de prendre le bord. S'il marchait à droite, il faisait de ses parents les gens les plus heureux de la terre et contentait tous les conservateurs de la planète ; ce serait donc une victoire pour le genre humain, pour la servitude aveugle qui ne regarde pas à ses propres besoins. Cependant, Fabrice et René auraient le cœur brisé, la mort sur l'âme, toute motivation à l'existence perdue. Sans nécessairement tenter le suicide, il suffirait de se laisser dépérir. Entre la droite et la gauche, René pouvait cependant ne pas choisir. Mais il n'aurait alors aucun résultat à son dossier, une stagnation pure et simple. Un jour ou l'autre, il serait encore confronté à ce choix. René réfléchit, il fallait se montrer lucide. Un autre choix serait de marcher dans l'eau vers ses parents, devenir un martyr mourant dans l'ascétisme. Avec un peu de chance, il réussirait peut-être même à marcher sur l'eau. Mais ce choix ne contenterait personne, il éviterait en fait la vraie question. Ce serait une sorte de stagnation, une sécurité qui n'empêche pas la souffrance. René regarda sa mère, puis son père, tous deux montraient une mine déconfite. Un pas à gauche et les larmes viendraient. Un pas à droite et ils vivraient dans le doute qu'un jour René puisse retraverser le bassin jusqu'à la gauche, ce qui ne manquerait pas de survenir si l'on se fie aux sentiments de René pour Fabrice. Pourquoi diable avait-il fallu munir Yvonne d'un enfant dont la paternité de René ne faisait aucun doute ? Le choix moral n'en devenait que plus absurde. Une étincelle et tout ce beau monde ferait déborder le bassin de leurs larmes, sans compter celles de Fabrice et de René lorsqu'ils verraient le spectacle. René dut prendre une décision. Dans la vraie vie, il aurait marché à gauche. Il l'avait déjà prouvé dans le passé. Mais comme il s'agit ici d'un examen théorique en rêve, René marcha à droite, embrassa Yvonne, prit l'enfant dans ses bras, le reconnut pour sien et vit les sourires se dessiner sur tous les visages, sauf celui de Fabrice, et peut-être aussi le sien. Fabrice se mit à monter les marches qui contournaient le bassin, il disparut en haut de la colline. René pensait en lui-même : ne va pas trop loin, je te rappellerai bien assez tôt.

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René se réveilla. Les frères s'activaient et le père supérieur avait convoqué René dans ses appartements. René, fier d'avoir réussi son examen, se demandait comment une telle épreuve pouvait se réussir aussi aisément. Pendant un instant il eut une pensée égoïste. Il pensa que c'était heureux si les frères n'atteignaient même pas l'étape de l'épreuve, car ils réussiraient trop facilement.

—Éner, tu m'as fort déçu. Nous fondions nos espoirs sur toi, voilà que tu as failli.

—Quoi ?

René comprenait maintenant l'absurdité de sa raison.

—Qu'as-tu prouvé au juste par ton choix ?

La réponse l'effrayait, l'effrayait tellement que tout à coup il eut peur que l'homme en face de lui réponde à cette question et qu'il ajoute par la même occasion que René était libre de partir. Il fallait se montrer aussi intelligent qu'Œdipe en face du sphinx. Il ne s'agissait cependant pas de répondre à la question d'un sphinx dont personne ne comprend l'essence. Il faut certes bien du mérite pour répondre, comme Œdipe, que ce qui a quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir, est en fait un homme. Un humain, sachant que l'on parle en métaphore ou parabole, en viendrait peut-être à deviner que matin-midi-soir signifie en fait début-milieu-fin de la vie d'un homme et par conséquent enfance, vie adulte et vieil âge. Encore lui faudrait-il prendre pour acquis qu'un vieillard ait besoin d'une canne pour se déplacer. Or, selon les statistiques modernes, très peu de vieillards utilisent une canne. Et puis, le sphinx aurait-il accepté un humain comme réponse, plutôt qu'un homme ? Sans l'ombre d'un doute, René se serait fait foudroyer par le sphinx. Il crut un instant que ce qu'on attendait de lui dans cette épreuve ressemblait fort à ce qu'Œdipe avait dû accomplir en face du sphinx. Il se tenait prêt à sortir du bureau en claquant la porte.

—Tu n'as pas su montrer que tu avais compris certaines choses. De toute manière il te fallait oublier qu'il s'agissait d'une épreuve, il te fallait agir comme tu l'aurais fait dans la vraie vie, non pas comme tu croyais qu'il le fallait pour nous ou pour tes parents. Un maître ne peut certes arriver à rien si le désir d'autrui l'arrête dans son élan. Quand bien même il s'agirait de la volonté d'un père à l'agonie.

—Je vous en prie, il me faut un deuxième essai.

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—Si tu y tiens, n'empêche que je suis déçu. Pour Fabrice, je te transmets ici son message : il a demandé congé pour reprendre la route du sud de la France, Biarritz. Il dit que vous demeurerez ensemble malgré la distance. Ceci est bien je crois, il faut te concentrer davantage...

René sortit du bureau sans écouter la suite. Suffit la morale, que lui importait la déception du maître ? Ah, on veut montrer l'incidence de nos décisions en rêve sur le réel ?

On renvoie Fabrice on ne sait où ? René s'apprêtait lui aussi à demander son congé pour partir vers le sud de la France. Mais avant il allait laisser le jeu de côté, il voulait passer aux choses sérieuses. Toute la journée il pensa à son épreuve. Il ne suffirait pas de marcher à gauche, car dans ce cas on ne lui permettrait pas de second essai, ce serait trop simple. Qui lui avait dit qu'il fallait marcher à droite ou à gauche pour contenter ou déplaire à tous ? Bien sûr, dans aucun des cas, il n'y aurait pu avoir satisfaction générale et résolution du conflit.

Le soir arriva et René se coucha en ignorant encore ce qu'il allait faire ou dire. Comme la veille, le parc Montsouris était désert. Le brouillard se leva et laissa voir les personnages en cause. Les parents bien au centre du bassin représentaient aux yeux de René l'entière société conservatrice de la planète. À droite il aperçut Yvonne et l'enfant. La gauche était vide, ou plutôt brillait par l'absence de Fabrice. René se fâcha et agit spontanément. Il courut à gauche et cria à ses parents.

—Il ne s'agit pas de mon épreuve, mais de la vôtre !

Leur visage ne souriait pas, mais n'était ni dépité ni malheureux. Ils attendaient la suite.

—C'est vous qui devez maintenant choisir entre venir à moi, demeurer au centre, ou bien, pire, m'ignorer et marcher vers Yvonne et l'enfant. L'histoire ne me jugera pas selon que je marche à droite ou à gauche, mais l'histoire vous jugera selon que vous soyez capables de marcher main dans la main avec moi peu importe l'endroit où j'aille et les choix que je fasse.

Alors les parents se retournèrent vers Yvonne, elle ne souriait pas, ni même l'enfant. Au moment où les parents auraient dû prendre une décision, René marcha vers le haut de la colline. Il fallait aboutir quelque part, l'urgence de mener sa vie à un endroit précis incapable de se dessiner devant lui. Yvonne le suivit au haut de la montagne, oubliant l'enfant derrière elle.

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Ils demeurèrent dans les bras l'un de l'autre pendant un moment, observant la station de train normalement en fonction. Ils s'inquiétaient de l'avenir. Le futur allait-il se réaliser ? Allaient-ils mourir tous les deux ? René alors vit l'avenir. Il se vit vieux, marchant ici même sur le pont dans le parc Montsouris. Il se retourna vers Yvonne et lui dit:

—Je suis guéri.

 

Chapitre 23

Cette fois René était parti de Paris et volait au-dessus de Chartres un peu à l'ouest. Il voyait la ville qui avait vu naître son ancêtre Philibert Tremblay, marié à Jeanne Coignet. Cela datait du début du dix-septième, il n'y aurait donc plus aucune trace de leur passage en cette ville. Tout s'était écroulé dans le temps et on avait reconstruit. À quoi devait ressembler leur vie ? Petite vie de misère, de paysans sans doute, il n'en avait pas la moindre idée. Ils s'étaient mariés et avaient eu des enfants dont Pierre Tremblay qui, un jour, s'embarqua sur un bateau dans le port de Granville en Normandie. Voilà soudainement que René survolait l'océan Atlantique. Son ancêtre avait dû rêver de voir apparaître la nouvelle terre à l'horizon, ce symbole de pureté dans la nature,l'endroit où l'on recommencerait une vie différente, en communication étroite avec la terre. Cette communion des esprits alliés, prometteuse de l'avenir. Parce qu'à former des liens aussi riches avec la nature, on s'en rapproche tant qu'il n'y a plus qu'elle qui compte. Plus de bible, d'homme qui dit parler au nom de Dieu, ni de dieu théorique hypothétique. Il y a l'océan, cette immense terre d'eau, ainsi que le nouveau continent, immensément riche en eau potable, à avaler jusqu'à ce que le corps, l'eau et la terre ne fassent plus qu'un. C'est à ce moment que l'on est susceptible de sentir Dieu entrer par nos narines, on le sent en soi comme jamais on pourrait l'atteindre enfermé à l'intérieur d'une église. René comprenait que Dieu existait bel et bien. Il était là partout autour de lui, il s'incarnait en chacun des éléments de la nature qui l'entourait. Ce territoire encore vierge du passage de l'homme dit civilisé, vierge de lois et de morale, rempli d'autres lois que l'on allait inventer.

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René arriva à l'embouchure du fleuve Saint-Laurent, il rencontra l'île Anticosti et aperçut bientôt la ville de Québec. À l'intérieur d'un minable appartement du quartier des Saules, ses parents prenaient la route de l'hôpital Notre-Dame. Il allait assister à sa naissance. Il voyait son père ingénieur qui espérait acheter une maison à l'Ancienne-Lorrette sur la rue de la Joie. Ce n'était plus les champs, mais les temps étaient tout de même difficiles, même pour un ingénieur. Lorsque sa mère se sera remise de son accouchement, elle devra se mettre en quête de travail. Les emplois de jeunes infirmières, c'est terminé, dit-elle, elle sera serveuse au restaurant Saint-Germain, puis gérante du restaurant Chez Camille. Quelle sollicitude pour cette petite famille de deux enfants sans histoire. René se demanda tout à coup ce qu'il y avait à acquérir comme expérience à même la petite vie monotone que ses parents menaient à Québec. La ville a son charme, le Vieux-Québec est une preuve vivante du passé. Le Château Frontenac fait la fierté de la ville, juste à côté des Plaines d'Abraham. Mais cette ville ne lui disait rien, ne lui apprenait rien. Il ne s'y reconnaissait pas dans ses habitants, même s'il y était demeuré les sept premières années de sa vie. Le Saguenay à ses yeux était témoin de choses plus concrètes. En ses souvenirs du moins. Un enfant, jusqu'à sept ans, ne serait-il qu'un témoin innocent et inconscient de l'univers qui l'entoure ? Des villages où il n'a jamais vécu - comme Saint-Cyriac, Saint-Jean-Vianney et Val-Jalbert - auraient-ils davantage de choses à lui raconter, d'expériences à lui apprendre, par la seule transmission du savoir de grand-père en petit-fils ? Comme c'est triste pour René d'arriver dans sa ville natale, de transpirer ce sentiment d'appartenance et de fierté, mais du même coup, devoir se contenter d'une poignée de souvenirs ridicules qui, non seulement ne lui racontent rien, mais l'aliènent complètement par la honte qu'ils provoquent. René comprit alors que sa vision ne lui enseignerait rien par ses souvenirs à lui, mais que la lumière viendrait de la vie de ses parents. Ainsi il revit ce couple, heureux peut-être. René se demanda s'il est possible pour un enfant de réaliser que ses parents sont heureux de vivre, et en quoi peut-on distinctement en déchiffrer les signes. Pourtant, tant de moments heureux étaient survenus, pourquoi étaient-ils disparus de la mémoire de René? Y aurait-il donc programmation de l'esprit en vue de ne retenir que les mauvais moments? Sans compter qu'en se creusant la tête on comprend que ces mauvais

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moments étaient probablement moins pires que d'autres plus mauvais encore que l'on avait fini, à la grâce de Dieu, par oublier. Pourquoi fallait-il obliger les enfants à aller à l'école ? Obliger la jeune fille à faire du ballet, du piano, la majorette, et puis quoi encore. Envoyer les enfants au judo, les obliger à aller jouer dehors, vouloir à tout prix les coucher à une heure tellement absurde que chaque soir la crise éclatait et les coups suivaient. Pourquoi interdire aux enfants qui ont peur seuls dans le noir de dormir dans la même chambre pour se rassurer ? Pourquoi les obliger à quitter leurs amis, leur vie, les arracher à la ville qui les a vus naître, pour les emmener dans une région qui ne leur disait absolument rien ? La suprématie d'une génération sur une autre. Et ça n'allait pas s'arrêter là. Là où la liberté gagnait un peu plus à la maison, le despotisme reprenait dans les institutions scolaires, comme chez les sœurs de Val-Jalbert lorsqu'elles enseignaient aux enfants du village. Pourquoi obliger ces longues journées de classes ennuyantes à mourir, additionnées d'autobus scolaires du calvaire ? Pourquoi cette surveillance maladive des professeurs, prêts à réprimander à chaque instant, ne manquant aucune occasion de montrer l'étendue de leur autorité ? Pourquoi ces devoirs, ces lectures insignifiantes, ces professeurs incompétents dont on se demande d'où ils arrivent, et ces directrices, et ces directeurs, et ces secrétaires, et ces bibliothécaires, et ces religieux du comité de la pastorale qui vivent à une autre époque que la nôtre, ces infirmières, ces psychologues, ces responsables de l'encadrement étudiant... bon Dieu ! La paix ! Puis surtout ces enfants, ces enfants qui supposément naissent bons et sont corrompus par la masse des adultes. René gardait un souvenir très clair de la méchanceté sans borne et de la violence gratuite de ces enfants. Il n'y a pas plus méchant qu'un enfant. Toujours, en tout temps, à n'importe quel âge, en tout lieu. Sont-ils vraiment le produit de ce qu'on en fait ? Qui oserait répondre à la question et croire qu'on lui donnerait raison ? Chose certaine, si les enfants représentent leurs parents, hypocrisie en moins, René possède une idée claire de ce qui se trame dans l'esprit du genre humain. Et il y a peu d'espoir que la race sera sauvée. Puis René revit la crise qui allait survenir chez ses parents, leur séparation momentanée qui allait conduire à une séparation officielle quelques années plus tard. Québec avait perdu tout son charme, il ne restait plus qu'à le fuir jusqu'au Lac-St-Jean en remontant la rivière Saguenay. Puis fuir en avion cette belle région devenue terre natale pour retourner aux vieux pays, ces terres qui ont vu

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naître ses ancêtres. Ne s'agissait-il que d'une histoire d'évasion, de fuite ? Éviter la confrontation, la vie paisible où l'on est né ? Fallait-il sans cesse aller chercher ailleurs ce qu'on ne pouvait trouver que dans son cœur ? Maintenant qu'il y pensait, René aurait su trouver la plénitude seul sur une montagne n'importe où dans le monde. Parfois même il croyait avoir trouvé cet endroit au haut de la colline dans le parc Montsouris. Mais il ignorait encore que cet endroit et cette paix intérieure n'existaient qu'en lui.

 

Chapitre 24

Aux yeux du maître, René n'existait plus depuis longtemps. On n'entendait plus que le nom d'Éner d'un bord à l'autre de la Manche. Si bien que le jour arriva où, après la rencontre habituelle de tous les frères dans le sanctuaire, le père supérieur invita tout le monde à faire leurs adieux à Éner et à Yvonne parce qu'ils quitteraient Denfert aujourd'hui même. Il invita également les deux passereaux à passer dans son bureau. On jasait dans les couloirs, on était encore davantage surpris que René lui-même. En effet, René avait progressé de façon éclatante, aucun doute à ce sujet. Les doutes sur ses capacités spirituelles se tenaient bien loin de ses pensées maintenant. Le maître se fit éloquent dans le bureau. Éner n'était-il pas celui qui voyait le futur, qui s'était guéri de sa maladie et qui communiquait avec ce qui pourrait bien être Dieu ? C'était ce que le maître affirmait.

—Éner, il y a des étudiants avec qui on peut perdre des années à enseigner une matière qu'ils n'assimileront jamais. Heureusement il y en a d'autres qui apprennent sans enseignement et qui très rapidement surpassent leur maître en connaissance et en puissance. Tout cela n'a rien de surnaturel ou d'exceptionnel, seulement il serait criminel de freiner ces étudiants de quelque façon que ce soit. Ils seront sans doute au premier plan de notre survie future, ils sont le pourquoi nous sommes là à les former. Ne pas les reconnaître devrait être punissable. Ils sont essentiels à la crédibilité de nos institutions, ils évitent un désintéressement futur ou une régression de nos enseignements.

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La création, l'innovation, l'évolution, autant de facteurs importants à notre réussite.

—Je ne crois pas que vous puissiez voir en moi un tel étudiant, mon père. Ou du moins je n'en ai ni la conscience, ni la science.

—Il te manque l'expérience et la connaissance, oui, je l'avoue. Mais qu'importe cela à l'heure du bilan ? C'est toi qui atteins les objectifs, obtiens les résultats et crées l'avenir. Je t'ai négligé ces derniers temps, tu sembles avoir appris davantage par toi-même qu'avec mes enseignements. Maintenant il faut canaliser ton énergie et te servir de tes forces à bon escient. Souviens-toi, c'est dans la subtilité qu'il faut agir, jamais de manière trop frappante. À moins d'y être obligé ou que cela soit nécessaire devant une perte de contrôle totale. Comme par exemple une foule en délire, prête à faire la révolution. Nos actions, aussi surprenantes et effrayantes qu'elles puissent paraître, doivent se confondre avec la destinée. Il faut que le doute persiste. Ce qui est finement calculé doit paraître comme un hasard de la nature et non comme le fruit de lois spirituelles inconnues. Sinon nous attirerons l'attention, il y aura confrontation, destruction et dispersion. L'homme a peur de l'inconnu, il craint ce qu'il ne peut comprendre. Il n'a aucunement la volonté ou la foi pour apprendre suffisamment afin de donner un minimum de crédit à nos valeurs. Il peut tourner en ridicule ou à l'extrémisme nos lois les plus élémentaires qui sont pourtant à la portée de son esprit. Crains l'homme ignorant, laisse-le spéculer sur l'absurdité de nos actions, contrôle-le à son insu. Mais s'il a la disposition d'esprit et la volonté d'apprendre, quand bien même il serait sceptique ou qu'il s'agirait de ton ennemi, il lui faut cette chance. Voilà en quoi nos activités ne sont ni cachées, ni secrètes. Elles sont ouvertes à qui a la volonté d'apprendre notre idéologie.

À ce moment, René commença sérieusement à se demander si lui-même était en mesure de comprendre de quoi le maître parlait. Somme toute, les quelques livres qu'il avait lus ne lui avaient révélé aucune lumière, et puis le maître n'était pas clair. Il parlait sans rien dire, en symboles, oubliant le plus important. Ne serait-il pas essentiel de lui communiquer cette science immédiatement ?

—Mais quelle est exactement cette idéologie ?

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—Ce n'est pas une constitution écrite ni un code civil, c'est un ensemble d'idées que l'adepte découvre par lui-même, qui va de pair avec les bases établies. Nous te mettons sur la route, mais tu te rends toi-même à bon port. Il s'agit d'une idéologie inhérente à tous. Certains en connaissent plus que d'autres, mais seulement parce qu'ils ont cherché plus que d'autres. Comme en chaque chose, l'effort apporte la connaissance. Tout ne tombe malheureusement pas du ciel, il n'y aurait plus aucune finalité à notre voyage sur la terre. Sauf que dans notre cas l'acquisition du savoir n'est pas subjective ou n'a pas tendance à changer selon les époques et les modes. Il s'agit d'un savoir universel que l'on apprend par la concentration, la méditation. On peut s'asseoir devant un mur blanc pendant des heures. Le profane ne comprendra jamais qu'il s'agit là d'un moyen pour s'ouvrir à tout un univers, une conscience globale de notre essence et de notre existence. Cela dépasse sa raison tant limitée par son réalisme biaisé par une science vaine et ignorante. Éner, il n'est pas important que tu comprennes aujourd'hui la portée de mes mots. Ces concepts te deviendront si évidents avec le temps que tu te demanderas comment tu ne les as pas vus tout de suite et pourquoi on a pu vouloir te les inculquer de force à une époque où tu ne pouvais les recevoir. Les concepts ne demeureront toujours que des concepts, ils ne se traduisent que par l'entremise d'une langue limitée dans son vocabulaire, limitée dans les définitions de ses référents. On perd beaucoup trop de l'essence d'une chose en tentant de la définir avec un vocabulaire nouveau inassimilable qui devient très vite désuet et incompréhensible. Il faut surtout vivre ses propres expériences, développer soi-même ses aptitudes, comprendre et vivre au-delà des mots, au-delà des philosophies et leur vocabulaire dérangeant qui apportent des nuances créant l'indifférence.

René écoutait patiemment, allait-il en venir au fait ? Il avait tué un homme, le savait-il ? Cela resterait-il impuni ?

—Éner, nous avons ici les meilleurs sujets susceptibles d'en arriver où tu es. Il n'est pas donné à tous de développer si bien ses capacités et il est difficile de reconnaître celui qui saura s'en montrer digne. Aussi nous perdons bien du temps avec des ignorants et des sceptiques. À vrai dire tu as droit à l'erreur. Comprends que nos lois diffèrent de celles du dessus. Une mort n'est pas nécessairement punissable ici lorsqu'on sait reconnaître la valeur du responsable. Enfin, tu seras sans doute appelé à jouer un grand rôle au sein de notre organisation.

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Maintenant, il faut partir pour Londres sur l'heure. Le duc de Paddington vous recevra, toi et Yvonne.

Ce titre, aussi pompeux que déplacé à l'aube du nouveau millénaire, résonna dans les oreilles de René. Il se retourna vers Yvonne qui semblait en connaître déjà plus. Ainsi les frères aux yeux de René venaient prendre une place de second plan. En compétition constante, c'était à qui arriverait à des résultats concrets. Il connaissait en partie son propre avenir maintenant. Il deviendrait sans doute une sorte de maître un de ces jours, à Denfert-Rochereau même. Il pourra alors se payer des balades dans le parc Montsouris tôt le matin. Mais il n'était pas question de cela à cette heure. René allait revoir la lumière du jour, ce soleil dont il savait que Fabrice pouvait apercevoir de Biarritz, là où il était retourné selon ses dernières visions. René savait qu'il resterait à Denfert toute sa vie, mais il ignorait son séjour à Londres. Il avait certes entrevu des images, mais rien n'était figé dans la pierre.

René et Yvonne n'avaient aucun bagage. Ils prirent le RER à la station Denfert-Rochereau au bout de la rue René-Coty, ils avaient rendez-vous avec l'Eurostar à la Gare du Nord. La riche organisation ne payait pas l'avion pour ce voyage, car le train était plus rapide que de passer à travers les aéroports de Charles de Gaulle et d'Heathrow. À la station Waterloo de Londres, Yvonne semblait avoir reçu des instructions, car elle prit les devants et indiqua l'Underground où ils prirent la ligne Bakerloo. En sortant de la station Paddington, il neigeait sur Londres. Ce paysage merveilleux embellissait les autobus rouges à deux étages et les taxis noirs construits à l'ancienne. René oublia Paris un moment pour épouser les paysages londoniens. Une architecture bien particulière qui montrait une beauté propre à elle-même, différente de Paris, mais bien plus familière. Où avait-il connu de tels bâtiments ? Au Saguenay, dans ces villes construites par des Anglais autour d'usines à papier ? Ou bien à Londres même, en des souvenirs qui ne semblaient plus très présents en son esprit ? Les plus anciennes maisons lui parlaient, lui racontaient l'histoire. Ils allèrent en arrière de la station de train, il y avait les trois églises qui formaient le triangle sur le Paddington Green. C'est par le Park Place Villas, au numéro 6, qu'ils entrèrent dans l'antre sacré de l'organisation. Yvonne expliqua qu'il s'agissait de la maison du vicaire, qu'on la restaurait pour l'instant durant le jour, mais que la nuit on pouvait entrer et sortir dans les caves souterraines par le sous-sol. Le temps que durait la restauration, le vicaire habitait sur Formosa Street près de Warwick Avenue dans le W9.

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Les villas qui longent le Little Venice sont majestueusement impressionnantes, pensa René. Yvonne ajouta que toutes ces maisons de riches appartiennent à notre organisation, comme tout Paddington d'ailleurs. Les misérables Londoniens louent ces maisons à des prix de fortune en des baux qui durent parfois cent ans. L'Église n'est pas pressée de récupérer une maison si elle en a besoin pour ses projets futurs. Seulement, il faut qu'elle puisse en garder le contrôle et savoir que cela lui reviendra un jour ou l'autre. Avant d'entrer, Yvonne montra à René les trois églises qui forment le triangle. Le plus étrange, c'est que la première est une église anglicane, St. Mary's. La deuxième, qui longe le canal où de petits bateaux composent le Little Venice sur Maida Avenue, s'appelle Catholic Apostolic Church. La troisième, St. David's Welsh, sert à des rencontres de frères de la ségrégation et comporte une garderie pour enfants au rez-de-chaussée. Ainsi cette secte ne fait aucune distinction entre les différentes Églises, en particulier entre le catholicisme et le protestantisme. Elle date de bien avant la réforme de l'Église et ne prend aucunement part aux débats qui entourent les différences entre les nouvelles branches du christianisme qui sont à l'origine de plusieurs guerres entre la France et l'Angleterre. Qui soupçonnerait l'activité qui se déroule en dessous de la terre alors même que cette occupation n'a rien à voir avec les gens qui s'occupent de la petite vie quotidienne des églises du dessus et des salles communautaires ouvertes à la population du quartier ? En surface, tout est en ordre. Des villas, des blocs-appartements, une école, un parc, des pierres tombales, des églises. Mais en dessous, c'est un tout autre univers. Au 6 du Park Place Villas, Yvonne et René descendirent dans les enfers. Yvonne montra une porte où plus tard ils verraient l'organisation londonienne en action. Mais pour l'instant il fallait suivre un couloir qui menait au Manor of Paddington où Éner devait rencontrer le duc, manifestement le cerveau de l'organisation.

Le manoir de Paddington fut construit sur des terres acquises vers 959 par les Évêsques de Westminster. On ignore quand il a été construit exactement, mais en 1647 on disait déjà que le manoir se tenait à l'est de la rivière Westbourne et qu'il y avait quelques terres qui s'étendaient à l'ouest du cours d'eau. Depuis presque toujours le manoir n'a appartenu qu'à l'Église ou à la noblesse. Au court des ans, on l'a loué à différents particuliers tout en y

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gardant des droits. Très peu de gens connaissent son existence, on ne retrouve rien sur ce manoir dans le guide Michelin. C'est qu'il y a une quantité de châteaux et de manoirs en France et en Angleterre. La plupart ne sont pas sur des circuits touristiques, et pour peu que l'on cherchât à se renseigner sur ce qu'ils abritent, on se rendrait vite compte que beaucoup d'entre eux sont le gîte de quelconques sectes religieuses ou sociétés secrètes dont Dieu seul connaît les activités. La vie spirituelle d'une bonne quantité d'adeptes s'y développe, parfois pour le meilleur, mais également parfois pour le pire. Ainsi René rencontra le duc, celui qui allait enfin lui en apprendre plus. Il se sentait privilégié en pensant que les autres frères n'arriveraient peut-être jamais à un niveau qui leur permettrait d'en connaître un peu plus sur les intérêts réels de l'organisation.

—Bienvenue dans mon humble demeure, Éner. Je connais tes facultés, tu seras un atout pour nos projets qui sont, soit dit en passant, pour le bien de la cause humaine. Tu comprends ces choses, je n'ai point besoin de te les expliquer. Tu seras ici formé à prendre le pouvoir à Paris, mais dans des caves différentes de celles où tu as eu la chance d'habiter auparavant. Tu n'auras plus de communication avec les autres frères. Nous devenons chaque jour plus puissants dans le monde, Paris est certes un endroit stratégique de première importance. Ceci explique pourquoi nos agents parlent et doivent parler un français aussi parfait que leur accent anglais, qui lui aussi doit pouvoir être caché sous un accent américain. Dans un premier temps nous t'apprendrons l'accent anglais du Royaume-Uni puis l'accent de l'Amérique. Viendront ensuite l'espagnol, l'allemand, le russe, le japonais, le mandarin et le cantonais. En même temps nous t'initierons aux télécommunications, aux ordinateurs, à l'histoire et à l'avenir tel que nous l'envisageons. Le temps est relatif, nous avons tout le temps, mais certains résultats sont nécessaires si l'on veut faire de cette race inférieure, une race supérieure. En vieillissant je me rends compte de la médiocrité humaine et du crétinisme des gens qui gouvernent. Cela m'affecte peu, mais cela montre le chemin qu'ils ont à parcourir. Non pas que l'intellectualité manque, que les génies se fassent plus rares ou soient encore inconnus, mais c'est plutôt que, plus que jamais ils auront besoin de notre aide pour atteindre de quelconques résultats en ce qui concerne les grandes questions de l'existence ou l'avenir de l'humanité. Ils ne sont certes pas prêts à recevoir un enseignement mystique ou ésotérique, mais oui, ils doivent

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être initiés à notre philosophie avant qu'elle ne leur semble trop éloignée de la science actuelle, cette science qui seule gouverne leur vie. Or, que pouvait la science sur la maladie qui te rongeait ? Que pouvaient les forces de ta volonté ? Ainsi c'est par une alliance entre les sciences et la religion que l'on arrivera à notre finalité, qui est la sauvegarde de la race afin de la conduire vers une autre phase de son développement. L'apprentissage de l'humanité sera alors très différent, il se fera dans une conscience même de l'existence et des forces de l'âme. L'amour fraternel infini au sens chrétien sera acquis à chacun, comme s'il était inhérent à la nature humaine et sa remise en question, impossible. Les objectifs et l'apprentissage de la race alors, seront certes différents de ceux d'aujourd'hui. Je te parle de toutes ces choses, Éner, car je sais que tu peux les comprendre. Pour Yvonne il sera sans doute plus difficile de voir ces buts, mais vous êtes ensemble et sans doute aurez-vous besoin l'un de l'autre. Yvonne cependant pourra dormir chez ses parents sur Elgin Avenue, ils seront sans doute heureux d'apprendre que leur fille est de retour à Maida Vale. Disparue de la civilisation depuis tout ce temps, il lui appartient d'inventer une explication pour justifier son absence. Tant de gens disparaissent chaque jour sans laisser de traces, au moins elle pourra les calmer en leur affirmant qu'elle est maintenant ici et qu'ils n'ont plus à s'inquiéter. Mais je parle, et vous demeurez silencieux. D'habitude je n'accepte pas les questions, car chacun connaît les réponses à chacune de ses questions. Mais tous ne sont pas au même niveau et ce soir je ferai exception.

—Quels sont les titres de noblesse du maître à Paris et de l'autre que j'ai rencontré dans le quatorzième arrondissement ?

—Ils sont comtes. Mais notre organisation n'a rien à voir avec la restauration du pouvoir aristocratique sur le monde. Nos titres nous ont effectivement rassemblés dans le même bateau. Vous savez, ma famille fait partie de cette organisation depuis fort longtemps, tout comme ces comtes que vous avez connus à Paris. Puis nos fortunes encore aujourd'hui nous permettent de faire fonctionner de telles organisations. Vous aurez bientôt la chance de voir l'étendue de notre pouvoir dans le monde. Jamais vous n'auriez pu croire que ce puisse être aussi gigantesque et puissant.

René bâilla, fatigué de son voyage. Aussitôt le duc s'en aperçut et leur montra une chambre. Un domestique, digne des servants que l'on retrouve dans le cœur des églises, avait préparé

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la chambre. Tout semblait avoir gardé le même aspect depuis la construction. Les meubles étaient d'époque, des peintures représentaient des portraits de nobles décédés. René ne pouvait s'empêcher de penser qu'en Europe, l'aristocratie était loin d'être morte. Plus active sous la terre aujourd'hui qu'elle ne l'a jamais été durant toute l'histoire. Il ne faut pas oublier l'énorme empire de la Grande-Bretagne qui s'étalait partout sur la planète. Une petite poignée d'aristocrates contrôlait à distance toutes ces colonies, et ce temps remonte à peine à quelques générations. De grand-père en petit-fils on s'est non seulement transféré des fortunes, des terres, des privilèges et des successions, mais également un savoir, un goût du pouvoir, une puissance qui ne devait jamais mourir. Jamais l'Amérique ne comprendra cette aristocratie, car elle est jeune et ne lit pas chaque jour, encore aujourd'hui, la vie de ses princes et de ses princesses dans les journaux. Elle n'a pas de noblesse. Ce n'est pourtant pas de l'histoire, comprenait enfin René. La baronne Thatcher ne quittait déjà plus son titre, il a été ajouté sur chacune de ses cartes de crédit. Toute sa descendance bénéficiera de ce titre qui impressionne, qui ouvre des portes, qui offre certains privilèges. Quels sont-ils ces privilèges ? En surface, très peu de choses. Aux yeux d'un Américain, c'est du vent. Aux yeux d'un Anglais, cependant, c'est relié à l'histoire, à la culture, c'est davantage qu'un simple symbole, comme la Reine trônant sur l'empire que forme le Commonwealth. Mais somme toute, un symbole très fort et très présent. Si en apparence l'aristocratie n'a plus rien à voir avec la politique, sinon de façon symbolique, en réalité on aurait tort de le croire.

Enfin, Yvonne et René se couchèrent dans un lit King Size, déjà Yvonne se lamentait que le lit était trop grand et que René en profitait pour se loger complètement au bout. Alors elle s'approcha de lui de sorte que, dans ce grand lit, ils n'occupèrent qu'un petit espace. Manifestement elle croyait qu'ils feraient l'amour, mais René, désintéressé, dormait déjà. Yvonne se ramassa donc complètement à l'autre bout du lit, et cet espace qui les séparait lui sembla aussi grand qu'un océan. Elle prit donc son courage à deux mains, franchit l'océan et prit René dans ses bras. Alors René se retourna, la prit dans ses bras, l'embrassa. Ils firent l'amour, sans savoir que peu de temps après viendrait un fils de cette simple nuit où ils ne cherchaient qu'à se rassurer.

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Chapitre 25

À peine eut-il le temps d'entrevoir la lumière du soleil qui tentait de traverser les nuages, que déjà René marchait dans les caves du manoir avec le duc. Ils allaient vers le Paddington Green via les longs couloirs souterrains construits voilà des siècles. Ils sortirent à l'extérieur par la villa du vicaire sur Park Place Villas, la très belle maison qui vaut une vraie fortune. Ils marchèrent sur le Paddington Green, sur la clôture du fond étaient alignées une série de pierres tombales. Des grillages enfermaient quelques autres pierres dressées sur le terrain. Le triangle que formaient les trois églises pouvait avoir une certaine signification biblique, mais le duc ne s'attardait pas à ces futilités. En arrière des apparences innocentes de ces églises, se tenaient les installations londoniennes de l'organisation. Ils étaient entrés par St. David's Welsh, le duc montrait maintenant à René une grande salle de conférence luxueuse qui ferait l'envie des plus riches organisations ou gouvernements du monde. Quantité d'enluminures en or ornaient les murs, les statues, les peintures, un peu comme dans les églises les plus riches d'Europe. Devant chaque siège rembourré on apercevait ce que l'on nomme communément la machine. En un système intégré, on pouvait distinguer un ordinateur incrusté dans la table, un micro, un écran de télévision connecté à un téléphone, un télécopieur-photocopieur, la possibilité de capter la majorité des canaux de télévision et des postes radio du monde entier, un CD-ROM, un magnétoscope laser avec lequel on peut enregistrer des données numériques, etc.

—Ces installations n'ont rien d'exceptionnelles, plusieurs universités ont les mêmes, un peu moins luxueuses cependant. D'autres compagnies qui font fortune avec la nouvelle technologie ont des appareils plus impressionnants encore, mais alors il s'agit davantage d'impressionner le visiteur que de pourvoir la fonctionnalité.

René était loin d'ignorer la technologie maintenant sur le marché, mais de là à voir dans ces sous-sols de telles installations, il y avait de quoi se poser de sérieuses questions. Sur le

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mur on voyait des écrans géants où le duc de Paddington fit apparaître une image en appuyant sur le bouton d'une télécommande. Sur l'écran on voyait une petite terre ronde tourner sur elle-même. Puis les continents vinrent se disposer sur l'écran en une carte du monde.

—Vois là une carte physique de la terre, rien de plus pour l'instant. Comme tu le sais, Éner, il existe plusieurs mondes qui s'entremêlent. Le peuple est incapable de se souvenir et de voir ces mondes, ce qui est dangereux. Si on ne prend garde, le peuple détruira l'ordre des hiérarchies universelles et mettra en péril l'avenir de ces mondes. Ce serait l'échec. Comprends alors qu'il nous appartient de guider ces gens, surtout indirectement. Mais, pour ce faire, ne faut-il pas du pouvoir, de l'influence et aucun souci matériel ? Pour arriver à se maintenir dans le temps, il faut pouvoir compter sur des valeurs sûres. Nos pires ennemis sont souvent les gouvernements eux-mêmes, aussi verras-tu de plus en plus de partis religieux tenter leur chance aux élections. Voilà pas si longtemps, et encore aujourd'hui dans certains pays, les religions avaient énormément de pouvoir et souvent même étaient à la tête des gouvernements. Aujourd'hui les temps changent et il faut plus de finesse. On peut discourir longtemps sur des pronostics électoraux, personnellement nous croyons beaucoup à la corruption politique. Ces gens sont humains et doivent nous écouter. Nous reviendrons là-dessus. Les valeurs sûres sur lesquelles nous pouvons compter sont l'or, les biens et la propriété. Aussi la collection d'art, les terres qui sont ou deviendront très en demande, les édifices à bureaux et à logements.

L'écran montrait maintenant Londres et ses alentours. Des terres, des édifices, des peintures religieuses qui semblaient de valeur. René voyait bien que ce discours du duc était préparé d'avance et que d'autres avant lui l'avaient entendu. Sur une carte de Londres on voyait une grande quantité de points rouges.

—Tu vois en rouge les terres et \ ou les édifices qui nous appartiennent ici à Londres. Je peux te montrer une carte semblable avec des points rouges partout pour n'importe quelle ville du monde, ses banlieues et ses campagnes comprises. De plus, dans chaque grande métropole du monde tu retrouveras des installations comme tu peux les voir ici à Londres.

—Paris alors ?

—Oui, les adeptes chez qui tu habites, les frères, sont tenus dans l'ignorance de nos activités. Nous n'avons pas le choix car la majorité repartira dans le monde, ils ne se

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qualifieront pas. Les nouvelles installations parisiennes prennent cependant place à Denfert-Rochereau, et ce sera toi qui prendras les commandes et seras notre correspondant.

—Pourquoi moi ? Ne me demandez-vous pas mon avis ? Vous semblez m'imposer cette tâche sans même me questionner sur mes intentions. Peut-être ai-je moi aussi envie de partir par le monde ?

—Nous ne t'empêcherons jamais de partir. Mais nous n'avons nullement besoin de te questionner car nous savons que tu le feras. Tu le sais également, n'est-ce pas ?

René prit peur. À qui avait-il affaire ? Des gens qui lisent ses pensées, visionnent ses rêves et peut-être même commandent-ils sa vie ? De quoi d'autre avaient-ils besoin pour conquérir le monde ? De tels pouvoirs devraient suffire à aliéner l'humanité, la mettre à ses pieds et l'obliger à ramper !

—Ne sous-estime pas notre puissance. Lorsque tu auras tout vu, tu n'en reviendras pas. Pour en revenir à nos possessions, bien entendu tout cela n'est pas à notre nom. L'Église est dite propriétaire, ou alors ça appartient à des compagnies qui nous appartiennent. Nous utilisons des couvertures, exactement comme la maffia, le crime organisé ou les services secrets des gouvernements. Ainsi on se protège, surtout des nouveaux gouvernements prêts à tout changer dès leur premier jour au pouvoir. Là où l'Église est impliquée, on voit une faible cible afin d'aller chercher des fonds sous prétexte que l'Église doit être pauvre. Ils nous volent nos terres et notre argent pour payer une infime partie de leur déficit annuel, et je ne te parle pas de leur dette nationale globale. Personnellement, dans les circonstances actuelles, leurs dettes nous arrangent. Elles limitent leurs actions toujours désastreuses, et j'ajouterais même destructives. En plus, un jour nous serons en position de prendre le contrôle des économies mondiales, parce que souvent nous sommes, à leur insu, leurs principaux créanciers. Heureusement tu ne verras jamais d'aussi pauvres administrations au sein de notre organisation, peu importe le pays où tu te trouveras. D'ailleurs, nous t'apprendrons la finance, la politique, la philosophie religieuse, tout ce dont tu auras besoin. Un maître doit tout connaître dans n'importe quel champ qui compose une société. Ne t'inquiète pas, nous avons des cours adaptés qui t'apprendront davantage de n'importe quelle science que tu n'en retiendrais après une centaine d'années à t'user les fonds de pantalons dans une université de renom. Tu verras qu'il est simple d'apprendre une nouvelle langue lorsque l'on en connaît déjà plusieurs.

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Même, nous t'apprendrons des langages que très peu de gens sur cette terre connaissent. Lorsque tu sortiras d'ici, dans quelques années, tu seras le plus précieux de nos collaborateurs et tu comprendras le vrai rôle de la destinée. Commençons par un simple exercice. Regarde sur l'écran, notre section française dernièrement devait prendre une décision sur une proposition d'un de nos agents.

Sur l'écran apparut une salle de conférence ordinaire où un homme prit la parole :

—C'est un très bon coup, infaillible selon mes sources. À plusieurs reprises vous m'avez fait confiance, je juge que cette fois-ci encore il faut aller de l'avant. Je sais que les coûts impliqués sont énormes, mais les profits seront aberrants. Les cotes de la bourse mentent au sujet de cette entreprise, vous verrez que tout tournera différemment.

Un autre homme à la table de négociation prit la parole :

—Tout cela est-il bien légal ?

—Pas tout à fait, mais il y a toujours moyen de se faufiler entre les mailles des lois en vigueur.

Le duc appuya sur pause et se retourna vers René :

—Cet homme nous proposait dernièrement d'investir une très forte somme d'argent dans la bourse. Il nous assurait la multiplication de notre investissement. Que ferais-tu ?

Oh, oh, pensa René, il va falloir se montrer intelligent.

—Eh bien, rien n'est plus risqué que la bourse, c'est comme la loterie. Il ne s'agit d'aucune façon de valeurs sûres, et le tout ne semble pas tout à fait légal. Je refuserais net et congédierais cet homme.

—Eh bien tu aurais tort. Aucun de nos agents ne se permettrait de nous offrir une proposition trop risquée. Les pourcentages de risques admis sont déjà spécifiés. Le tout n'est pas légal, alors les chances de réussir ce coup sont énormes. On a accepté le projet.

—Mais c'est illégal !

—Et puis après ? Ce qui est légal dans un pays, est illégal dans l'autre. Ce qui est illégal hier, est légal aujourd'hui. Ce qui est illégal aujourd'hui, est contournable par une multitude de moyens. Je t'en prie Éner, ne joue pas à la Sainte Vierge, nous ne sommes pas plus fous que les autres. Voilà comment tu aurais dû mener les choses et voilà comment nous t'enseignerons à voir les choses.

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René venait de recevoir une gifle en plein visage. Le cœur lui débattait, il voyait maintenant sa position en péril, il croyait qu'après une erreur comme celle-ci, on le remercierait de ses services. Le duc vit l'état d'âme de son étudiant et crut bon de le réconforter :

—Écoute, ta future position n'est pas à remettre en question, peu importe les erreurs que tu feras. Il n'existe pas de démocratie au sein de notre organisme, tu es là à la vie à la mort, et maître de tes décisions. Personne ne te volera ta place, personne ne te jugera.

—Même si je devenais un véritable antéchrist ?

—Nous connaissons ton cœur et ton futur, tu n'aurais pas été choisi en premier lieu.

—Dites-moi, c'est terminé cette gigantesque opération en bourse ?

—Oui.

—Alors, on a retrouvé notre investissement ?

—Euh... non. En fait, on a perdu énormément d'argent. Ah, les jeux de la bourse, toujours aussi plaisants n'est-ce pas ? C'est comme les prévisions budgétaires, la météorologie et l'économie, toujours imprévisibles, même dans les cœurs les plus entraînés. Tu vois maintenant que la sagesse n'est jamais complètement acquise et que nous avons besoin de toi.

Chapitre 26

Incapable de trouver le sommeil lors de sa deuxième nuit au manoir, René décida de marcher dans les couloirs. Il alla jusqu'à l'église à Kilburn, St. Augustine of Canterbury. Soudainement il eut comme un trop-plein d'énergie qu'il avait besoin de brûler, il courut jusqu'au Recreation Paddington Ground. À cette heure le parc était fermé, il sauta la clôture. Il aimait ce parc, davantage que le parc Montsouris. Il lui sembla moins entretenu, plus dépouillé, pas de statue ni de fleurs en ce mois d'octobre. Il apprécia ce parc de nuit, il lui semblait naturel. Des arbres, en plein centre de Londres... une ville tant polluée. Il crut pourtant respirer de l'oxygène. C'était bizarre, ce n'était pas l'heure des bilans, mais René se tenait dans une ville qui lui disait tant, qui lui avait parlé toute sa vie.  

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Au-dessus de la ville, il s'était construit un archétype effrayant, mais ce que René voyait ne semblait plus correspondre à l'image de l'archétype qu'il avait forgée en lui. Un archétype, au sens où René l'entend, est une sorte de nuage qui se forme au-dessus de la ville, un genre de plan d'architecte vivant qui s'étend à toutes les maisons, la terre et les consciences humaines. Ce plan parfait modèlerait en quelque sorte chaque événement qui survient dans la ville. Il change avec le temps, avec les nouvelles créations, et on peut avoir une bonne idée de Londres juste à regarder ou à intérioriser cet archétype. On y voyait ce que l'on voulait y voir, ce que l'on avait rêvé ou imaginé avec ce qui parvenait jusqu'à nous. Pour avoir une idée claire de ce nuage d'énergie créateur qui survole les grandes métropoles — une idée qui se rapproche de la vraie réalité de cet archétype — il faut y vivre, se laisser entraîner avec le courant d'idées, tout connaître de chacun des domaines qui s'y développent. Quelqu'un qui débarquerait à Paris sans jamais en avoir entendu parler auparavant n'apprécierait pas cette ville autant que celui qui se serait inondé des chansons d'Édith Piaf. Mais la culture anglaise avait composé la jeunesse de René et soudainement il avait ce désir de faire partie de cette culture, la vivre intensément comme un homme saoul de musique entraînante, une musique qui serait prête à l'emporter d'un bord à l'autre de l'océan, prête à l'emmener vers les folies les plus folles que personne ne saurait regretter. René entendait de la musique dans ses oreilles, ce n'était pas la musique du ciel, mais cela avait un rythme qui s'apparentait à la musique qui joue dans les clubs en cette fin de millénaire. Il lui fallait faire des folies, il marcha donc et rencontra un groupe de jeunes déjà saouls qui l'invitèrent à venir avec eux. René but et dansa, revint à quatre pattes jusqu'à l'église. Au lieu de retourner au manoir, il se rendit à la salle de contrôle. Il tenta d'actionner un des ordinateurs, mais arracha tout le système qui tomba par terre, suivi d'un paquet de fils.

—Bon Dieu, une telle technologie et on n'a pas encore réussi à faire disparaître tous ces fils ! Voyons voir celui-là...

René s'effondra sur une autre machine à laquelle il se retint pour ne pas rouler sur le plancher. Il trouva la télécommande qui traînait là où le duc l'avait laissée.

—Bon Dieu, pourquoi autant de boutons ? Ah ouais, on peut contrôler l'univers avec cette télécommande ?

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Il se mit à rire aux éclats. Il appuya sur tous les boutons. Les lumières s'allumèrent, flashèrent, s'éteignirent. Plusieurs machines s'étaient mises en fonction, des modems appelaient partout dans le monde, suivant des numéros préprogrammés. L'écran géant semblait inonder la salle de renseignements confidentiels prêts à faire rougir n'importe quel gouvernement du monde. René s'assit et observa le chaos qu'il venait de produire. Il se mit à pleurer, pleurer comme un enfant qui aurait perdu ses parents dans un accident d'automobile et qui serait en âge de comprendre la situation. Il se leva, prit toutes les machines, les lança par terre. Il sauta sur les écrans, réussit à les arracher tant bien que mal. Il poussa les chaises, se défoula sur les statues d'or. Arracha les tableaux sur les murs, en brisa quelques-uns. Il sortit en courant rejoindre sa chambre au manoir, ignorant que cette salle était surveillée en permanence par des caméras cachées ultra-sensibles.

Le lendemain matin la salle avait entièrement été remise en état, aucune trace de l'action destructrice de René. De nouvelles peintures rehaussaient les murs et de nouveaux écrans géants de meilleure qualité avaient été installés. René ne réentendit jamais parler de cette veillée mouvementée. Il ne pouvait même pas s'expliquer lui-même son comportement.

—Allez donc au diable, tous tant que vous êtes ! Laissez-moi tranquille, je veux vivre !

Mais qu'est-ce donc que vivre ? Vivre ce matin-là, c'était affronter les hauts dirigeants de l'équipe londonienne, tous habillés en complet avec cravate. La langue officielle de travail : l'anglais. René avait honte. Tous ces monstres autour de la grande table de conférence, connaissaient-ils ses déboires de la nuit d'avant ? Et qu'est-ce que cela changerait. René semblait encore être sous l'influence de l'alcool, il souriait bien trop, et même, il riait gaiement lorsqu'on lui présenta les hommes autour de la table. Il se retourna et cria en français:

—Gang de sexistes conservateurs arriérés mentaux ! Ça veut faire la révolution en complet avec cravate en adoptant des méthodes archaïques de hiérarchies sociales et d'administrations pourries ! Si vous me voulez maître à Paris, ça va faire mal, parce que ça va être l'anarchie. Vous avez peut-être déjà tout écrit quelque part ma vie, mais moi j'ignore encore à quoi va ressembler mon petit enfer. Comprenez-vous ce que je dis au moins, vieux Anglais laids ? Oui, un peu de jeunesse dans vos activités ne fera pas de torts...

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Toute la salle, figée, avait les yeux rivés sur René. Oui, ils comprenaient, à quelques exceptions près. Mais même ceux-ci pouvaient comprendre la situation. Aucun doute, l'entrée de René dans l'organisation londonienne ne passa pas inaperçue. On en parlait dans le monde entier. Personne n'avait ainsi manqué de respect au cours d'une réunion aussi capitale à la maison-mère. En présence du duc de Paddington en plus, lui qui n'était connu que d'une petite quantité de personnes afin de garantir sa sauvegarde en cas de problème majeur. La réaction générale à un tel manque était cependant divisée. Si les dirigeants condamnaient un tel comportement en demandant le retrait d'Éner de leurs rangs, ceux qui travaillaient sous ces dirigeants admiraient une telle franchise et une telle audace. Pour la première fois, on sentait qu'effectivement des changements allaient survenir si quelqu'un à la tête d'une organisation pouvait réagir de la sorte. René regrettait amèrement ses actions. Somme toute il n'était qu'étudiant, jeune, et il venait de se mettre à dos une armée de dirigeants et de maîtres déjà remplis de préjugés envers cette jeunesse, la jugeant incapable de quoi que ce soit. À les entendre, les étudiants seront d'éternels étudiants, ignorants, dont aucun espoir n'est à prévoir pour l'avenir. Ils auront toujours ce complexe de supériorité qui choquait René, il n'avait pas envie de confronter des gens en une telle relation de pouvoir. Il n'avait pas, en un mot, à les souffrir, eux, leurs ordres et leurs préjugés. Il voulait quitter Paddington Green, malgré ses visions et celles de ces êtres cachés qui semblaient tout voir, tout savoir de sa vie et de ses visions. Il sortit rejoindre Yvonne sur Elgin Avenue, Marble House. Yvonne fut surprise de le voir arriver.

—On t'a laissé sortir ?

—Non, je suis sorti.

—Ah bon. Here is my mom Lucy and my sister Sylvia. My dad is dead, but here is my cat Chani, la homme de la maison, the master of the house.

Cette plaisanterie plut à René. Qu'un chat puisse être le maître de la maison, cette idée allait chercher en lui une sorte de complaisance. Il y voyait même une certaine vérité lorsqu'il vit combien toute la famille obéissait à ses miaulements. Les chats ne sont-ils pas toujours les maîtres de la maison ? Yvonne proposa à René de sortir prendre un verre dans

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le centre-ville, ils prirent l'Underground jusqu'à Piccadilly Circus. René expliqua ses dernières aventures, Yvonne n'en revenait pas. Venait-il de remettre en question son avenir avec l'organisation ? Yvonne se montrait gentille, elle le défendait.

—J'ai accès à beaucoup des informations via mon computer quand je travaille. You know, c'est corrompu tout ça. C'est dans les limites du légal et pas toujours. On remettre en question la morale ou la loi quand on travaille pour eux. Un jour tu te réveilles et tu comprends que tous les autres compagnies de la pays font la même chose qu'eux et semblerait qu'effectivement, ils ont raison d'agir comme ils font. Il vient une temps où tu es convaincu que c'est la seule moyen d'arriver à tes fins.

René se saoula de nouveau. Seulement, cette fois, de retour à la station Westbourne Park, il voulut se lancer dans le canal qui longeait le chemin de fer. Yvonne le retint tant qu'elle put.

—Laisse-moi ! Je veux mourir tout de suite, là, je me jette dans le canal !

—No, you'll come with me !

Il se lança tête première dans l'eau !

—You're crazy ! It is so polluted, you're gonna die from some sickness or desintegrate from the acid !

Elle courut sur le bord du canal en sautant par-dessus la clôture de fer. Elle prit une de ces bouées de sauvetage qui jonchent le canal et sortit René de l'eau.

—Fuck man, three little pints of lager and you're ready to kill someone, ready to fight against the whole universe ! Whatever is your problem, man, get over it !

Chapitre 27

L'action de René avait apporté certaines réflexions internes chez tous les employés de la hiérarchie universelle, hiérarchie qui semblait pourtant bien terre à terre ici à Londres. Pour la première fois, on osait remettre en question tout haut certaines choses que l'on avait toujours acceptées comme normales sans se poser de questions. Oui, soudainement la

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vie pourrait être mieux, plus juste. Qu'en est-il du rôle de la femme au sein de l'organisation? Qu'en est-il de la démocratie chez les dirigeants, dans les décisions qui sont prises, de la plus petite décision à la plus importante ? Qui donc est vraiment en contrôle ? À qui profitent tous ces milliards de livres sterling pour lesquels on se dévoue corps et âme ? Que fait-on de tous ces secrets d'États violés, et quelle est donc la finalité de l'organisation, pourquoi doit-elle être en contrôle et en pouvoir ? Que ferait-on vraiment le jour où l'on serait à la tête de tous les gouvernements du monde entier ? Des informations qui ne se communiquaient pas d'habitude, franchissaient maintenant tous les obstacles du silence obligé. Les ordinateurs en folie sillonnaient l'Internet. Pratiquement au su et au vu de tous, on remettait en question de façon intégrale l'avenir de l'organisation. Oubliant pendant un instant ses solides bases qui dataient déjà de quelques petits millénaires, oubliant également l'énorme richesse en argent, en trésors, en propriétés et en or que l'organisation représentait. En un mot, on se battait contre un colosse dont on ignorait où commençait la tête et où aboutissait la queue. Ce qui restait d'autorité prit des mesures radicales pour ramener l'ordre dans les troupes. On avait dépassé les bornes, quelqu'un allait payer. Mises à pied massives sans solde, perte d'avantages sociaux et de certains droits et privilèges, destitutions de fonctions importantes, bref, les conséquences de la simple action de René semblaient incalculables. Mais encore, on ne regrettait pas de l'avoir amené à Londres et on exhortait Yvonne à le ramener sur le plancher des vaches, à le ramener au niveau où l'Underground fait son chemin entre les stations. Yvonne suggéra de retrouver Fabrice et de le ramener à Londres. Le lendemain Fabrice arrivait à l'aéroport d'Heathrow sur les ailes de British Airways, première classe. La métamorphose chez René fut instantanée. On venait de lui rendre sa raison. On comprit alors à Londres que, si l'on voulait arriver à de quelconques résultats avec la jeunesse, il ne fallait pas l'étouffer et surtout il fallait accepter certains compromis. Car à Londres, on ne croyait guère aux pratiques du maître de Denfert-Rochereau, surtout lorsqu'il en arrive à ses rites d'initiation. Une quelconque relation entre Fabrice et René était tout simplement inacceptable, presque inconcevable. Maintenant on priait pour que tout rentre dans l'ordre, dans la mesure du possible. René observait tout le remue-ménage, il avait même le temps de penser tout haut ses analyses de la situation dont il était la cause:

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—N'est-il pas intéressant de constater que tous les beaux principes et la belle philosophie que l'on m'enseignait n'ont tout simplement pas été mis en pratique lors de la récente crise? Il me semble que chaque décision que l'on ait prise fut mauvaise. Il n'y a pourtant qu'en période de crise qu'il faut se montrer capable de respecter les résolutions et les politiques.

Chapitre 28

Au nord du Lac-Saint-Jean, dans la forêt, la neige recouvrait quelques tentes en formes de cônes arrangées en cercle sous les arbres. Les Montagnais plaçaient leurs tentes ainsi, à l'abri du vent, avant que l'homme blanc finisse par les convaincre d'abandonner ces tentes pour des petites cabanes en bois déjà moins près de la nature. Notre petit groupe amérindien abritait la mère d'Azarias alors encore enfant. Elle marchait dans la forêt avec le chef du clan.

—(En montagnais :) Que fait l'homme blanc ici ?

—Il croit venir chercher de l'or et des rubis.

—Il y a de cela ici ?

—Non, maintenant il le sait. Alors il s'installe, il détourne les rivières, construit des barrages, détruit les forêts, pollue le lac et les cours d'eau.

Ysa demandait au chef ce que l'homme blanc était venu chercher ici et ce qu'il faisait maintenant. Elle était fascinée par les grandes énergies déployées à détourner les cours d'eau. Elle avait enquêté à Val-Jalbert, avait vu les meules tourner sous la force de la chute. Elle ne comprenait pas à quoi pouvaient servir toutes ces constructions et pourquoi les arbres étaient arrachés. Elle ne faisait pas le lien entre ces installations et les grands rouleaux de papier que l'on embarquait sur les chars. Elle ne comprenait pas non plus que l'on arrivait à produire de l'électricité qui alimentait des ampoules éclairant le chantier. Elle admirait ces nouvelles inventions, ces wagons, cette locomotive à vapeur qui faisait un bruit terrible. Elle se sentait nue devant toute cette activité et ne pouvait qu'admirer que

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l'on déploie tant d'énergie, même si elle ignorait pourquoi. Et tous ces tuyaux qui transportaient l'eau jusqu'aux maisons alors qu'il était si simple d'établir le camp près de la rivière. L'hiver il suffisait de prendre un peu de neige fraîchement tombée et de la faire fondre sur le feu. Quoi de plus impressionnant que ces petites chapelles qui s'élevaient dans chaque village-champignon naissant. Puis vinrent les grandes églises de pierre, solides sur leurs fondations, garnies de statues parfois effrayantes, représentant des scènes venues d'autres peuples en d'autres endroits à d'autres époques. Tout cela était aussi nouveau qu'incompréhensible. Le chef du clan hésitait à lui en dire davantage, son point de vue était négatif, il ne voyait rien de bon dans toutes ces installations et institutions.

—(En montagnais). Il faut se méfier de l'homme blanc. Il a apporté le mal avec lui, au sud il a exterminé tout ce qui n'était pas blanc.

Plus le chef critiquait l'homme blanc, plus Ysa semblait admirer sa puissance sur la nature. Cela ressemblait aussi à de l'insouciance de la part de l'homme blanc, mais on ignorait encore à ces moments-là l'étendue des dégâts qui suivraient les usines et les barrages. Ysa passa davantage de temps à Val-Jalbert. Elle se lia d'amitié avec Joseph-Jules, le père d'Azarias, puis en tomba amoureuse. Le chef ne s'opposa pas à cette union catholique qui serait célébrée à la chapelle Saint-Georges de Val-Jalbert. Quelles étaient ses motivations, on l'ignore. Peut-être parviendrait-on à prendre part au monde des blancs, peut-être on arriverait à les vaincre en se liant avec eux. Mais peut-être aussi qu'il n'y avait pas de prétendant à la jeune Ysa dans le clan montagnais à cette époque-là. Le maître n'eut qu'une parole pour elle lorsque vint le temps de quitter le campement:

—(En montagnais). N'oublie jamais d'où tu viens, tes racines. N'oublie jamais qui t'a engendrée, la source de la forêt. Vis à même la nature et le ciel, peu importe les circonstances. La nature et le ciel apaiseront bien des souffrances en t'apportant la simplicité.

Mais déjà Ysa avait changé de nom, dorénavant, vraie initiée au monde sérieux des adultes et des blancs, elle s'appellerait Lydia Poitras. Très vite elle apprit le français, cette langue étrangère et loufoque qui lui donnait bien de la difficulté. Encouragée par son curé, elle accoucha de quelques enfants. Elle s'enfermait maintenant dans sa maison, travaillant chaque jour à élever sa portée, comme on disait. Quelques années plus tard elle attrapa une de ses maladies de l'homme blanc dont la seule issue est la mort. Elle mourut à 29 ans de la

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grippe espagnole. On l'enterra dans le cimetière à l'entrée du village. Enfin, c'était le retour paisible à la terre en son vrai sens. À quoi donc avait servi cette initiation à l'univers des blancs si c'était pour mourir quelque temps après ? Sans compter qu'elle avait perdu toute sa liberté d'antan. Elle dut subir l'autorité du couvent où on lui enseigna le français et une histoire qui n'avait ni sens ni rapport avec elle. Ensuite venait le curé, une voix très puissante et autoritaire. L'intendant de l'usine avait également son mot à dire, s'occupant lui-même de déduire de la paye de son mari les coûts de la maison et des services comme l'électricité et l'eau courante. Ensuite le maire s'occupait des ouailles du curé lorsque venait le temps de la législation, c'est-à-dire de ce qu'il était permis ou non de faire. Mais le pire, Ysa dira souvent, c'est le jugement des voisins. On la regardait, on la jugeait, on parlait d'elle, on commentait ses actions, on questionnait sa présence dans la communauté puisqu'elle était montagnaise. Par conséquent on avait détruit sa vie avant même que la maladie ne l'emporte. René s'identifiait maintenant pleinement avec, non pas Lydia Poitras, mais Ysa. Alors il se mit à détester le nom d'Éner.

 

Chapitre 29

René comparait une pauvre petite chapelle perdue dans le fond d'un village aujourd'hui abandonné à un consortium à milliards qui prônait un capitalisme radical quant aux éléments clés de leurs entreprises. On voyait donc d'un côté un curé qui apeurait les villageois avec l'enfer, et de l'autre des dirigeants fantômes qui vouaient un genre de socialisme défectueux à leurs employés et à leurs sujets, où, au nom de l'égalité, de la redistribution des ressources, de l'Église et des pauvres, il ne restait plus que des miettes à partager. Maintenant René allait grimper les échelons, peu importe si c'était à contrecœur. Combien différent c'était de ses anciens emplois. Ces autres organisations capitalistes, pour qui il avait travaillé, trouvaient sans cesse le moyen de le mettre à la porte avant même que l'idée de gravir un échelon ne lui vienne à l'esprit. Ici à Londres, on n'allait pas exiger de René qu'il démontrât ses facultés ou aptitudes, ses connaissances ou expériences,

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ou encore, sa soumission et son obéissance ; on allait plutôt le former à devenir une sorte de monstre puissant qui ne pourrait jamais divulguer ou exhiber sa situation et les avantages qui l'accompagnent. Saurait-il se montrer à la hauteur ? En aurait-il seulement la motivation ? Lui qui rêvait d'une vie paisible noyée dans la méditation, la création d'un univers dont lui seul aurait la clef.

On présenta à René son nouveau professeur, celui qui, selon le duc, était qualifié de révolutionnaire : MARU, pour Méthode d'Assimilation Rapide de l'Univers. Un ordinateur. René trouvait qu'il était impossible de choisir plus mal, il trouvait cela si désespérant et si ridicule qu'il ne voulait surtout pas savoir comment s'appelait la version anglaise du programme (FAU en fait). Et ça parlait, ça écoutait, ça comprenait, ça réfléchissait, ça faisait la morale (toujours il faut offrir à l'humanité entière un sentiment de culpabilité généralisé). C'était aussi programmé pour avoir des émotions. En effet, ce n'était plus une machine, ou alors il n'y avait plus de différences entre la machine et l'humain.

—Installez-moi ça sur deux jambes et vous avez l'ami que vous aviez toujours rêvé d'avoir. Il ne vous contredira jamais, il fera tout ce que vous voudrez. Est-ce que ça va aux toilettes, en bonus ?

De plus, ça prenait ta vie en contrôle. Maru te réveillait à distance, prévoyait ce que tu avais à faire avant d'arriver au bureau devant l'écran. René regardait son nouveau professeur avec un sourire qui ressemblait plutôt à un tic nerveux. Si cela devait être son prof, il y aurait quelques changements à apporter ; car une chose importait à René pour l'instant, c'était de ne tolérer aucune merde de personne. En partant avec cette idée, on pouvait voir quelle était sa motivation. Il ne s'inclinera plus devant personne comme un ver de terre, surtout pas devant une machine. Lorsque l'on doit se justifier à une machine, il vaut mieux laisser faire. Alors, la vraie question demeurait : allait-il passer plusieurs mois, voire quelques années, devant cet ordinateur qui était capable de contrôler le degré d'humidité de la salle, la température, l'éclairage et qui pouvait même déplacer des objets ? La réponse semblait positive, mais René s'assura que Fabrice reçut le même traitement. Au moins, lorsqu'il serait complètement transformé par cet enseignement intensif qui l'emmènerait on ne sait où, lorsqu'il n'arriverait qu'à parler et à comprendre en un langage

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théorique de convention, au moins il aurait quelqu'un près de lui à qui parler le même langage. Un langage qui mélange tous les vocabulaires spécifiques à chaque branche que l'on peut étudier dans le monde. En fait, René se demandait quel était le but, pour un étudiant en philosophie, d'être prétentieux en étant le meilleur de sa classe s'il est incapable de communiquer avec un physicien? Pourquoi un professeur se croirait-il l'élite sociale avec un doctorat bien spécifique dans un domaine trop étroit ? Qu'a-t-il prouvé ? Son intelligence, son endurance, ses aptitudes ? Ou alors sa sottise. Si on avait exigé de lui quinze ans d'études de plus et l'écriture d'une brique de dix mille pages sur un sujet particulier, travail échelonné sur dix années, l'aurait-il fait ? Et qu'aurait-il accompli en bout de ligne ? Mieux vaut qu'il reste fier et prétentieux. À réfléchir un peu trop, il pourrait se questionner sur l'utilité de tout cela et finirait par se demander pourquoi il existe (horreur !). Néanmoins, prouvant leur soumission et leur obéissance, René et Fabrice se mirent ensemble devant cet ordinateur. Au moins, apprendre n'était ni fastidieux, ni fatigant. Cela devenait même passionnant. Il fallait beaucoup d'imagination et de renouvellement pour ne pas sombrer dans la routine, mais Maru faisait preuve d'innovation surprenante. Il faisait appel instantanément à des films, des jeux, des matières les plus nouvelles et secrètes susceptibles à intéresser. Maru avait accès à tout, dans le monde entier. En communication directe avec les services secrets étrangers, les sectes religieuses, les administrations étrangères, les faits divers les plus cocasses, les informations personnelles sur diverses personnalités mondiales, les vraies situations financières en arrière des budgets annuels des divers gouvernements ou autres organismes tels que les institutions scolaires. Maru avait même accès à toute la corruption politique de différents pays, ce qui impliquait également le système policier. Comme si le tout était connu de tous et que l'on pourrait tenir compte de cela lors des décisions majeures à prendre. Qui donc était à l'arrière de Maru ? Qui avait programmé un tel cerveau, une telle banque de connaissances ? On se demandait si c'était les programmeurs à l'arrière qui avaient construit cette intelligence infaillible ou alors si Maru s'était construit lui-même. Bien sûr, la machine avait dépassé son maître, personne ne pouvait arriver à faire ce que cette machine faisait, comme trouver à la seconde près n'importe quel dossier concernant n'importe qui n'importe où dans le monde. Ce n'était pas une simple encyclopédie en cinquante volumes dans laquelle on cherche quelque chose, et si par miracle on le trouve, combien d'informations incomplètes on aura la chance d'obtenir.

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Là on avait tout en profondeur, l'accès absolu à toute information, sans aucune limite. On n'avait plus la même vision du monde ensuite. Il n'était plus question d'agir dans les normes et sous les lois. Ce serait partir plusieurs longueurs derrière tout le monde. Il existait sans doute une justice à travers ce chaos, mais elle ne ressemblait en rien à celle que notre arrière-grand-père imaginait.

Ainsi le temps passa, René et Fabrice comprirent mieux l'étendu de l'empire, ses buts, sa finalité. Ils apprirent eux aussi à devenir discrets, à agir dans la subtilité et à ne pas hésiter à appliquer des mesures draconiennes avant d'en arriver à la cause désespérée. Mais il faut savoir juger, car souvent le désordre est préférable à l'ordre. Ainsi au cours des ans ils virent en détail la médecine, le droit pratiqué dans différents pays, l'histoire, les religions et leurs écrits bibliques, les mathématiques, la physique, l'astrophysique, l'astrologie, la chimie, les langues importantes, certaines langues mortes, la philosophie, la psychologie et ses dérivés, la technologie, l'ingénierie, l'informatique et ses langages, l'administration, l'économie, etc. Bref, tous ces petits univers fermés au commun des mortels. Monsieur Tout-le-Monde, s'il en a la chance, en assimilera une petite partie d'un ou de deux de ces domaines. Pas grand-chose en fait. Ainsi, comme prévu, Fabrice et René devinrent des monstres de connaissance pour qui la moindre question devenait un problème de haute destinée à résoudre sur-le-champ, mais qui devait d'abord se confronter à leur immense savoir. Trop peu d'expérience pratique cependant, mais cela viendrait après. On en était conscient et on y palliait en mêlant les deux frères à diverses entreprises en cours, c'est-à-dire à la résolution de conflits et problèmes qu'expérimentait l'organisation. On constatait déjà dans les rangs de travailleurs que l'administration renéienne serait différente. Il lui restait à prouver que ses méthodes seraient plus efficaces. Pour l'instant on n'y trouvait rien à critiquer, mais cela venait, René pouvait le sentir. La tension était forte, sans doute parce qu'il était jeune, sans expérience, et puis, il n'était pas encore maître, même si cela pouvait être bien relatif dans le contexte. René repensait à sa sœur lorsqu'il songeait à tout cela. Dominique, perdue dans le fond de la ville de Jonquière au Saguenay. Comme lui, elle avait étudié à l'Université d'Ottawa. Elle s'était plongée, forcée par son père, dans l'étude du génie mécanique. Quatre années plus tard, elle quittait l'université pour rencontrer, le soir

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de son arrivée à Jonquière, l'homme qui allait lui permettre d'entrer sur un marché du travail déjà sursaturé. Une coïncidence, cette rencontre, disait-elle. Destinée, corrigeait René. Lui et sa sœur, c'était la nuit et le jour. Elle, scientifique avec les deux pieds enracinés dans la terre, athée orthodoxe, vision très fermée de l'univers. Lui, au contraire, une sorte d'énergumène prêt à croire n'importe quoi jusqu'à l'infini de chaque chose. Les faits, les preuves, les calculs, il n'en avait nul besoin. Il avait la foi et cela lui ouvrait toutes les portes. Enfin, cet homme avec qui elle allait bientôt emménager en une belle grande maison de brique blanche, avait pour père le seul entrepreneur de la région spécialisé en génie mécanique. Il émergeait d'une crise et avait besoin de nouveaux employés. La sœur de René, âgée de 24 ans, allait maintenant être la patronne de mécaniciens-techniciens avec cinquante années de métier dans le corps. Il fallait voir la frustration de ces hommes qu'une jeune ignorante, avec un diplôme sans réelle signification à leurs yeux, allait régir leur vie. Cette jeune ingénieure dut apprendre sur le terrain la bible de la mécanique, de l'électronique, des différents codes qui régissent à peu près tout : les bâtiments, la sécurité, les pompes, la plomberie, les systèmes de chauffage. Chaque jour elle devait prouver ses capacités et son savoir, montrer qu'elle portait bien son titre. Elle achetait d'immenses volumes sur les sujets les plus divers et les plus ennuyeux qui puissent exister, comme Les six différentes générations de réfrigérateur depuis le début des temps : coûts, construction, installation. En même temps elle devait superviser le travail d'informaticiens chargés de créer les programmes qui maintenaient des systèmes complexes en place. On arrivait maintenant à vérifier des calculs infernaux avec certains logiciels, mais pour cela il fallait lire et comprendre plus de six mille pages de blabla pour enfin réaliser qu'il n'y avait pas de porte de sortie. Non, il n'était pas facile d'imposer ses vues à des gens expérimentés qui n'avaient jamais changé leur façon de faire depuis des décennies et qui ne voyaient nul besoin de changer quoi que ce soit. Un peu comme un mécanicien-automobile habitué à ses vieilles guimbardes simples d'avant les années 1980, et qui soudainement fait face à la dernière technologie japonaise sur le marché, que seul un ingénieur peut comprendre et réparer. C'est le temps de la retraite. Plusieurs fois quelques employés du bureau où Dominique travaillait avaient fait une crise, refusant des ordres et remettant pratiquement leur démission si "cette fille qui se prend pour on ne sait qui ne s'asseyait pas dans son coin

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sans rien dire : trop jeune, mauvais genre, ignorante, incompétente". Les dépressions suivirent le stress, puis vinrent les mononucléoses, les calmants et autres médicaments. René voulait éviter les mêmes problèmes. Il fit ce qu'il put pour adopter différentes approches, mais malheureusement pour lui et les autres, il jugeait que tout devait être changé. De la première machine jusqu'à la dernière transaction. Parfois on se demandait si ce n'était pas pur plaisir pour lui de voir tout à l'envers, de contredire absolument tout argument avancé. On se demandait quelle sorte d'enseignement bizarre il recevait, apparemment contraire au règlement qui régissait ces caves depuis si longtemps. Il apportait une nouvelle philosophie qui correspondait tout de même à l'ancienne, mais dont la bureaucratie et la technocratie avaient fini par en faire disparaître l'essence. On allait dorénavant se vouer à un but plus humanitaire. On allait aider à grande échelle son prochain, mais de façon réelle, pas seulement en parole. Fini l'acquisition de milliards pour une sécurité susceptible de disparaître le lendemain. Mais ces changements n'allaient pas s'opérer à Londres à la maison-mère, car René n'agissait que dans le détail pour le moment, faute d'influence et de pouvoir. C'est à Paris qu'il pourrait enfin travailler pour une nouvelle Église, celle qui aide et aime son prochain, plutôt que de le menacer de mort et d'enfer après lui avoir lancé à la tête une table de commandements, d'obligations morales et d'interdictions qu'assurément personne ne pouvait respecter en entier.

Pour l'instant René continuait son apprentissage. Il ne pouvait qu'être heureux de n'avoir aucun devoir à remettre, ni de travaux longs à écrire ou d'avoir à souffrir les discours inutiles et plats de professeurs qui ressemblent à des cadavres ambulants. Avec ce système interactif informatisé, mais pratiquement vivant, virtuellement du moins, on lui apprenait davantage, on épargnait du temps et de l'argent, on lui évitait de longs travaux si insipides qu'ils conduisent parfois au suicide. L'ordinateur parlait, comme on parle à quelqu'un. On n'oublie rien de ce qu'un ami nous dit, mais tout de la leçon qu'un professeur nous oblige à apprendre par cœur pour la recracher en un petit travail intelligent qui montre que l'on vaut plus que l'autre cruche à côté. L'ordinateur ne montrait que l'essentiel, en évitant les calculs fastidieux que les ordinateurs d'aujourd'hui peuvent faire. Il n'y avait vraiment aucune raison de perdre deux années à apprendre à dériver et à intégrer une équation

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mathématique alors que la seule chose qu'il faut comprendre c'est le principe, le pourquoi et à quoi cela sert. Pourquoi vouloir prouver que l'on peut résoudre n'importe quel problème, perdre une vie complète là-dessus, alors que deux mois après l'examen tout est oublié ? Ayez le livre de référence à portée de la main, cela suffit. René revoyait les nuits blanches qu'il avait passé avec sa sœur à travailler sur des projets de plus de cent pages qui ne serviraient strictement à rien. S'ils apprenaient là quelque chose, ce n'était presque rien comparé à ce qui s'en venait dans le vrai monde. Et cette liste de cours vides, quelle perte de temps et d'énergie. René se rappela soudainement toutes les dettes qu'il avait contractées lors de ses études et comprit qu'il devait être sur la liste noire des banques du Canada. De même en France, il devait plusieurs milliers de francs à la Banque nationale de Paris. Sa sœur avait les mêmes dettes, il se demandait comment les banques avaient pu accepter qu'elle s'hypothéquât davantage avec la construction de sa maison. Certains jours René voudrait leur donner des nouvelles, appeler sa sœur et ses parents. Mais que leur dirait-il après toutes ces années d'absence ? "Oui, je m'apprête à devenir un gros président-directeur général d'un consortium de multinationales à la solde de l'Église... quelle Église ? Euh, une Église universelle très moderne qui englobe à peu près toutes les religions... oui, oui, ça existe." Non, il ne pouvait plus leur téléphoner. Il ne pourrait pas se justifier. Il devinerait leur terrible déception dans leur voix, leur haine peut-être. Comment avait-il pu agir de la sorte ?

Tout faire de travers, aller à l'encontre de tout ce qu'il devait faire pour son bien et celui de ses proches ? Il ne leur avait offert que l'inquiétude, puis le désespoir. Son succès au sein de l'organisation, ils ne le comprendraient pas, ne voudraient pas le comprendre. C'était pourtant bien similaire à ce que sa sœur accomplissait, d'une certaine manière.

 

Chapitre 30

Aujourd'hui les employés avaient entendu dire qu'on aurait de la visite de Paris. Pendant un instant, Fabrice et René crurent qu'il s'agissait de Sheila, mais c'est le comte qui apparut dans l'embrasure de la porte de la grande salle. Il demanda à parler avec Éner. Il ne pouvait

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en être autrement puisque René serait appelé à travailler avec lui puis à prendre sa place. Le maître détestait ouvertement ces nouveaux enseignements par ordinateur, selon lui on pouvait accéder à toutes ces connaissances par la seule volonté et bien sûr par la pratique. C'était un moyen artificiel d'acquérir des informations dont nous n'avions point besoin pour accomplir notre mission. Cela ne pouvait que détourner du vrai but de notre existence, que nous éloigner du vrai pouvoir. Entraver de façon certaine l'évolution de l'homme. En effet, rien de bien spirituel à travailler avec un ordinateur. Mais il y avait autre chose, le maître voulait lui-même voir à l'éducation de son disciple. Décidément, il n'y avait place qu'à l'enseignement et l'éducation dans cette sacrée vie. Lorsqu'ils furent seuls, le maître exprima sa pensée :

—Tu seras libre de revoir à l'ensemble de notre philosophie, d'élaborer de nouveaux rites et de réinventer l'univers. Somme toute, le disciple deviendra maître. Je t'ai enseigné des choses que l'on ne m'a pas apprises. Mais il est primordial de recevoir de bons enseignements de base. Crois-moi, ce que tu apprends à Londres, ce n'est que le prélude. Je t'attends à Paris.

Il y eut un silence où on sentit le lien privilégié qui les unissait. Une communication s'opérait à travers ce silence. Mais le maître reprit à voix haute :

—J'ai entendu parler de toi.

—En mal ?

—Je ne puis me permettre de juger tes actions, mais je puis te dire que je sais que tu as le potentiel pour reprendre l'organisation parisienne en main. À tout rejeter systématiquement comme tu le fais, on finit, je suppose, par tout renouveler. Si, toutefois, tu sais apporter le nécessaire pour pallier à ce qui n'est plus.

René observait son maître. Il devenait vieux. Il se demandait comment il mourrait, et même, comment un maître mourait. Pendant un instant il pensa qu'il était peut-être immortel, mais certainement pas en pratique dans cette vie. À moins qu'effectivement la communication s'établisse entre lui et René après sa mort. Ce qui est prévisible, si l'on adopte la philosophie du groupe. René avait encore du chemin à parcourir. Les seules personnes mortes proches à René étaient son grand-père Azarias et ses arrière-grands-parents Girard.

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Joseph Girard avait succombé de sa belle mort à l'âge de 96 ans. Il vivait alors avec sa femme Juliette dans un foyer pour personnes âgées dans la ville d'Alma au Lac-Saint-Jean. René se souvenait de ses visites, il revoyait très bien la chambre minuscule entièrement placardée de photos et de plaques commémoratives des années que le vieux couple avait traversées dans le mariage. La dernière plaque en titre portait la mention de 73 ans de vie commune dans le mariage et était accompagnée d'une lettre de félicitations en provenance de Rome signée du pape Jean-Paul II. Juste à côté un article du journal le Progrès-Dimanche affirmait qu'ils formaient le couple le plus âgé de l'Amérique du Nord. Peu après la mort de son mari, Juliette avait commencé à perdre ses forces, comme si son énergie lui venait de l'union avec son Joseph. Tous deux étaient si beaux, même dans leurs quatre-vingt-dix ans. Elle devait mourir trois années plus tard à cause d'un exercice de feu au sujet duquel elle n'avait pas été prévenue. Son peu de force n'avait pas suffi à la faire raisonner, la peur de brûler vive fut si grande qu'elle semble avoir préféré quitter son corps avant de voir le moindre nuage de fumée. C'est moins tragique à cet âge, tout le monde voyait venir cette mort, peu importe le comment. Seulement, dans ce contexte, il y eut négligence. Certaines personnes ont dû épauler cette responsabilité.

—Éner ? Éner ! tu dors !

Le maître parlait dans le beurre, René écoutait son cœur. En songeant à tout cela, il se souvenait d'une visite dans un foyer de personnes âgées à Jonquière. Une vieille dame l'avait invité à venir discuter de ses souvenirs, cette mine d'expériences.

Ils avaient passé en revue toutes ses photos, ses anciens cahiers d'étudiantes et ceux de ses enfants et petits-enfants. En moins d'une heure René venait de vivre une vie complète. Il en avait reçu le bilan complet, quotidiennement ressassé par cette dame heureuse d'avoir vécu. Elle regrettait seulement la solitude dans laquelle on la laissait mourir. C'était sa seule raison proprement dite de dépérir. En effet, que pouvait-elle attendre de ces gens qu'elle aimait, à qui elle pensait tous les jours, mais qui l'oubliaient complètement ? René fut reçu comme l'incarnation entière de toute la famille de la dame. Une heure plus tard il était ressorti et n'était plus jamais revenu la voir. Sauf une fois. Sa mère, qui aimait s'impliquer socialement, organisait un de bricolage au même foyer. René avait pris un cœur rouge en carton dur et l'avait entouré de petites perles rouges en plastique transparent qu'il avait épinglées sur le cœur.

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Le résultat de ce simple bricolage surprend toujours. Lorsque René courut au cinquième étage pour offrir son cœur de perles à sa nouvelle amie négligée, une autre femme ouvrit la porte.

—Elle est repartie dans sa famille, la vieille dame qui habitait ici ?

René avait le cœur qui pompait. Enfin elle était heureuse, on s'était souvenue qu'elle existait, on l'avait reprise, lui avait offert une chambre, lui faisait son déjeuner le matin, lui parlait, lui rendait une vie heureuse avant la mort. Il regardait son cœur de perles tout à fait inutile maintenant. Il pouvait même le donner à cette nouvelle vieille dame qui probablement vivait la même chose que l'autre.

—Oui, je vois de qui vous voulez parler. Celle qui vivait ici est maintenant au rez-de-chaussée sous haute surveillance, aux soins intensifs. Elle est en phase terminale.

Le choc ! René courut avec son cœur en plastique, croyant arriver trop tard cinq étages plus bas. Il croyait tenir la vie de la vieille entre ses mains. L'infirmière, trop heureuse de voir de la famille qui venait rendre visite à la mourante, amena René à côté du lit. René ne reconnut pas cette femme qui n'avait plus rien de vivant. Il prit pour acquis qu'il s'agissait bien d'elle, il lui remit son cœur, elle lui sourit, lui dit merci, sans avoir la force de lui demander de rester un peu à son chevet. Le lendemain René apprenait par sa mère qu'elle était morte dans l'heure qui suivit son don. Ce cœur avait beau être entouré de belles perles, il était bel et bien en plastique, et c'était un enfant innocent et étranger qui l'avait donné. Ce qui s'est passé dans la tête de cette femme lors de cette dernière heure, personne ne le saura.

Elle semblait avoir attendu cette dernière visite avant de sombrer dans un autre univers.

—Éner, je continue à te parler même si tu ne m'écoutes pas, car je sais que cela rentrera de toute façon dans ton inconscient.

René regardait machinalement le maître. Il lui fit signe de continuer son discours mais ne l'écouta pas davantage. Ce pauvre comte qui avait probablement renoncé à son château pour s'installer dans les caves de Denfert-Rochereau. Ça lui rappelait ses arrière-grands-parents dans ce petit foyer, cette chambrette. René avait peine à imaginer que cet homme, Joseph, ait déjà possédé une fortune. Les soins qu'ils recevaient dans cet endroit, paraît-il, coûtaient aussi une vraie fortune. De leur vivant, ils avaient partagé leur argent entre les enfants,

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ils croyaient ainsi qu'on ne souhaiterait pas la mort des vieux et qu'on éviterait les disputes futiles sur le lit de mort. La société vieillissante se faisait sentir, il n'y avait plus beaucoup d'endroits où se loger et se procurer des soins quotidiens. On justifiait ainsi le fait d'habiter ce pauvre endroit dit panoramique, alors que la seule fenêtre de Joseph et de Juliette donnait sur la cour arrière, c'est-à-dire le stationnement. Les listes d'attente pour entrer dans de tels foyers sont si longues qu'il est normal d'attendre cinq à six ans avant d'obtenir sa place. Cela, à condition d'être encore en assez bonne santé pour pourvoir à ses besoins primaires soi-même. Aussi bien dire que ses arrière-grands-parents sont morts dans la misère, mais une misère désirée. Ils étaient heureux, sereins même. Un peu comme le maître. À fond de cale sous Denfert-Rochereau, les adeptes ne partageaient en rien les luxueuses installations londoniennes modernes. Mais qu'en était-il des installations parisiennes nouvellement construites ? Y avait-il des gens qui y travaillaient ? Était-ce aussi richement décoré que sous le Paddington Green ? René était convaincu que si le maître avait supervisé tout cela, ça devait être bien moins impressionnant que ce que le duc affirmait. Chose certaine, on établissait une communication avec plusieurs groupements en France, dont Paris. Quant à savoir si cela provenait de Denfert-Rochereau, René comprit qu'on lui cachait encore des choses.

—Merci Éner de m'avoir écouté avec autant de patience. Tu y reverras cette nuit en dormant, n'est-ce pas ?

 

Chapitre 31

Yvonne avait accouché six mois après son retour à Londres d'un bébé étrangement précoce. Les tests d'ADN confirmèrent la paternité d'Éner, mais René n'avait point besoin de ces tests pour le savoir. Très vite cet enfant apprit à marcher et à parler. Peut-être était-ce le père et la mère qui désiraient absolument voir en cet enfant les signes d'une grande intelligence, mais il fallait reconnaître que Souh impressionnait.

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René insista pour que l'on nommât l'enfant du nom du chef montagnais qui jadis guidait Lydia Poitras, ou plutôt Ysa. Chaleureuse cette relation entre le père et l'enfant, Souh venait même souvent au manoir de Paddington où il recevait une éducation spéciale. On s'était arrangé pour offrir à Yvonne une pension suffisante pour qu'elle puisse payer l'appartement de sa mère à Maida Vale. Yvonne acceptait la relation entre René et Fabrice, elle n'intervenait pas et ne faisait aucun reproche. Par moments René se demandait même si elle souffrait. Il aurait souffert, lui, dans une telle situation. Mais peut-être ne voyait-elle là qu'un simple lien fraternel très fort. De toute manière, René aimait Yvonne, tout autant que Fabrice. Cet enfant le rendait heureux, il n'avait jamais vu plus beau. La sœur et la mère d'Yvonne acceptaient également l'enfant, connaissaient le père et lui faisaient confiance. Davantage en tout cas que le copain en titre d'Yvonne, John, parti voilà plus de quatre ans en Afrique et dont on avait fini par oublier la crainte d'un retour impromptu du Zimbabwé. Il était allé faire fortune dans son pays, vente de marchandises d'un pays à un autre. Selon Yvonne, bien que John ne se soit certainement pas empêché de fréquenter quantité d'autres femmes, il la tuerait tout simplement s'il apprenait son infidélité. Si celui avec qui elle l'avait trompé était un des amis de John, Yvonne serait alors entièrement responsable et elle seule devrait mourir.

Si le salaud était blanc par-dessus le marché, alors tous deux méritaient la mort. Ajoutons à cela l'enfant - cette sorte d'être immonde, semi-blanc semi-noir (une erreur de la nature en soi selon John) - et la bombe allait exploser à la minute où il allait remettre les pieds au Royaume-Uni. Ainsi il interprétait la vie et la nature. Or, justement il était revenu du Zimbabwé et demandait à revoir sa femme, celle qui lui appartenait et qui devait demeurer sage comme une morte jusqu'à son retour. René se sentit mal lorsqu'il apprit la nouvelle, mais somme toute il n'y avait pas de mal. L'homme en question était parti quatre ans sans laisser d'adresse et sans établir aucune sorte de communication avec Yvonne. De surcroît, ils n'étaient pas mariés. Du balcon du 29 Marble House sur Elgin Avenue, on pouvait le voir passer dans une Ferrari neuve jaune serin flamboyant. Une telle voiture ne passait pas inaperçue dans le Westbourne Green malgré les Mercedes et les BMW qui traversent ce coin pauvre pour se rendre vers le centre-ville. On ignorait par quelles combines ingénieuses ou pourries John avait mené ses entreprises, mais elles semblaient réussies, et le pauvre Noir sans avenir avait changé son destin et était revenu en roi à Londres, et encore, un roi libre

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de faire ce qu'il veut. Maintenant il fallait juste s'empêcher de généraliser la vie des Africains-Anglais en jugeant ce John. Faisant rouler ses relations, en quelques jours, John en sut suffisamment sur Yvonne pour sauter aux conclusions et rendre son verdict :

—Fuck the bitch, she's gonna pay for that. I will kill her !

La vengeance s'en venait, de façon très directe. Des menaces de mort, que les voisins du premier appartement jusqu'au dernier ont entendues, s'accumulèrent jusqu'au jour où on découvrit un paquet d'explosifs devant la porte du 29 Marble House. Rien n'a sauté, heureusement, mais il fallait agir.

Pendant que tous discutaient, Souh, malgré ses quatre ans, semblait très bien comprendre la situation. Habituellement il écoutait les gens parler en silence puis, soudainement, il apportait un commentaire ou une solution très simple, mais très juste :

—Il faut déménager au manoir en secret.

Évidemment, il n'y avait plus à hésiter.

Ce soir-là René était sorti à la station Westbourne Park afin d'atteindre l'entrée cachée des caves sur le canal. Il y avait un homme au bout de la station, un Africain. Était-ce John? impossible de dire. Mais René le reconnut de sa vision qu'il avait eue à Paris quatre ans auparavant. Fait bizarre, il n'y avait personne sur les deux quais.

René ne prit pas le temps de lancer un second regard vers l'homme qui, sous les vingt-quatre caméras visibles ou cachées de la station de l'Underground, sortit une arme impressionnante et se mit à tirer en direction d'un René déjà disparu sur les rails. Tous deux couraient sur le chemin de fer, René craignait l'arrivée d'un train. Il sauta la clôture puis atteignit le quai du canal. Il croyait avoir semé son homme, il n'entendait plus rien. Il courait pourtant sur le quai qui longe Maida Avenue vers le Little Venice, au bout duquel on retrouve la première des trois églises qui forment le triangle sur Paddington Green. Sur un pont, deux autres personnes l'observaient, deux Africains, ou du moins Anglais-Africains. René crut voir un danger puisqu'il se souvenait de cette scène lors de sa vision. Il quitta le quai sur-le-champ et contourna les bâtiments. Il était temps, il entendait des coups de feu. Il se cacha un moment, puis se remit à marcher sur Harrow Road. Il entra dans les caves par une entrée qu'il n'avait jamais utilisée, à l'intérieur d'un passage pour piéton à la hauteur

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de la station Royal Oak. René n'en revenait pas. Comment osaient-ils tirer sur lui, devant les caméras en plus ? Quelle sorte d'autorité y avaient-ils dans ces pays pour que l'on se sente en droit de régler ses différends de la sorte ? Le cœur allait littéralement lui sauter, René vivait enfin un peu à l'extérieur de sa bulle sécuritaire. Il faisait front avec le mal extérieur. Il avait un peu l'impression de s'être aventuré sur les chemins tortueux du monde caché des drogues ou quelque chose. Évidemment, si on fait un enfant à la copine d'un proxénète, on s'expose à une mort violente. Mais René ne se laissa pas abattre, s'il avait évité de justesse la mort, grâce à ses visions, maintenant on pouvait coincer l'oiseau. Le lendemain, une petite enquête menée à la demande de l'organisation, permit de découvrir suffisamment de choses troublantes contre John pour que l'immigration exigeât son expulsion immédiate du pays. S'il n'y avait pas de justice en ce monde, si l'on avait un pouvoir sur cette justice défaillante, il ne fallait pas hésiter à en user.

 

Chapitre 32

Une vague récente de suicides venait de frapper l'organisation londonienne. Quelques étudiants, même pas disciples encore, ne pouvant plus rien supporter, s'étaient enlevé la vie. Comme l'organisation est davantage imposante à Londres qu'à Paris, ces morts ont attiré l'attention. Une mère de famille au désespoir s'était jetée sur un journaliste, lui racontant tout ce qu'elle croyait savoir. Cela s'est terminé en page couverture du Evening Standard. Sur chaque coin de rue de Londres, on pouvait lire le titre du jour sur un panneau écrit au crayon-feutre : "A religious sect under Paddington Green killed her son !"Au manoir il y avait un tel chahut de journalistes qu'on renvoya Yvonne et sa famille à l'appartement du Marble House à Maida Vale. La foule se pressait également sur le Paddington Green, il fallut suspendre les opérations pendant quelque temps et accomplir l'essentiel du travail ailleurs. Les accusations prirent de gigantesques proportions : on accusait la maison-mère d'attirer des enfants innocents, de leur laver le cerveau en un traitement insupportable, de

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s'amuser avec la naïveté d'autrui, d'abuser de leurs enfants. Bref, c'était une autre de ces sectes religieuses qui croyait détenir la vérité, alors que l'on sait très bien que tous ces supposés suppôts de Dieu ne sont que des charlatans. Aucun doute, on ne tarderait pas à découvrir des scandales encore plus effrayants, comme l'abus sexuel. Ce à quoi le duc répondait :

—Bah ! It's all bullshit ! L'enseignement que subissent nos recrues n'est pas si différent de celui que ces jeunes reçoivent dans les écoles privées de Grande-Bretagne. Étrangement, on ne parle pas de lavage de cerveau à propos des écoles publiques ou privées, surtout lorsque ces étudiants apprennent les sciences. Pourtant on leur prouve l'inexistence de Dieu et de la création. On leur apprend également que les machines ne peuvent rien déceler des mondes sensibles et cela suffit pour affirmer que c'est de la frime. Pour les suicides, il n'y a pas de quoi en faire la une de tous les journaux londoniens. Les statistiques montrent clairement que le taux de suicide chez les jeunes en société est plus élevé que chez nous. Tout comme pour les jeunes dans l'armée, on camoufle ces suicides, ça ne se rend ni aux journaux ni aux statistiques. Il me semble d'ailleurs que tous les jeunes soient mous, ces sociétés modernes produisent des sous-êtres et semblent en être fiers. On achève d'inventer la télécommande qui contrôle notre vie de A jusqu'à Z, alors ça en prend énormément pour apprendre à contrôler soi-même sa vie de Z jusqu'à A. Quant à s'enlever la vie pour si peu, il faut vraiment être ignorant des atrocités de ce monde pour agir de la sorte. Les bons candidats se font rares de nos jours.

Il n'était plus possible de faire un pas sans attirer toute la presse qui déjà titrait des chiffres d'affaires de l'organisation et le nombre d'adhérents. Heureusement que leurs sources mentaient et qu'ils racontaient n'importe quoi, ils auraient pu tout détruire. Les chiffres qu'ils présentaient pouvaient être largement multipliés, mais il aurait été bien surprenant qu'ils puissent avoir la moindre idée de ce à quoi ils s'attaquaient vraiment. Tous demeurèrent stupéfaits lorsque ces journalistes trouvèrent des illuminés qui n'avaient jamais rien eu à voir avec l'organisation et qui racontèrent leur expérience traumatisante. Vaguement ils décrivaient la torture, l'abus sexuel, le travail exigeant, les rites incompréhensibles, la déshumanisation accomplie. Il n'en fallait pas plus pour que l'histoire

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prenne une dimension internationale. Des enquêteurs improvisés, ainsi que des organisations contre les sectes religieuses, lançaient des messages d'alerte et cherchaient des liens possibles avec d'autres regroupements, d'autres suicides, des disparitions et des meurtres.

—L'abus sexuel au sein de notre organisation ? C'est bien possible, nous sommes des millions dans le monde à travailler pour de très bonnes causes. L'entreprise privée moyenne, non seulement ne travaille pas pour la collectivité, mais en plus elle montre les mêmes problèmes. On ne peut tout de même pas nous discréditer pour cela, car nous faisons déjà de nombreux efforts pour enrayer le problème. Quant à la déshumanisation, il est bien évident qu'il faut réparer les torts causés par la façon de penser générale qui sévit en ce moment dans les écoles. Il faut apprendre au néophyte ce que c'est que d'être un être humain à part entière, en communication avec la terre et les astres.

Malheureusement, ils nous prennent pour fous aussitôt qu'on leur apprend une chose qu'ils n'ont pas su apprendre, ou pire, qu'on leur a dite folle. S'ils décident d'arrêter net en plein milieu de leur apprentissage, ou qu'ils n'ont aucunement la volonté ou le désir d'apprendre, alors il est bien certain qu'ils demeureront vides, absents d'une vérité concrète et d'une vérité subtile. Car dans un premier temps il a fallu leur désapprendre ce qu'ils savaient, dans un deuxième temps il leur faut réapprendre la Vérité. C'est très dangereux d'arrêter au milieu, mais l'inexcusable arrive. Ces gens retournent en société, prennent énormément de temps à s'en remettre (plusieurs ne s'en remettent pas), puis viennent nous accuser de les avoir déshumanisés. C'est pourquoi avant d'embarquer dans le processus de l'initiation, il faut être convaincu et avoir la foi.

René réfléchissait à ce qu'il avait vécu à Paris sous Denfert-Rochereau. Là, crié sur la place publique, comme un scandale pervers, il voyait tout d'une lumière différente. Oui, tout semblait y être. Ce qu'on lui avait fait subir semblait inhumain. Jamais il ne pourrait justifier à qui que ce soit, qui ne serait pas initié, que cette initiation puisse avoir sa raison d'être et être entièrement justifiée. Jamais il ne pourrait faire comprendre à des gens ignorants la connaissance qu'il avait atteinte et qu'il pouvait atteindre. Comparé à ce qu'il avait déjà acquis et qu'il s'apprêtait à acquérir, il jugeait le tout nécessaire. Mais comme dans l'armée, on peut se rendre compte du mal qu'après coup, une fois la guerre gagnée. L'armée est bien différente, pensait René. On y construit non pas des humains qui arriveront enfin à voir l'humanité dans sa relation avec l'Univers, mais plutôt des

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machines à ne plus penser, des pseudo-êtres qui ne questionnent pas les ordres et qui oublient la révolte. Ainsi après la guerre on ne s'inquiète plus de ces êtres vraiment déshumanisés, ceux qui ont survécu du moins. Durant les guerres précédentes, combien de millions de soldats chaque jour ont marché devant les balles et les bombes, suivant des ordres qui venaient d'ailleurs et sachant qu'ils marchaient à leur mort, sans exception ? On savait que la désobéissance aux ordres entraînait la mort, ou bien on prenait la réalité pour un autre exercice de routine et on allait sans trop comprendre au devant des balles qui ne manquaient jamais leur cible. Et ces supérieurs d'armées, généraux ou autres, quelles sortes d'abrutis étaient-ils pour prendre tant d'années à comprendre qu'il fallait changer de tactique, que les nouvelles armes sur le champ de bataille ne laisseraient jamais un soldat traverser les lignes ?

Non, il ne fallait pas accuser l'organisation-mère qui œuvrait dans un but strictement humanitaire, il fallait plutôt accuser la société et ses insipides enseignements qui détruisent l'esprit de nos jeunes. Il fallait l'accuser de non-perspicacité, de ses méthodes défaillantes, d'aveuglement, d'inintelligence et de manque de valeurs et de rigueur.

 

Chapitre 33

René et Fabrice marchaient dans les bois et observaient de loin la résidence secondaire du duc. Ils avaient la bouche ouverte, ébahis par l'ample stature du vieux château médiéval. Perdu à travers les arbres, tout avait été laissé à l'abandon dans un désir certain de faire disparaître ce vieux manoir de la liste touristique des châteaux d'Écosse. On voyait une plaine blanche juste en avant de la grande porte à herse près de laquelle le petit pont enjambait la glace. Le château formait un grand carré avec, à chaque extrémité, une tour ornée de meurtrières. Cette autre résidence du duc lui servait de retraite lorsqu'il s'avérait nécessaire de fuir Londres. Combien l'organisation possédait-elle de bâtiments comme celui-ci ? On aurait pu se croire dans un conte de fée, où la princesse attendait patiemment dans le creux des bois que le petit prince aux cheveux d'or vienne la réveiller.

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Mais ces bois aujourd'hui révélaient tout autre chose. Fabrice profita de l'opportunité pour avouer à René ce qu'il avait sur le cœur.

—Je dois te parler.

—Je sais.

—Du futur, malgré le passé.

—Je connais ton état et tes sentiments.

René prenait un ton pédant, mais à ce moment il s'agissait davantage d'une défense contre la douleur, une façon de demeurer froid et objectif face à des événements de crise.

—Et tu sais ce que je vais faire ?

—Oui, et je comprends.

—Tu sais donc ce que j'ai fait ?

—Oui, mais cela je ne puis le comprendre. Nous sommes frères de sang. Cela ne signifie rien pour toi alors que pour moi c'est primordial.

René comprenait la futilité de ses lamentations. Un long silence suivit avant qu'il ne reprenne la parole :

—Qui puis-je accuser, toi ou le destin ?

—Nous avons reçu les mêmes enseignements ces dernières années, mais nous n'avons pas appris les mêmes choses. Je t'ai vu évoluer tandis que je restais au même point.

—Raconte-moi Biarritz. Je veux voir clairement quels sentiments tu éprouves envers cette ville qui te rappelle à elle.

—Que dire sur Biarritz sinon que j'y suis né, que ma mère y habitait et que c'était dans le passé une destination à la mode pour les Anglais ? Cette plage de vacances, avec ses petites tentes rayées où l'on se change, ses deux grands casinos sur la côte, son palais impérial aujourd'hui encore témoin du passé fabuleux d'une ville devenue mythique. Oui, Biarritz m'appellera toujours à elle, comme le Lac-Saint-Jean t'appelle.

Fabrice allait poser une question, mais il hésita. Il comprenait soudain que René ne posait jamais plus de question. Ou bien il connaissait la réponse, ou alors il désirait éviter montrer qu'il ignorait la réponse. Il aurait voulu ne pas poser une question aussi insipide, mais la réponse importait :

—Finiras-tu vraiment tes jours à Paris ?

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—L'impératrice Eugénie habitait les tuileries avec l'empereur Napoléon III, celui qui a redessiné Paris en entier, ses grandes avenues ouvertes pour éviter que le peuple ne bloque tout Paris à la moindre petite crise. C'est lui également qui a ordonné la construction des quatre grands parcs aux quatre points cardinaux de la ville, dont le parc Montsouris au sud. Enfin, en l'honneur des origines espagnoles de l'impératrice Eugénie, l'empereur Napoléon III lui a fait construire un palais à la frontière de la France et de l'Espagne. Elle vivait donc une relation privilégiée avec Biarritz. Moi aussi je vis une relation privilégiée avec le lac, à la différence que jamais je n'en ai été séparé.

—Mais tu n'y as plus été depuis si longtemps ?

—Je suis chaque jour de ma vie au lac, comme je serai chaque jour de ma vie avec toi à Biarritz. Les sentiments qui me lient à toi sont plus forts que ce que l'impératrice Eugénie a pu vivre à Biarritz ou en Espagne via Paris.

—Nous ne sommes pas au même niveau, je ne puis être ton frère de sang. Je te guidais, maintenant les rôles sont inversés. Je vais prendre le train dans quelques jours. René... nous nous reverrons peut-être un jour.

—Nous nous reverrons un jour, Fabrice.

Ainsi Fabrice quitta son frère sans plus d'explications. Les justifications semblaient de toute manière inutiles. René marchait maintenant seul à son aise dans la campagne, il aimait à méditer sur sa vie. Pouvait-il faire un bilan ? alors que tout se trouvait devant lui. Il voyait son futur à Paris, il attendait une dernière épreuve qui lui ouvrirait les portes de la France. Il s'était longuement concentré pour voir en quoi consisterait cette épreuve, mais il ne voyait rien. Dans cette forêt paisible, il écoutait. Il entendait le silence d'une forêt où lentement la neige isolante s'écrasait sur la terre. À ce moment, René entendit le cri d'un petit oiseau qui sautait par bonds sur la neige. Il le prit dans ses mains, le réchauffa et reprit la route du château. Il pensait que les oiseaux avaient pris la route du sud, entendant tous au même instant un appel mystérieux qui les attirait au loin. Comme c'est étrange, tous ces oiseaux qui, le même jour, savent qu'ils vont partir, voient à leurs préparatifs et s'envolent au même moment. Les oiseaux communiquent ensemble, comme s'ils formaient une seule unité. Ils partagent les mêmes émotions, les mêmes désirs, connaissent ce que les autres font, où ils sont, où ils vont. Une âme commune si bien harmonisée que, tenter d'implanter une telle idée d'unité chez l'humain, prendrait quelques millénaires.

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L'humanité est également liée d'un sentiment commun, un lien invisible très fort qui unit les nations, les pays, les continents. Mais le conformisme créé par ce lien n'est pas le but de l'existence de l'homme. Au contraire, malgré cette âme commune déjà forte, l'humanité tend vers l'indépendance de ses éléments. C'est très difficile, et toujours quelques-uns tomberont dans les failles. Comme cet oiseau chétif, rejeté et laissé derrière. Sans René il allait mourir, maintenant il allait guérir. Peut-être allait-il s'envoler l'année suivante avec les autres ? Voilà ce que René espérait en retournant vers les salons chauds du manoir. Mais à ce moment, pour son malheur, son pied fut attrapé dans un piège. Il dut attendre, assis par terre, que le chasseur vînt vérifier ses prises. Il eut donc tout le temps de penser. D'abord il ne pouvait qu'imaginer la tête de celui qui braconnait illégalement sur les terres du duc. Comprendrait-il seulement que par sa faute l'oiseau ne survivrait peut-être pas ? Serait-il capable d'ouvrir son cœur et de réaliser quelle importance cela venait prendre dans l'esprit de René ? Il regardait maintenant son ami, à quelle espèce appartenait-il ? Il avait pourtant eu tout un cours là-dessus, sur toutes les espèces imaginables d'oiseaux.

Malheureusement, Maru et sa méthode révolutionnaire avait échoué ces jours-là, René avait ronflé éveillé. Il semblait cependant clair que cet oiseau ne pourrait survivre un hiver aussi froid, même s'il était en bonne santé. Le fait d'être devenu la proie d'un trappeur allait être fatal à cet oiseau. René se concentra et tenta de revivre la vie de cette petite bête à plumes. Sa naissance, ses premiers repas procurés par la mère et le père, sa tombée hors du nid, ses premiers vols ratés, son premier vrai vol. À travers les yeux de l'oiseau, il put voir une vue aérienne des environs. Le ciel d'été s'étendait dans la forêt, sur la plaine et sur les murs du château. René n'eut pas la chance d'en voir davantage, car il ressentit un très grand choc. Lorsqu'il reprit ses esprits, il constata la mort de l'oiseau. Il fut pris alors d'une violente crise, et, se rappelant sa peine au départ de Fabrice, il pleura toute l'eau de son corps. Une crise émotionnelle intérieure si grande qu'elle affectait son physique, son visage était déformé. Il pleurait son désespoir, même s'il l'avait anticipé. Il n'avait pu changer le cours des événements, il n'avait même pas voulu le faire. Il lui semblait que parfois il valait mieux prendre pour acquis certaines forces plus grandes que sa volonté, accepter des faits sans chercher à connaître le pourquoi. Trop d'éléments nous sont inconnus pour chercher à

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convaincre les autres d'agir de telle ou telle façon. Ce départ avait été nécessaire, René en était convaincu. Mais maintenant il n'allait plus perdre un instant. Il appela à lui l'épreuve ultime à subir avant de reprendre la route de Paris.

Il ferma les yeux. Il entendit les pas de quelqu'un, le bruit de raquettes construites avec du bois et des nerfs d'animaux qui permettaient de marcher aisément sur la neige. Il ouvrit les yeux et vit un vieil homme au visage brûlé par le grand air, habillé de peaux animales et chaussé de mocassins attachés à ses raquettes. Il reconnut qu'il s'agissait du chef amérindien qui, dans ses visions, prenait soin de son arrière-grand-mère Ysa.

—Toi, René, qui respire par les narines de tes ancêtres, tu vas maintenant les connaître et hériter de leur savoir, connaître leur expérience et leur force, comme si tu avais toi-même vécu leur vie. Tu vas revivre la vie de gens qui vivaient au même moment des vies parallèles, puis des vies qui s'entremêlaient. Observe la cime de cet arbre...

René regarda la cime de l'arbre gigantesque qui se tenait devant lui. Il vit le ciel devenir rouge.

Il vécut la vie de chacun de ses ancêtres, remonta jusqu'en des temps très reculés, en des endroits sur la terre où aujourd'hui il n'y a que glaces ou océans. Il apprécia le chef-sorcier devant lui en tant qu'ancêtre, il était le père d'Ysa et avait accepté de la perdre au profit d'une société blanche sans âme. Aujourd'hui René était en mesure de comprendre pourquoi. Ce sorcier voyait l'avenir, comprenait ce qu'il y avait de mieux. Il avait permis l'avènement du corps qui reçut René, tout en assurant la chance au néophyte d'atteindre dans d'autres pays des gens capables de lui ouvrir les yeux. René remonta encore son arbre, prenant tous les embranchements possibles. Il acquit les expériences de ses ancêtres, leur force, et eut la certitude que, dans le cheminement qui permit sa naissance, rien n'avait été laissé au hasard. Certains de ses arrière-grands-parents s'adonnaient aux sciences occultes, d'autres dormaient paisiblement toute leur vie pour permettre aux descendants de reprendre là où les ancêtres avaient laissé. Il y avait donc une évolution et René allait en connaître la finalité.

—Toi, René, tu vas maintenant connaître chacune de tes vies avant celle-ci et tu vas comprendre ce que tu dois faire de celle-ci.

René repassa sa vie en entier. Il remonta jusqu'à sa naissance, il revécut son cheminement

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avant qu'il ne devienne René. Il se reconnut en une femme qui vivait en Chine durant une certaine guerre, ressassant au passage la vie de ses ancêtres en tant qu'autre entité. Il remonta ainsi les cycles de ses diverses existences où alternaient le sexe masculin et féminin, empruntant les différentes branches de chacune de ses vies. Il remonta si loin qu'il se reconnut en des êtres étranges sur des planètes très éloignées de la Terre, même sur des planètes composantes de la Terre dans l'infini petit. Il se vit en des endroits qui n'avaient rien à voir avec ce monde physique où il vivait en tant que René. Là encore il comprit que rien n'avait été laissé au hasard. Dans chacune de ses vies, il avait su développer ses facultés spirituelles et s'était arrangé pour naître là où il arriverait à se remémorer une sagesse acquise sur des millénaires, même hors des limites du temps.

René s'éveilla de son voyage à travers lui-même, il ne vit plus le sorcier amérindien, mais son pied était libre. Il se leva, prit une grande respiration. Il n'était plus le même homme, il était changé complètement, il voyait tout différemment. Il avait des choses à accomplir, et fort de sa jeunesse, il voulait y voir sans tarder. S'il échouait, ce serait à continuer dans sa prochaine vie, mais il ne croyait pas à un échec possible. Il observa les arbres, jamais il n'eût tant senti qu'ils vivaient, que la terre respirait et transpirait par eux. Il se vit tellement partie intégrante de la nature, qu'il ressentit la force de l'univers le traversant, abreuvant de guérison toute particule malsaine de son corps. Jamais plus il ne se laisserait aller au désespoir, jamais plus il ne serait malade. Sa douleur lui semblait bien petite maintenant qu'il portait la douleur de tant d'autres existences. Il reprit l'oiseau dans ses mains, la petite bête ailée se remit à vivre, puis s'envola vers le sud.

 

Chapitre 34

Lorsque René apparut au salon du château, il voyait le duc de dos, assis dans un grand fauteuil. Le duc avait entendu René, mais ne prêtait pas attention. Il bourrait sa pipe avec du vieux tabac qu'il prenait dans une tabatière d'or ancienne incrustée de pierreries qui aurait fait l'envie de tous les fumeurs de pipe de l'univers. Au moment où il tourna la roulette du briquet pour s'allumer, il observa René et constata la transfiguration.  

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Une masse d'énergie qu'il n'avait jamais vue, même chez les plus grands initiés, se dégageait de ce corps presque frêle qu'il hésitait à appeler son étudiant. Le duc crut pendant un instant que toute l'organisation avait été mise en place il y a des centaines d'années uniquement pour accueillir aujourd'hui cet enfant. Il prit la parole le premier :

—Je crois qu'il est temps de retourner à Londres où tu nous feras part de tes plans.

En effet, René en avait des plans. Tout le long du voyage jusqu'à Londres ça tournait dans sa petite tête. Il était urgent d'apprendre à tout le monde une philosophie sans laquelle rien n'était possible. Il expliquerait avec plus de finesse aux étudiants et disciples la direction humanitaire qu'ils allaient dorénavant suivre, en cherchant à leur faire comprendre tous les éléments en cause et l'interprétation de chaque chose à l'intérieur d'une entité unique intelligente, et non en un système hasardeux. Cependant, René comprenait qu'il ne pouvait trop en dire. Il contacta ceux qui avaient programmé Maru, plusieurs changements s'avéraient essentiels. Il ne fallait plus apprendre aux étudiants ce qu'étaient la couleur noire et la couleur blanche, mais les mettre sur une voie où eux-mêmes seraient passionnés pour découvrir ce que sont la couleur blanche et la couleur noire, jusqu'à réinventer ces couleurs et à y voir un arc-en-ciel. Somme toute, certains faits évidents à l'initié ne le seront jamais à d'autres.

Ils ne comprennent pas et n'apprennent plus. Le cheminement ne peut être que personnel, on ne peut que montrer la voie. Plusieurs la trouvent eux-mêmes. Le plus étonnant, le message de René, dépouillé de son essence, sonnait faux aux yeux de tous ceux qui ne voyaient pas la logique soutenant le tout. En fait, le message de René ressemblait à la morale de plusieurs grands courants religieux, sauf que les moyens à prendre, afin d'atteindre des résultats, différaient. Ces nouveaux étudiants allaient voir l'histoire d'une façon différente, ils allaient comprendre certains agissements, ils sauraient pourquoi chaque événement survient et les conséquences de chacun de leurs actes. Ils seraient avertis d'être alertes aux signes que laissent les coïncidences. Ils apprendraient à peser chacune des conséquences de leurs actes et à payer en retour pour chaque fruit qu'ils prennent ou qui leur sera donné, même si cela doit s'étendre sur plusieurs vies. Enfin, ils comprendront que le but de leur existence est d'acquérir l'expérience nécessaire afin d'atteindre un nouveau monde.

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Un monde qui mettra leurs facultés créatives à l'épreuve, dans lequel l'humanité s'épanouira pleinement, où la bonté, l'amour et une conscience pure leur permettront de franchir les obstacles et d'atteindre le sommet. Voilà en quoi consiste l'avenir de l'humanité, il faut revenir aux sources pour en comprendre la finalité, c'est-à-dire la création du ciel et de la terre, puis de l'homme et de la femme : la genèse. René hésitait à trop s'ouvrir, de peur d'en faire fuir plusieurs, mais ceux qui persisteraient finiraient par voir la vérité. Celle que l'on ne dit pas le dimanche à la famille qui se présente devant le cierge allumé en présence de Dieu. On a trop longtemps maintenu les peuples dans l'ignorance de leur vraie religion, il est temps qu'ils se réveillent.

René allait enfin reprendre la route de Paris. On lui avait fourni de nouveaux papiers en règles avec une mention diplomatique pour faciliter les formalités aux frontières. En tant que Canadien-Français, René avait très peu de droits en Europe. D'autant plus que la France en cette fin de millénaire adoptait des mesures draconiennes pour arriver au degré zéro d'immigration. En un mot on cherchait par tous les moyens à se débarrasser des étrangers, mieux, on institutionnalisait cette discrimination pure et simple qui n'avait rien à voir avec la devise populaire française : Liberté, Égalité, Fraternité. N'empêche, la loi est toujours contournable, mieux encore si on a les moyens ou si les gouvernements ont prévu des échappatoires. Alors pendant que l'on s'ingénie à tuer l'immigration légale, c'est-à-dire les immigrants justifiés ou désirés, l'immigration illégale avec des allures de maffia prend de l'expansion et explose hors contrôle.

De retour aux carrières de Montsouris, René vit le tout d'un œil différent. Le seul nom Denfert-Rochereau dégageait pour lui une signification qui ne tenait pas du hasard. Peu importait l'origine de ce nom, qui l'avait porté, comment on avait fini par nommer ainsi la place et les circonstances qui ont fait de cet endroit une croisée où la mémoire de six millions de gens racontait certaines parties de l'histoire en de multiples époques. Le nom venait de Pierre Philippe Denfert-Rochereau, un officier français né en 1823 et mort en 1878. Il s'était démarqué à la guerre puis était devenu député à l'Assemblée nationale. Autant ce nom fascinait René, autant inconsciemment Denfert-Rochereau l'appelait. On pourrait trouver macabre cet appel vers la mort, mais pour René, la noirceur du lieu, l'eau sur le sol, la moisissure dans les fissures, les os, tout cela représentait non la mort, mais la vie.

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Cela lui apportait la disposition d'esprit nécessaire à ses voyages vers l'ailleurs. René ne s'identifiait plus à une poignée d'ancêtres qui avaient vécu en périphérie d'un lac, maintenant il appartenait à tous ces endroits où il était né, où ses ancêtres avaient vécu.

Plusieurs des frères qu'il avait connus étaient disparus, ils étaient retournés à la civilisation. D'autres venaient d'arriver. Ceux qui y étaient demeurés depuis le départ de René ne virent aucun changement lumineux dans l'étudiant métamorphosé. Éner avait vieilli un peu, mais à peine, peut-être même avait-il rajeuni. Mais s'il n'y avait pas de changements physiques visibles, on apprit vite à reconnaître son autorité, plus haute que celle de Sheila, cette vieille perruche qu'il venait de renvoyer à Londres avec ses respects. Éner seconderait le maître et dorénavant il ne faudrait plus l'appeler Éner, mais bien René. Certains ne comprenaient pas la nomination de René, ce statut privilégié. D'autant plus qu'il avait maintenant accès aux galeries secrètes accessibles seulement par le bureau du maître. Quelques-uns criaient à l'injustice. Les plus sages voyaient la vérité, qu'Éner était effectivement changé. De toute manière, cette nouvelle lumière qui auréolait René ne faisait aucun doute aux yeux du maître.

—Mon bon René, tu es mon disciple et un disciple demeure tel jusqu'à la mort physique de son maître.

—Qu'en est-il des installations et des laboratoires ici à Denfert ?

—Rien n'est en fonction. C'est ma décision.

—Mais pourquoi ?

—Il y a suffisamment de gens ailleurs qui s'occupent à ces choses.

—Mais ici ils auraient les outils pour mieux faire.

—Désolé que tu le croies. Si tu veux, tu seras, toi, un bien meilleur outil, mais encore faut-il que tu voies là une nécessité ? René, il faut des gens qui travaillent pour d'autres, laisse-les s'occuper, en autant qu'aucun problème majeur ne surgisse. Nous, toi, voilà pourquoi ils travaillent, ils assurent notre survie d'une certaine manière. Si tu commences à faire comme eux, pour qui donc travaillons-nous ? Pourquoi ? La réminiscence de ton ancien savoir te rend fort, la connaissance de la vie de tes ancêtres te guidera, mais moi seul peut t'apporter les éléments essentiels qu'il t'a été impossible d'apprendre en d'autres temps.

—Que m'avez-vous préparé ? Des cours théoriques fastidieux ?

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—Ce n'est plus de vive voix ni par les livres que se fera ton apprentissage. Fais-moi confiance, je saurai te guider. Tous n'ont pas la vie éternelle. Toi, en tant que disciple initié, tu dois d'abord confronter la mort.

 

Chapitre 35

Bien qu'étendu sur son lit de pierre dans une galerie différente de celle des frères, René marchait seul dans les carrières en pleine nuit. Il alla jusqu'à une croisée qui rejoint le trajet habituel du public lors de la visite des catacombes. Il suivait les routes du dessus, en particulier l'avenue René-Coty qui, sous terre, s'appelle l'avenue de Montsouris. Plus tard seulement l'avenue du dessus a changé de nom. On peut d'ailleurs encore voir les anciens panneaux cloués sur les maisons qui montrent Avenue de Montsouris, biffé d'une ligne blanche. Lorsque René arriva à l'entrée de l'ossuaire, il observa les simples ornements faits de peinture blanche sur les piliers qui soutiennent les galeries. Cela rappelait vaguement les châteaux médiévaux et la monarchie. À l'entrée, une mise en garde gravée dans la pierre:

 

ARRÊTE ! C'EST ICI L'EMPIRE DE LA MORT

René tourna la poignée au centre de la grande porte de cuivre oxydé. Il poussa en appuyant sur la grande étoile peinte en blanc. Sans même compter les trous qui composaient l'étoile, il en voyait quarante. Toutes ses facultés et aptitudes entraient en fonction, ses sens avaient développé une acuité remarquable. Les deux grands losanges de chaque côté de la grande porte et l'avertissement disparurent, sans même qu'il ne se demande ce que cela pouvait symboliser. Il vécut ce que le simple touriste ne tentait même pas d'imaginer. La lumière habituellement très sombre devint éclatante. D'un seul coup, comme si l'atmosphère eût été gazeuse et que quelqu'un eût craqué une allumette, le tout explosa pour revenir à une lumière sombre. René ne marchait plus mais se déplaçait tout de même, il volait au-dessus des os empilés les uns sur les autres, les crânes sur le dessus.

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Ainsi tout passe sur la terre

Esprit beauté grâces talent

Telle est une fleur éphémère

Que renverse le moindre vent

Les panneaux défilaient devant ses yeux, cette pile venait de tel cimetière dans Paris, de telle année, et René était transporté dans ce cimetière, en telle année. Des familles venaient voir l'être cher, avec des fleurs, des fleurs, encore des fleurs. On les jardins, plusieurs endroits demeuraient sauvages à la demande des familles. Ici et là de grandes pierres tombales, des monuments pour d'autres, des tombeaux sortis de terre pour les plus riches, des statues pour les plus connus ou reconnus.

Ils furent ce que nous sommes

Poussière jouet du vent

Fragiles comme des hommes

Faibles comme le néant

René fut effrayé par ce qu'il voyait. Soudainement, toutes les peines et les souffrances de ces morts lui vinrent à l'esprit et l'accablèrent. Comme s'il devait payer l'intégralité des erreurs et des mauvaises actions de ces consciences tourmentées. Il affronta le purgatoire de chacun d'eux, tout à la fois. Terrible châtiment que l'on pouvait infliger à un homme, quand le fardeau d'un seul de ces êtres était déjà trop lourd pour lui. D'autant plus que seul l'initié peut apprécier le calvaire, les conséquences de ce calvaire.

Tout naît, tout passe, tout arrive

au terme ignoré de son sort :

À l'océan l'onde plaintive,

Aux vents la feuille fugitive,

L'aurore au soir, l'homme à la mort.

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René pouvait voir les motifs que les artisans s'étaient efforcés de composer avec les crânes. Des croix, des autels, des symboles interprétables, véritable travail de maître. Cela lui parlait. Autant que tous ces hommes, ces femmes et ces enfants morts dans des circonstances toutes différentes au cours du temps.

Il revoyait les scènes de la vie des squelettes qui se trouvaient devant lui. Une femme et son enfant pleuraient, couchés par terre mais la main tendue vers un soldat que René incarnait. Déjà la femme avait reçu une balle dans l'épaule et perdait son sang. L'enfant avait un bras mutilé.

Le Trépas vient tout guérir

Mais ne bougeons d'où nous sommes,

Plutôt souffrir que mourir

C'est la devise des hommes.

René prit sa carabine et les tua tous deux de sang-froid. Mais voilà que la scène revenait dans la vision de René à l'état initial. Cette fois il incarnait la mère et l'enfant à la fois, suppliant le soldat de les épargner, pour toutes les souffrances déjà subies et l'inutilité du geste. René mendiait la vie, implorant le ciel, Dieu, mais la balle lui traversa le cœur, lui laissant tout de même le temps de voir en entier la scène où la balle transperça la tempe de son enfant. Il éprouva alors le sentiment qui suit une mort violente injuste. Mais il n'y avait pas matière à juger de tels gestes, il n'y avait qu'à vivre, à apprendre, à acquérir des expériences. Aussi René se retrouva en l'esprit du soldat longtemps après la guerre. Une vie complètement rongée par les remords, comme si des rats chaque nuit venaient lui manger l'intérieur sans qu'il puisse en constater les marques sur sa peau. Son physique en avait pris un coup. Il ramassa une arme qu'il dirigea vers sa tête, il tira. Ce suicide, René le ressentit encore plus fortement que la mort de la femme. La mort d'un suicidé n'est jamais tranquille, quand bien même sa vie aurait été sans reproches. René errait maintenant tristement comme la mort sur les champs de bataille, incapable de s'exprimer et d'influencer les actions d'autrui. Il vivait toutes les expériences que ces morts avaient collectionnées dans leur mémoire flottant au-dessus de l'ossuaire.

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René crut son purgatoire sans fin, souffrant parfois atrocement du simple vol d'une galette chez le pâtissier. La souffrance et sa cause ne dépendent pas de la monstruosité de l'acte, mais de la conscience de la personne qui en est l'auteure, c'est-à-dire aux regrets et aux remords. Voilà pourquoi il est important, apprenait-il, de réfléchir sur ses actions jusqu'à ce que lumière se fasse. Ainsi on comprend que tout n'est pas vain ni futile, alors seulement les regrets peuvent disparaître. Mais René était convaincu que jamais il ne triompherait de la mort. Il était maintenant penché sur l'eau d'une fontaine dans l'ossuaire, la fontaine de la Samaritaine.

Il plongea la tête sous l'eau avant d'y sombrer en entier et de descendre avec le fleuve dans les enfers.

Quiconque boit de cette eau

aura encore soif au lieu

que celui qui boira de l'eau

que je lui donnerai n'aura jamais soif

Tout au fond du puits, la force gravitationnelle s'inversa et René parvint à la surface d'une mer intérieure étrangement illuminée d'une lumière phosphorescente. Cet océan couronné d'un ciel noir se transforma très vite en une mare agonisante de cadavres encore vivants, en putréfaction.

De quelque côté que tu tournes la mort est aux aguets

René observa son propre corps nu, il vit la transfiguration de l'enfer s'opérer sur lui. Il devint une masse de chair mangée par les insectes, collée aux autres cadavres comme un tas gluant de vers de terre amassés dans une même boîte de conserve depuis des semaines, des mois, des années, une période indéfinie, sans jamais mourir. Non seulement René subissait la douleur physique de se faire manger vivant et la douleur morale qu'une telle sensation octroie, mais en plus il ressentait en lui la douleur de tous les autres.

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Tel est donc de la mort l'inévitable empire ?

Vertueux ou méchant il faut que l'homme expire

La foule des humains est un faible troupeau

Qu'effroyable pasteur le temps mène au tombeau

René sentit sa mort, le moment précis de sa mort, mais il ne mourait pas.

Où est-elle la mort toujours

future ou passée. À peine est-elle

présente, que déjà elle n'est plus.

Il recouvra sa forme originale et replongea vers les fonds. Il retrouva le puits de la source du Léthé, il pensa ne jamais arriver à l'air libre.

Croyez que chaque jour est pour vous le dernier.

Mais il finit par revenir en surface. Il sortit de la fontaine de la Samaritaine puis de la chambre. Il ne volait plus, au contraire, il devint lourd, très lourd. C'est la première fois qu'il sentait le poids de son existence, cette force qui l'attirait au plancher inlassablement, cette masse qu'il devait porter avec lui peu importe où il allait. Cette chair élastique qui pouvait s'étendre comme de la pâte au gré de la graisse avalée, ou se coller sur les os et découvrir ces os par le jeûne répété quotidiennement. Pendant un instant René imagina que sous terre la force exercée sur lui différait de celle en surface, il croyait que cela avait joué beaucoup lors de son apprentissage. Pendant un instant il crut que si la force gravitationnelle avait été différente, l'histoire de l'humanité en eût été changée. Bref, il n'allait jamais oublier cette source de l'Oubli. Il en ressortit complètement métamorphosé, après avoir vécu ses propres visions de l'enfer. Il se demandait ce qui pourrait encore l'inquiéter dans la vie du dessus. Puis il se demandait à quoi les visions de l'enfer du maître pouvaient ressembler, persuadé que le comte n'aurait pas trouvé la même chose au fond de la source du Léthé.

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Qu'aurait-il dit s'il avait été en face de René ?

Il ne s'exprimerait plus de vive voix...

Venez gens du monde, venez dans ces demeures silencieuses

et votre âme alors tranquille, sera frappée de la voix qui s'élève de leur intérieur :

"C'est ici que le plus grand des maîtres, le Tombeau, tient son école de vérité."

Dans le couloir qui menait à la crypte du sacellum, l'atmosphère changea et un bruit aigu se fit entendre. Avec la montée du son, la noirceur de l'endroit céda à une blancheur éclatante, puis laissa découvrir un ciel bleu d'été. La vue redescendait sur une petite maison où l'intérieur montrait une scène particulière d'un couple vieux de soixante ans. C'était Paris en un temps où les banlieues n'existaient pas encore comme on les connaît aujourd'hui et où rarement on atteignait un âge aussi avancé. L'homme transportait une caisse en bois remplie de bouteilles. Sa femme tentait de le ramener à la raison :

—Tu vas te tuer, hé ! N'as-tu pas suffisamment travaillé ces cinquante dernières années ? Avec tout ton argent, on n'a rien à craindre pour les vingt-cinq prochaines années !

—Non, il faut plus d'argent, plus de sécurité !

Disposes [sic] de tes biens parce que tu mourras

Et que tu ne peux toujours vivre

—Ça va te tuer ! Regarde tes enfants, tu les oublies, ton argent pourrait bien aller profiter à d'autres.

L'homme ignorait tous les méandres de la loi qui, effectivement, pourrait transmettre sa fortune à l'État plutôt qu'à ses enfants. Il n'avait pas fait de testament sous prétexte que les notaires étaient tous des voleurs et les enfants des vautours. Puis selon lui il avait encore le temps, beaucoup de temps. À l'entendre, il ne mourrait jamais.

—Irma, toi tu as peur de la mort. Pour moi elle n'existe pas.

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Heureux celui qui a toujours

devant les yeux l'heure de sa mort et

qui se dispose tous les jours à mourir

Alors l'homme prit la caisse et força.

Il ouvrit la porte et ajouta :

—Je vous enterrerai tous !

Ce disant, la caisse tomba sur le sol, les bouteilles se cassèrent en un fracas terrible. L'homme avait trop forcé, son cœur ne pouvait plus supporter le rythme de la vie.

—Mon Dieu, une si bonne année, tout ce bon vin gâché...

Il s'écroula.

Insensé que vous êtes, pourquoi

vous promettez-vous de vivre

longtemps, vous qui ne pouvez

compter sur un seul jour

—Mon Dieu ! Mon Dieu ! Fernand ! Fernand !

En un cri déchirant elle prenait son mari dans ses bras. Elle y voyait l'œuvre de Dieu. Une minute avant son mari disait qu'il allait vivre plus longtemps qu'eux tous, qu'elle n'avait à s'inquiéter de rien. Une minute après il gisait mort sur le plancher. Dorénavant, elle allait prier du matin jusqu'au soir jusqu'à la fin de ses jours.

—Pourquoi ne m'as-tu jamais écoutée ? Pourquoi devrai-je en payer les conséquences durant chacune des années qu'il me reste à vivre ?

Pensez le matin que vous n'irez peut-être pas jusques au soir et au soir que vous n'irez peut-être pas jusques au matin

—C'est moi qui suis inutile sur cette terre ! C'est moi qui devrais mourir et partir ! Mais moi j'ai toujours eu une santé de fer, jamais malade, toujours forte, ce n'est pas moi qui mourrai de sitôt.

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Si vous avez vu quelque fois mourir

un homme, considérez toujours

que le même sort vous attend

À quelques lieux de là, un souverain important vivait en son château. Il possédait toutes les terres des alentours, ses vassaux travaillaient à recueillir le raisin qui servait à la fabrication du vin. Valeureux pair de France, il avait mérité tous les honneurs au cours de quelques guerres. D'un bord à l'autre de la France on le connaissait. Le roi lui avait donné le titre de duc. Il bénéficiait de nombreux avantages, en particulier il ne devait nul impôt au roi. Ainsi il jouissait du fruit de ses terres et du travail de ses sujets. Aucun doute sur ses mérites, la France lui devait beaucoup de ses succès et victoires à l'étranger, on allait se souvenir de son nom. Il servirait de modèle à tous les jeunes en voie de devenir les protecteurs du peuple.

Chaque mortel paraît, disparaît sans retour ;

Mais par d'illustres faits vit dans la mémoire :

Voilà la récompense et le droit de la gloire

Ce jour-là il reçut la visite d'un étranger qu'il rencontra dans la cour du château. On aurait dit un chevalier :

—Tu es très apprécié, ici, homme bon.

—Je ne peux me plaindre.

—Tu es grand et fort, mais serais-tu grand et fort sans l'admiration de tes semblables?

—Vaut-il que nous en fassions un débat ? Je n'ai que faire de philosophie.

—Sans la reconnaissance et l'acclamation du roi et d'autrui, tu serais petit, misérable et désespéré. À mes yeux tu es donc petit, misérable et désespéré. Voilà pourquoi je suis venu à ton aide. Maintenant je dois te laisser à tes pensées.

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Silence êtres mortels

Vaines grandeurs, silence

Le manège de l'étranger avait agi, les méninges du duc tournaient. Qui était-il vraiment ? Quel droit extraordinaire dans la nature lui permettait autant d'autorité sur autant de gens? Que resterait-il vraiment de son honneur et de sa gloire si tous mouraient le jour même ou si un étranger qui ignorait l'histoire arrivait sur le fait ? Rien. Il comprit ainsi tout l'artifice dans lequel il vivait et il en eut honte à mourir. À l'insu de tous, il décida de s'isoler sur une montagne en une cabane rudimentaire que lui-même construisit. Il lui fallait garder confiance en lui-même, sa bonne humeur, sa grandeur et son impressionnante motivation à vivre, et ce, sans l'admiration et l'amour de ses semblables. Il fallait que ses sentiments demeurent, même après ces longues années de solitude. Il fallait que la source de sa joie soit autre que ce qu'elle avait été.

Longtemps il tint bon, sur cette montagne. Lorsqu'il devint vieux, il fit un bilan. Quelle fierté il éprouva de s'être détaché ainsi de son statut élevé et de ses privilèges. Il se retrouvait en paix avec Dieu et avec lui-même, sans avoir le souvenir d'avoir été plus heureux dans sa vie au château.

Au banquet de la vie, infortuné convive

J'apparus un jour et je meurs :

Je meurs et sur ma tombe où lentement j'arrive

Nul ne viendra verser des pleurs

Longtemps après sa mort on le découvrit dans sa cabane. Quelqu'un le reconnut, l'étranger qui se trouvait là par hasard. Ses allures de chevalier impressionnèrent, et lorsqu'il raconta pourquoi le duc avait ainsi tout quitté et la plénitude qu'il avait su trouver sans la servitude, sa mort devint un événement grandiose et ses exploits refirent l'histoire de la France.

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Ce que l'on sème

Ne peut prendre vie

Que par la mort.

Tandis que le corps du duc reprit la route de Paris, René suivit son âme qui venait de quitter la cabane isolée. Il survolait maintenant les montagnes. Il vit ce que le duc vit après sa mort. Jamais de ses yeux il n'avait vu si belle campagne, si merveilleux champs, si majestueux arbres. Comme si le paysage ne présentait plus tout à fait la réalité que ses yeux d'homme rendaient à son cerveau.

Le cerveau interprète une image déjà limitée par la vision. Sans le support du corps, la vue, les événements et la nature obéissent à des lois différentes. Plus rien n'est pareil, tout peut paraître exotique, paradisiaque ou infernal. La logique de cet univers, si importante aux yeux du scientiste, se construit sur des formules que ne feraient aucun sens à l'esprit scientifique, mais qui en font, certes, à des gens qui étudient ces champs parallèles à la réalité commune. Les limitations du corps n'existant plus, la nature devint enchanteresse, le vent rendit une musique si douce que René se laissa transporter dans les images qu'elle créait. René se sentit berné par autrui, on lui avait enseigné que la réalité n'était que frivolité d'illuminé. Il laissait monter sa haine contre ces bornes que les hommes aiment construire dans leur petit enclos, et ce sentiment négatif fit réapparaître la lourde réalité humaine, celle des morts empilés dans les catacombes sous la plaine de Montsouris.

Quels enclos sont ouverts, quelles étroites places occupe entre ses murs la poussière des races

C'est dans ces lieux d'oubli, c'est parmi ces tombeaux

Que le temps et la mort viennent croiser leurs faulx

Que de morts entassés et pressés sous la Terre !

Le nombre ici n'est rien la foule est solitaire René se sentit tel un voleur.

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Il prenait aux morts leurs souvenirs et leurs expériences. Il savait même apprendre des choses essentielles qu'eux-mêmes n'avaient pas su voir. Connaissaient-ils l'action de René ? Avaient-ils la conscience de ce qu'il faisait, après tout ce temps ?

C'est une impiété que d'insulter aux morts

Le temps, ce concept relatif lorsque considéré au-delà des perceptions humaines. René voyait sa destinée, un profond lien l'attachait à ces caves, à ces morts. N'y avait-il pas un message d'espoir dans tout cela ? Ne voyait-il pas enfin le bout du tunnel ? Il ne serait plus malheureux maintenant, il allait se concentrer sur cette musique, à voguer dans les astres sans besoin de la mort pour le faire. Il saurait que rien n'est à craindre, rien n'est désespéré et que la vie étant si courte, rien ne devrait l'affliger. Enfin, la mort ne représentait plus cette bête noire, ce sujet tabou qu'il faut éviter pour épargner la souffrance des vivants. La mort devenait réelle, vraie, normale, naturelle. Il allait mourir, il en serait heureux. Sa famille allait mourir, il serait indifférent. Chacun des os ici est composant d'un squelette, composant d'un corps, composant d'une vie, composant d'une mémoire universelle de l'histoire de l'humanité.

Un monstre sans raison aussi bien que sans yeux

Est la divinité qu'on adore en ces lieux

On l'appelle la Mort et son cruel Empire

S'étend également sur tout ce qui respire

René ne lisait plus les pierres gravées comme il les lisait avant, comme les touristes les interprétaient. Il voyait tout d'une façon différente et c'était sans doute le succès, sa conquête sur la mort. Il n'était plus d'accord avec les dires des plus illustres penseurs que cette planète ait portés. Que ce soit d'Homère ou Virgile, d'un riche ou d'un pauvre, d'un roi défait ou d'un enfant prometteur, en tous il reconnaissait l'implacable expérience de la vie qui faisait des humains faibles et égaux à part entière, peu importent les conditions dans lesquelles ils vivent ou vécurent, la place qu'ils occupent ou occupèrent dans la hiérarchie sociale.

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Ignorer le tribut que l'on doit à la mort ?

Non non, tout doit franchir ce terrible passage

Le riche et l'indigent, l'imprudent et le sage

Sujets à même loi, subissent même sort

Plusieurs de ces morts étaient des étrangers, leur expérience semblait pourtant similaire à celle des Français. Tous avaient vécu quelques années seulement. À eux tous ils racontaient une histoire bien plus passionnante et détaillée que ce que tous les livres de cette planète réunis sous un même toit pourraient raconter - en admettant qu'un humain ait la capacité de les lire tous, même si on lui laissait une centaine d'années pour ce faire. Il est bien difficile pour une génération de savoir ce qui se passait deux décades avant. Les générations se mentent mutuellement, ne s'avouent pas grand-chose, sinon rien. De la deuxième génération précédente, ils n'apprendront que des bribes dont ils se serviront pour généraliser et résumer la vie d'autrefois.

Tout le support de la littérature et de la technologie n'y changera rien, nous réduisons l'histoire de nos ancêtres à trois fois rien, l'admirant ou la repoussant selon nos sources. René put reconnaître dans cette masse de morts quelques-uns de ses ancêtres. Plusieurs vivaient à Paris avant que l'un d'eux parte à la découverte du Nouveau Monde sur l'océan. Or, en France on a oublié ces descendants français à l'étranger et René doit aujourd'hui se procurer de faux papiers pour avoir le droit d'être sur cette terre où ont habité et sont morts ses ancêtres. Et même là, il n'a droit à rien de ce que ses ancêtres avaient droit. Ni le droit à la vie, ni le droit à la mort.

Qu'est-ce que chaque race ? Une ombre après une ombre

Nous vivons un moment sur des siècles sans nombre

Nos tristes souvenirs vont s'éteindre avec nous

Une autre vie Ô temps se dérobe à tes coups

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René se revit tel qu'il était lors de ses premiers jours dans les caves. Il se souvenait de ses idées arrêtées sur une vie de misère où rien ne valait la peine d'être appris, où tout méritait l'oubli. Au début il voulait mourir, croyant impossible de trouver quoi que ce soit qui puisse encore le motiver à vivre. Sur la mort, le maître citait souvent cette phrase :

Pour moi la mort est un gain

René pouvait effectivement partager cette opinion, mais son gain différait de celui du maître. La mort peut être un gain pour la vie qui vient ensuite. Pour René la mort devenait un gain par la simple raison qu'enfin on en terminait avec cette vie de misère. Sa façon de penser s'exprimait mieux avec la citation suivante du maître :

Il est quelque fois

plus avantageux

de mourir que de vivre

René y croyait fermement. Avec ses yeux de néophyte, il croyait que le comte lui suggérait que la vie est si pourrie qu'il est certes plus avantageux de mourir que de souffrir ainsi une éternité. Bien sûr, le maître était conscient qu'un jour la lumière se ferait dans la pauvre tête de cet être perdu, cet étudiant qui venait de tomber de quelques étages au centre de la terre, loin des gens avec qui il avait vécu toutes ces dernières années.

Oui, René revoyait ces gens qui gouvernaient sa vie du premier jour jusqu'au dernier, fiers de leur petit savoir et de leur expérience limitée. Ils parlaient de choses restreintes dans leur champ, avec une vision tournée vers le fond des océans, cachée dans le fond des cimetières, là où on ne rencontre que la mort.

J'ai vu l'impie adoré sur la terre.

Pareil au cèdre il cachait dans les cieux

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son front audacieux

Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,

Foulait aux pieds ses ennemis vaincus :

Je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus.

On l'avait obligé à aller à l'église, à croire à des choses inconcevables, lui donnant le minimum d'information, lui mentant à tour de bras, espérant ainsi lui assurer un gramme de foi en Dieu. Pendant ce temps on accusait chacune de ses fibres d'être en contradiction totale avec une nature de Dieu que l'on pouvait modeler à volonté. On aurait voulu faire de lui un athée orthodoxe, qu'on n'aurait pu faire mieux.

Nos misères expirent toutes

Dans la paix qui ne finit pas,

La tombe clôt tous nos débats ;

Le ciel éclaire tous nos doutes.

René n'avait plus foi en rien. Il broyait du noir pour une carotte hypothétique qu'on prétendait sienne. Il revit sa maigre vie comme si elle s'était entièrement déroulée dans la mort, dans la peur de cette mort, mais aussi dans le désir extraordinaire de cette mort. Ainsi il n'arrivait à respirer que dans la mort, à ne jouir que par la mort, à vivre par la mort.

Toute vie a sa mort

Toute mort a sa vie

L'idéologie que l'on avait transmise à René semblait indestructible. Les moyens à prendre pour arriver à changer quoi que ce soit de la construction logique interne d'un être sont si radicaux qu'ils effraient. Si l'on parle de Dieu et d'orthodoxie, c'est que c'est le seul moyen de ramener à la raison une raison aussi pauvre qu'elle arrive à croire des choses dérisoires.

Ainsi tout change, ainsi tout passe ;

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Ainsi nous-mêmes nous passons,

Hélas ! sans laisser plus de trâce [sic]

Que cette barque où nous glissons

Sur cette mer où tout s'efface

Et ces absurdités sont même confirmées dans les églises, les prêtres arrêtant ainsi l'évolution de l'humanité depuis des lustres. Professant le pire et la fausseté, endormant les masses loin de la vérité. Mettant l'accent sur des problèmes sociaux pour éviter les vraies questions. Promettant également un enfer éternel pour tous.

Chacun mourra

dans son iniquité

Elle est horrible

la mort du pécheur

C'est par la malice du démon

que la mort

est entrée dans le monde

S'il y a une part de vérité dans ces enseignements, ils doivent être filtrés tels que seul un vrai initié y retrouverait la raison.

Ce langage par symboles s'interprète et fait sens à quiconque voit d'un œil différent. Mais l'Église ne montre jamais que le premier niveau de sens et oublie le contexte.

Insensés ! nous parlons en maîtres

Nous qui dans l'océan des êtres

Nageons tristement confondus

Nous dont l'existence légère,

Pareille à l'ombre passagère,

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Commence, paroît et n'est plus

Dans le passé de René, on avait beau parler, tout demeurait vague, sans substance, sans essence.

Il ne restait plus qu'à tout rejeter, se jeter dans les sciences, revoir du concret qui, pourtant, lorsqu'on s'arrêtait vraiment sur les concepts, n'avait pas davantage de substance. On apprend si peu en un siècle à ce rythme, on finit par découvrir ce qui remet tout en question, tant qu'on ne peut baser sa vie sur la religion de la science. Alors René revenait au point zéro. En attente de quelque chose, une place dans la haute société, un salaire, des années grasses après une vague retraite qui ne viendrait probablement jamais tant elle était loin. Il se concentrait sur sa réussite sociale, d'un coup il avait oublié la science, la religion et la mort.

Combien de ceux qui étaient entrés

Dans le monde avec toi en sont déjà

fortis ! [sic] Leur vie a été moissonnée

Comme des épis dont les uns

Font [sic] mûrs et les autres verts

René venait d'achever son démoisonnement et venait d'ajouter à sa nouvelle façon de voir la vie. Il venait de vivre la mort sous toutes ses formes, au bas mot, il se sentit mort. Mais il s'agissait d'une victoire, il venait de vaincre la mort, il s'apprêtait maintenant à revenir à la vie.

Écoutez ossements arides

Écoutez la voix du Seigneur,

Le Dieu puissant de nos ancêtres

Qui d'un souffle créa les êtres,

Rejoindra vos nœuds séparés

Vous reprendrez des chairs nouvelles

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La peau se formera sur elle

Ossements secs, vous revivrez.

 

Chapitre 36

Sous l'égide du maître, le disciple continuait son apprentissage. Les années passèrent, René vivait dans un autre monde. Cette fois il devait confronter la vie. Il réfléchit à quoi pouvait bien correspondre cette confrontation. La vie, pour lui, ne signifiait plus rien. Elle se situait au même niveau que la mort.

—Voici des billets d'avion pour retourner voir ta famille et tes amis.

René frémit juste à l'idée de retourner chez lui. Il lui revint tout un chapitre qu'il avait cru oublié loin dans les méandres de son cerveau. Sa mère qui l'avait mis à la porte en lui affirmant qu'elle ne voulait plus jamais le revoir. Sa sœur qui ne pouvait pas vraiment le recevoir car il n'y a pas qu'elle qui peut dire son mot dans cette grande maison qu'elle s'est fait construire. Et son père n'était pas plus en situation de le recevoir, il y avait une nouvelle famille avec lui. Ainsi, trois maisons différentes, avec chacune trois chambres, mais aucune place pour René. On ne vivait certes pas en Amérique du Sud, là où on s'accommode en famille pour survivre et où tout le monde est bienvenu dans des appartements à une chambre. On vivait des années de vaches grasses où l'altruisme devait venir d'ailleurs, même pas du ciel. René se souvenait qu'il ne pouvait tout simplement retourner au Saguenay-Lac-Saint-Jean, qu'on ne le désirait pas là. Les facteurs entrant en cause pouvaient être divers, les raisons de l'hésitation évidente de sa famille à l'inviter pouvaient se justifier par certains éléments, mais le repoussement demeurait tout de même vague. Ces gens qui ne sont plus du tout en contrôle de leur destinée et qui même s'ils voulaient recevoir leur fils ou leur frère, en sont incapables par manque de force et de volonté, par respect pour des étrangers qui sont venus prendre toute la place dans leur vie. De plus, la situation n'aidait pas. René avait un rythme de vie différent, on le savait, il avait disparu toutes ces années au grand soulagement de tous peut-être, et voilà qu'il revenait en surface.

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Aucun doute, le maître avait vu juste. Confronter la vie pourrait s'avérer plus infernal que de confronter la mort. Sans hésiter René prit les billets, les déchira et les jeta par terre.

—Tu me déçois René, d'autant plus que tu sais la futilité de ton action. Un maître n'agirait pas de la sorte. Mais je comprends que tu aies besoin de temps avant la confrontation. Du temps pour trouver des justifications, inventer une belle histoire qui vérifierait ce que tu crois être une véritable collection d'échecs. Tu comprendras certainement que la vérité est une cure contre les souffrances de la conscience, elle facilite l'existence, te permet de songer à autre chose qu'à ces futiles justifications que tu cherches à inventer. Qu'as-tu besoin de prouver quoi que ce soit à qui que ce soit ? Ne vois-tu pas que ce qui représente des échecs à leurs yeux est pour toi une réussite? À long terme, ne vois-tu pas que tu avais raison et qu'ils avaient tort ?

—Si seulement ils arrivaient à voir de la même façon que moi. Mais le taux de chômage et de motivation dans cette région est le pire de tout le Canada. Ils sont perdus dans un nuage de pessimisme et de négativité. Chacune de mes paroles se réverbère sur les murs, sans atteindre leurs oreilles. Chacun de mes projets est jugé irréaliste, le fruit d'un illuminé. Je suis celui qui a déçu toute leur attente.

—Alors c'est à long terme qu'ils comprendront ta raison, ta motivation et leur tort. Je sais que tu as besoin de réfléchir et que cela te semble un peu trop rapide. Je t'aurai des billets pour une croisière sur l'océan Atlantique, départ de Granville en Normandie, ouverts sur un an. Lorsque tu auras pris la décision, tu les prendras ici dans le bureau.

René devait réfléchir. Savourant enfin une sorte de liberté, il partit pour Chartres, ce lieu très riche en histoire depuis le Moyen Âge. Une bien belle et grande cathédrale que celle de Chartres, qui faisait la fierté d'une faible population qui n'avait point besoin de tant d'honneurs. Il pensait à ses ancêtres qui vivaient ici, il discernait un lien avec d'anciennes sociétés secrètes du temps, liées avec le druidisme. Il savait enfin que Philibert, son ancêtre, possédait un petit domaine et que sa richesse ne valait pas celle de la cathédrale. C'est pourquoi Pierre, son fils, était parti à la recherche d'une vie nouvelle de l'autre côté de l'océan. On lui promettait une femme, une terre, du travail et du bonheur. Un paradis qui ne correspondait pas tout à fait à l'idée que s'en faisait René. Mais ce paradis coûtait cher moralement. Rien n'était certain.

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On doute aisément de l'existence de tout paradis, ou du moins on se questionne sur les critères qui font ces paradis.

Ce qui fait le bonheur des uns, fait l'horreur des autres. Untel peut jouir isolé dans les bois, un autre veut mourir d'une telle solitude. Quelqu'un se sentira à l'aise dans la société aristocratique, ou pourrait devenir dépendant du savoir que l'on retrouve en ville dans les clans d'intellectuels ; d'autres vomiraient à la seule idée de devoir sans cesse se prouver et se justifier, débattre des idées et se faire reconnaître dans le grand monde. Et puis René avait une idée nette de ce qui l'attendait dans ce Nouveau Monde qui lui semblait bien ancien. De l'histoire encore plus vieillie que celle de ses ancêtres ici en France. René observait cette grande cathédrale d'un style gothique innovateur, il s'assit sur un des bancs et partit dans ses visions.

Il se retrouva au-dessus de Paddington Green, il observa la petite église de St. Mary's. Il se déplaça dans le ciel vers Maida Vale, survola le Paddington Recreation Ground et survola St. Augustine of Canterbury, cette petite cathédrale à Kilburn. Il se transporta alors vers le Westbourne Green, passa Queen's Park et atteignit le cimetière de Kensal Green. Sur la porte d'entrée principale qui donnait sur Harrow Road, il lut : "The Cemetery of All Souls". Il se promenait dans les allées du cimetière, voyait les mausoleum extravagants et les sculptures de marbre qui donnaient à cet endroit un cachet bien particulier. Il arriva enfin à la chapelle centrale qu'il enjamba. Cette construction, étrangement néo-classique romaine, étalait des murs de chaque côté qui formaient une grande enceinte en forme de "U". René observait la sculpture d'une femme couchée sur un tombeau lorsque Souh, son fils qui avait maintenant quatorze ans, sortit de derrière un des piliers. Il se mit à marcher dans une des allées. Intrigué, René le suivit. Ils passèrent à travers les nombreuses pierres tombales, Souh marchait directement sur le sol accidenté d'où le marbre, qui jadis entourait le dessus des tombeaux, ressortait. Parfois même ce sont des tombes qui revenaient en surface. René fut surpris que, à cet endroit, toutes ces pierres identiques ne portaient plus aucune inscription. Tous ces messages et ces noms gravés qui devaient durer une éternité ont été effacés par le temps. De tous côtés il n'y avait que des pierres blanches où René se sentait étranger. Il comprenait que sous le sol il y avait tous ces morts. Son sentiment différait lorsqu'il était dans les catacombes à Denfert. Ici on reposait en paix, les pierres rappelaient les rites, les sacrements de l'enterrement, les salons mortuaires,

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les veillées dans les maisons, enfin, tout ce qu'il y a de macabre qui se rattache à la mort, les fleurs au premier plan. Ce que les os et les crânes nus n'avaient pas su lui faire éprouver, il le voyait là dans ce champ.

Et puis ici et là il y avait de nouveaux arrivants juste à côté d'autres qui reposent là depuis les années mil huit cents. On pouvait sentir cette odeur de fleurs qui se mêle avec celle de la mort toute fraîche dans le Cimetière de toutes les Âmes. Souh se déplaçait avec aisance dans cet univers, comme s'il y avait toujours vécu, pareil à un de ses jardiniers chargés d'enlever les mauvaises herbes qui ont tendance à pousser où les morts sont enterrés. Cela, jusqu'à ce que les ronces et l'herbe à puces entourent les pierres, les statues et les sculptures, jusqu'à ce que la nature ait reprit le contrôle sur l'artifice humain.

Souh sortit du cimetière par une porte plus à l'ouest. Il marcha sur une petite route qui conduisait à une autre église et à un autre cimetière. De chaque côté de la route, des pierres tombales couronnaient des rectangles entourés de marbre. Ici ils sont morts récemment, ils sont encore entourés de fleurs, trop bien entretenus, par conséquent ils ne trouveront pas le repos de sitôt. Fait étrange, ils sont tous couchés les pieds vers l'est, faisant dos à St. Mary's Catholic Church, une église de pierre avec vitraux colorés et symboliques, mais au clocher de bois. Ce cimetière catholique, séparé de l'autre par un mur de pierre, différait déjà par sa pauvreté et ses noms irlandais, belges, italiens et français. On remarquait ici et là des mausoleum, mais moins beaux, construits en bois plutôt que sculptés de marbre avec des statues. D'ailleurs, les responsables n'avaient pas l'argent nécessaire à la restauration des dégâts causés par les guerres et les vandales. Encore des gens qui n'ont pas su trouver le repos. Lorsque René se retourna, Souh avait disparu. Il décida alors de continuer son exploration. Il vit une vue aérienne de l'endroit. Dieu qu'il y en avait de ces pierres tombales et de ces croix de pierre ! Cela s'étendait à l'infini, peu importe de quel côté on regardait. L'aéroport d'Heathrow n'était pas loin, alors sans cesse un avion survolait l'endroit, pendant que les trains diesel et l'Underground suivaient les rails qui longent le cimetière. Plus loin, les bateaux à moteur se promenaient sur le canal qui longe le côté sud. Et puis les routes autour crachaient les gaz des tuyaux d'échappements des voitures, des camions, des autobus à deux étages et des vieux taxis noirs. On pouvait célébrer la mort tant que l'on voulait, partout autour la vie s'acharnait à survivre.

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René remarqua un bâtiment tout près du mur de pierre, une épicerie Sainsbury's juste de l'autre côté du canal, les gigantesques installations polluantes d'une compagnie de gaz, puis ses yeux s'arrêtèrent près de la porte principale. Une petite église anglicane mélangeait plusieurs styles, un peu comme la chapelle centrale.

Elle s'élevait majestueusement aux coins d'Harrow Road et de Kilburn Lane, nommée St. John the Evangelist. Aucun ornement superflu, des fenêtres blanches carrelées bien simples, des briques mélangées avec de la pierre noire, deux grands clochers avec au centre une horloge qui indiquait 12h05, heure qui surprit René. À l'intérieur, un curé achevait un sermon qui serait ensuite reprit par une chorale qui était plus nombreuse que le nombre de fidèles réunis ce dimanche. Le vicaire, M. Beal, racontait à ses fidèles l'état de l'Église anglicane. Jamais selon lui la situation n'avait été pire dans l'histoire. Déjà on subissait un Vatican qui ne nous reconnaissait pas. Ensuite on était divisé entre catholiques et protestants. Mais maintenant les divisions internes dans l'Église anglicane allaient nous anéantir. L'Église pouvait-elle évoluer ? Pouvait-elle changer avec les mentalités ? Non. L'Église devait façonner les mentalités sur ce qui était acceptable selon les paroles de Dieu et de son fils Jésus-Christ envoyé sur la Terre, ce fils qui reviendra bientôt pour nous sauver. Alors, ce que les libéraux croient avoir gagné, ils le perdront un jour, car l'Église retrouvera toujours son influence et indiquera la route à suivre. Le vicaire expliquait à ses fidèles qu'en Angleterre l'Église était un animal avec trois têtes, c'est-à-dire la High Church, la Low Church et la Middle Church. Cette dernière étant plutôt partagée entre les deux autres sur certains points, ou indifférente aux deux sur d'autres points. Ces différents niveaux obéissent tous aux mêmes Évêques qui sont de l'un ou de l'autre niveau. La High Understanding of the Sacrements of the Catholic Church ne s'était jamais vraiment dissociée du Vatican et se désolait de ne pas avoir l'appui du Pape. La Low Understanding of the Sacrements of the Catholic Church avait des idées plus libérales et, effectivement, évoluait avec le peuple, oubliant quelque peu le conservatisme et les traditions nécessaires au maintien des institutions dans le temps. Ainsi tous les vicaires avaient le droit de se marier et d'avoir des enfants, mais ceux de la High Church le faisaient rarement. Longtemps on avait réussi à maintenir l'ensemble, mais maintenant tout venait de s'écrouler avec l'égalité des femmes aux hommes. On s'attaquait à une société d'hommes construite par des hommes.

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Les femmes n'allaient pas se bâtir leurs propres institutions, elles allaient prendre le contrôle de celles des hommes. L'ordination des femmes venait d'atteindre son point culminant, elles ont aujourd'hui le droit d'exercer et de célébrer la messe, de prodiguer les sacrements. Au début du nouveau millénaire, selon les mots mêmes du révérend, l'Église était maintenant complètement "fucked up".

On retrouvait même des divisions à l'intérieur des divisions. Ainsi on pouvait être de la High Church protestante, désirant être catholique, voulant l'ordination des femmes, oubliant le confessionnal : vous vous confessez à Dieu. On pouvait carrément s'être jeté en dehors de l'Église anglicane et être redevenu catholique, comme le révérend Beal de St. John the Evangelist. Il nommait d'autres églises où ses fidèles seraient bien reçus et où ils se sentiraient chez eux, dont St. Augustine of Canterbury à Kilburn et St. Mary's sur le Paddington Green, toutes des églises de la High Church. Pour le révérend Beal, les femmes sont déjà égales aux hommes, même dans la Bible où elles sont celles qui supportent Jésus-Christ et le voient après sa résurrection. Il n'a rien contre les femmes, mais un vicaire capable d'accepter ça est un vicaire perdu qui ne comprend rien des traditions chrétiennes. Le révérend Beal n'accordait plus une grande crédibilité aux sacrements que l'on peut recevoir dans ces endroits où l'on pratique la philosophie de la Low Church, comme l'Emmanuel Parish Church sur Harrow Road tout près de là. René se sentait loin du débat. Auparavant il n'avait pas d'opinion précise, penchant peut-être même pour cette ordination des femmes, mais il savait que son maître n'accorderait aucun crédit à une telle idée. Il n'était pas certain de bien comprendre pourquoi les femmes ne devaient pas devenir prêtresses et monter dans la hiérarchie, sinon que : ce que Jésus-Christ n'avait pas fait, comment pourrions-nous le faire ? Il y a aussi que René, par sa nature même, entre en contradiction avec toutes les institutions et la nature au sens religieux. Il lui était bien difficile d'accepter certaines idées religieuses et d'endosser les dires de l'Église qui interdit à peu près tout. Il y a que l'Église juge la contraception telle une invention du diable, se bat pour l'illégalité de l'avortement, plaide pour l'ignorance chez les enfants en ce qui concerne la prévention des maladies transmissibles sexuellement alors que des milliers en meurent. Enfin, l'idée que René se fait du mariage diffère de celle de l'Église qui voit en un couple une entité unique à deux têtes qui se complètent pour l'éternité mais dont une seule doive fonctionner, celle de l'homme.

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Longtemps René avait cherché à comprendre les positions de l'Église afin de leur donner crédit et pouvoir changer sa façon de voir les choses. Cela relevait du miracle. Il croyait tout ce temps que l'Église ne faisait que prendre la Bible, y lire une vérité, confirmer ou infirmer cette loi ou celle-là. Pire encore, interpréter des passages hors contexte pour leur faire dire à peu près n'importe quoi. Énormément de gens au sein de l'Église ont abusés de cette erreur d'argumentation.

Ils font davantage de tort à leur institution qu'ils peuvent le croire. L'ignorance dans les pays développés est chose du passé, on ne convainc personne sans arguments valables, et l'appel à une autorité comme la Bible est souvent une mauvaise idée. L'enseignement que René reçut en devenant initié, lui révéla une vérité non avouable tant elle effraie.

Car la volonté de Dieu et les conséquences de ses plans tiennent peu compte des droits et libertés de l'homme. Il serait suicidaire de tenter de justifier les positions de l'Église en affirmant la vérité. Aujourd'hui René est capable de voir qu'il acceptera de ne plus avoir de relations sexuelles ni avec un homme, ni avec une femme. Il savait en arriver à ce point, mais en aucune occasion il ne se forcerait ou éprouverait de regrets. Ce choix se ferait naturellement. Jamais non plus il ne tenterait d'imposer le même régime d'ascétisme à quelqu'un, peu importe la raison. Cela serait dangereux pour sa santé mentale. De telles décisions se prennent sur une base individuelle, à son propre rythme, lorsque l'on se sent prêt et que l'on est convaincu de cette nécessité. On n'en éprouve aucune souffrance, plutôt un sentiment spirituel plus grand qui compense amplement. Or, très peu de gens atteignent ces sommets spirituels, il est donc inutile d'obliger un tel comportement à tous. Selon René, c'est une erreur de l'Église que de forcer des calvaires sur des gens qui n'auront jamais la moindre idée du pourquoi. Mais selon eux, cette erreur est calculée et peut-être primordiale. Le révérend Royston Beal présentait une personnalité sympathique et dynamique. Il n'était pas marié, mais ne crachait pas sur les révérends qui avaient des femmes. Il reconnaissait que parfois ils travaillaient encore plus fort pour leur communauté que d'autres célibataires.

La chimie entre le révérend et ses fidèles était forte : il parlait, ils buvaient ses paroles. Pour plusieurs il s'agissait d'être réconforté, de croire en autre chose qu'en leur vie ordinaire. D'autres se lièrent d'amitié avec cet homme chaleureux qui avait ce don pour la communication, mais également ce don de l'écoute.

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Et puis il se tenait au courant des événements, ses sermons n'en devenaient que plus vivants. René voulut se lier d'amitié avec lui afin de franchir cette façade qui caractérise tous les hommes d'Église, entendre sa vraie philosophie, celle qu'il garde pour lui-même hors de ses sermons ou de ses rencontres avec la communauté. René se demandait pourquoi le révérend était plutôt contre le mariage à l'intérieur de l'Église. Plus René approchait du statut de maître et qu'il vivait ses nouvelles expériences, plus il sublimait ses désirs sexuels et son besoin d'affection.

Il lui semblait clair qu'un vrai prêtre initié à la religion de Dieu, éventuellement, ne ressentirait plus le besoin de se marier. Et ce qu'il est susceptible d'enfanter avec l'expérience et le temps vaudra tous les enfants de la terre. Peut-être que le révérend n'avait aucune autre vérité en dehors de ses sermons, peut-être ne s'en tenait-il qu'à la tradition sans la comprendre. Aujourd'hui les prêtres initiés qui s'adonnent sérieusement à leurs convictions sont rares. La sagesse qu'ils dégagent peut être un indice, mais souvent ils ne sont pas accomplis.

René se demandait à quoi ressemblait l'Église aujourd'hui, comment elle avait évolué juste dans les cent dernières années. Les prêtres de toutes les religions sont prompts à dénoncer haut et fort à peu près n'importe quoi et à encourager, sinon provoquer, les guerres. L'Église a besoin de cette armée de prêtres qui n'ont nul besoin d'être tous des initiés. René pensait qu'il serait juste de permettre le mariage à cette génération de prêtres non initiés afin d'empêcher une souffrance inutile. Le problème en cause n'est pas tant le mariage et la famille que l'ignorance des prêtres sur les vrais enseignements cachés de l'Église. Ils sont des hommes bien ordinaires, au même titre que les fidèles qui viennent les écouter le dimanche. Et puis oui, ils évoluent spirituellement, mais à un rythme très lent. Il semblait à René que jamais il ne faudrait imposer quoi que ce soit à qui que ce soit. Sans la foi et les convictions, un prêtre ne pourra être heureux, tôt ou tard il déviera de sa route. René regardait les fidèles quitter leurs bancs et sortir à l'extérieur. Il fit de même mais se retrouva dans la cathédrale de Chartres. Le changement de décor fut saisissant. De ce que l'on peut appeler une simple chapelle sans aucun ornement, ni cadre, ni statues, voilà une riche cathédrale élevée presque par prétention.

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On peut reprocher au Vatican sa Cité et ses milliers de cathédrales et d'églises dans le monde. Mais quelle crédibilité auraient de telles institutions sans cette richesse ?

Il faut encore fonctionner selon les préjugés humains, il faut impressionner pour mieux conquérir. Beaucoup se pâment devant ces bâtiments et cet or incrusté sur toutes les peintures. Plusieurs pensent que si tout ce que raconte le curé est faux, si la religion est une invention, comment aurait-on pu construire ces bijoux d'architecture et cet art inestimable? Mais il faut revoir l'histoire pour comprendre l'évolution de toutes ces choses. Les chrétiens aveugles ou ignorants n'aideront jamais la cause de Dieu, ils se laisseront entraîner dans des guerres futiles et des débats insipides au sein d'une religion, même à l'intérieur de branches différentes. Lorsque l'on regarde l'histoire, on comprend que les trois plus grandes religions dérivent de la même source. Que toutes les divisions au sein du catholicisme, en particulier la grande division entre l'est et l'ouest, c'est-à-dire le catholicisme romain et le catholicisme orthodoxe que l'on retrouve par exemple en Turquie et en Russie, ne sont caractérisées que par des détails. Peut-on appeler détails quelqu'un qui dit que Jésus-Christ n'était qu'un autre de ces prophètes qui faisait de la politique son cheval de bataille ? Peut-on appeler détail quelqu'un qui affirme que l'histoire de Jésus-Christ n'a été écrite que 400 ou 500 ans après sa mort et que les quatre évangélistes avaient les textes des autres en écrivant son histoire ? Peut-on appeler détail qu'Allah soit le seul Dieu sur cette terre ?

En fin de compte, il faudrait bien que tout cela devienne secondaire, sinon il n'y a aucun avenir à l'humanité. Personnellement, René ne prenait rien pour acquis ; dans chaque source religieuse il savait aller chercher ce dont il avait besoin. La sagesse demeure la sagesse, qu'elle vienne du bouddhisme ou du catholicisme. René ne cherchait plus à s'isoler dans une branche en particulier ou dans une secte religieuse comme il y en a tant. Tous les savoirs lui appartenaient, il n'allait pas se battre pour des futilités, car en définitive, il pourrait bien avoir tort.

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Chapitre 37

Kensal Green n'est pas un cimetière ordinaire. Ce lieu enchanteur laissa entrer René, lui offrit son étrange nature dont il devint dépendant. Le lendemain de sa vision, René prit le train jusqu'à Londres et se mit à marcher sur le canal jusqu'à ce qu'il aperçoive les énormes grillages des réservoirs de gaz. Il vit l'église St. John the Evangelist, il comprit à l'heure qu'il était, 12h05, que l'horloge était arrêtée. Comme si le temps n'importât plus. Lorsqu'il entra dans le cimetière, il éprouva une plénitude jamais atteinte dans les profondeurs de Paris. Il se dit :

—Oui, je voudrais bien être enterré ici, à travers ces arbres. Ni tombe, ni pierre tombale, poussière mélangée à la terre tout près du canal. Si quelqu'un me revendique une visite, il n'aura qu'à franchir les portes du cimetière of All Souls, même pour une âme née catholique sous l'empire de Rome.

Une force impressionnante en ce lieu vint lui chercher l'âme. René n'y voyait point la mort, bien qu'elle fût partout présente, célébrée, chantée en poème sur les pierres. En suivant l'allée centrale, René approcha la chapelle du centre. Il grimpa l'escalier et se dirigea vers l'enceinte. Il se demandait pourquoi ces murs formaient un "U". Arrivé près du pilier d'où il avait vu sortir Souh la veille, il crut que son fils allait surgir, mais cela ne fut pas. René regardait les sculptures, les mausoleum, les voûtes, il voyait les noms :

The Princess Sophia of England

Born 3rd November 1777

Died 27th May 1848

Her Royal Highness

5th daugther of his Majesty

King George III

Il pouvait lire cette inscription sur un socle surélevé, plus haut que lui, qui soutenait une grande tombe de pierre sur pattes. Puis sur le devant du socle, la citation universelle léguée

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à la mémoire de la princesse :

Come unto me all ye that

Labour and are heavy laden

And I will give you rest

Matthew chap. XI verse 28

Là il y avait un autre titre imposant, celui du Duke of Sussex. Il vit la pierre de l'écrivain Thackery, celle de Joseph Hume, d'Anthony Trollope, de Blondin (un Français), des noms au son familier. Un cimetière de riche, pensa René. Déjà cette idée ne lui plaisait pas. Soudainement il ne voulut plus être enterré ici. Mais plus il marchait, plus il trouvait que cela n'avait pas d'importance. L'endroit est vieux, naturel, enchanteur. Là il voyait un tombeau tout ouvert, autant par le dessous où le sol grugé montrait l'entrée de la voûte ouverte, que par le dessus où le pan droit de pierre était cassé. Il voyait la pierre explicative de l'histoire de la famille en miettes, mais il pouvait lire sur la grande dalle avant :

The Family Vault

of

Thomas Stooks ESQRE

No 4022

Plus au sud, vers le canal, il vit un gigantesque mausoleum de pierre avec deux noms seulement sur les murs. Pourtant, dans ce tombeau, on pourrait entasser cent cinquante personnes bien cordées. Gravées en grandes lettres pompeuses, on lisait :

James Dunlop of Russell Square ESQ

Born the 23 of June 1769

Died the 29 of November 1841

His life was a bright example of all

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that confers true honour and dignity on man

To his beloved memory

this monument is erected

by his devoted wife

De l'autre côté du monument, on lisait l'épitaphe de sa veuve dévouée venue le rejoindre six années plus tard :

Nancy Gilliam Dunlop

relict of

James Dunlop of Russell Square ESQ

Born the 22 of January 1783

Died the 3 of January 1847

René ne remettait pas en question l'amour des vivants pour les morts, qui les poussait à construire des monuments aussi grands que la maison de sa mère, mais il jugeait du contraste avec l'autre couple enterré tout près (peut-être ne se connaissaient-ils pas, mais leur enterrement était bien similaire). Aucune fondation, ni contour de marbre, ni pierre tombale, peut-être même pas de tombe, juste deux petits écriteaux plantés à l'aide de bâtonnets:

Constance Best

Died 24th August 1994

65 099/86/IR

Richard Hitching

Died 20th April 1993

64 559/86/IR

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D'où venaient ces gens ? À deux siècles d'intervalles, les voilà voisins dans un cimetière connu. L'un dans l'une de ces grandes sculptures de valeur, l'autre carrément enterré dans la terre. Même dans la mort il faut établir des hiérarchies et exhiber sa grandeur. Mais Dunlop était un nom connu, une marque de pneu. Est-ce là l'origine de la fortune de ce James Dunlop ? Peu importe, René marcha jusqu'au cimetière catholique, son fils apparut. Ni l'un ni l'autre ne semblèrent surpris de se voir, bien que jamais René n'ait été mis au courant que son fils habitait maintenant le cimetière de Kensal Green.

—Well, I was waiting for you.

—Je vois que l'on a pris ton éducation au sérieux.

René se doutait bien des activités sous la terre, il constatait son impuissance à prendre en main l'éducation de son fils, un peu comme le monde moderne où d'autres professeurs chaque jour doivent inculquer le plus de matière possible aux enfants du voisinage. Quelle formation, quelles connaissances sont nécessaires à un tel développement ? À qui peut-on faire confiance ? Que lui apprend-t-on ? À quel niveau son maître est-il ?

Déjà René sentit le flot de questions surgir en lui, le tout faillit presque exploser devant de son visage. Puis il décida de ne poser aucune question. Il écoutait son fils lui parler.

—Les catacombes ici en bas de la chapelle centrale nourriraient ton goût morbide pour la mort. Elles ne sont pas comme à Paris. Ici les corps sont numérotés, répertoriés, casés dans des petits espaces scellés. Il y a encore de la place, cher père, pour les excentriques, les riches illuminés, les nostalgiques, les amoureux de Kensal Green. Tu veux ton espace dans les catacombes ? On descend ton cercueil par système hydraulique, ça te coûte mille deux cents livres pour ton espace, tu as le choix entre six avenues. Ce n'est pas creux, pas trop humide, il y a une bonne circulation d'air. On peut sceller d'une dalle ton petit carré.

René ne trouvait pas de bon goût le côté presque vendeur de Souh. Où avait-il été chercher ce penchant morbide pour la vente de la mort ? On aurait dit qu'il faisait de la mort une affaire de gros sous.

—Je te voyais en circuit fermé sur la caméra. Tu jugeais notre cher James Dunlop. Ignores-tu que la famille riche qui détient encore la compagnie de pneus refuse de payer pour restaurer le tombeau de leur fondateur ? "Notre argent profitera aux vivants, pas aux morts. " Mais marchons, je vais te montrer des choses, ici, à travers la vie des morts.

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Ils sont devenus plus réels que les vivants, pour moi qui connais un peu leur histoire. Par là-bas tu as la famille qui a fait fortune avec les fameux cubes de bœuf OXO, mais cela n'est d'aucun intérêt. La peur de se réveiller et de comprendre que l'on est enterré vivant dans sa tombe est d'un sujet plus à propos. Vois ce duke of Cambridge, un des derniers, son mausoleum est entouré de fenêtres, avec possibilité d'ouvrir la porte de l'intérieur au cas où il se réveillerait un jour. Le jour du Jugement dernier, je suppose. Plusieurs ici, selon les mœurs de leur époque, ont été enterrés avec leur femme et leur maîtresse. Charles Dickens avait son espace réservé ici, mais son statut était trop spécial, Londres l'a revendiqué ailleurs dans une place de choix. Si tu te concentres suffisamment, tu entendras la voix de certains morts. Ils vont et viennent, entendent et parlent. Ce lieu en est-il vraiment un de paix éternelle ?

Souh fit visiter le cimetière à René. Ils virent la chapelle centrale où René remarqua les quatre grands piliers soutenant la petite chapelle du centre, ainsi que les vitraux plutôt modernes où l'on pouvait apercevoir une famille habillée de vêtements presque encore à la mode aujourd'hui, mais qui datent probablement du milieu du dernier siècle. Un garçon se promène sur un tricycle et une petite fille s'amuse avec un cerceau.

—Ce cimetière, aussi étrange que cela puisse paraître, fut inspiré du cimetière Père Lachaise à Paris. Commencé environ vers 1830, la plupart des tombeaux ont été achetés par des familles riches bien avant leur mort. Ce qui leur laissait le temps de prévoir leur mort et d'engager des sculpteurs. On retrouve de véritables petits bijoux d'architecture ici. Des comtes, des comtesses, des ducs, des titres, des auteurs, des artistes, des inventeurs, des ingénieurs, des juges, des acteurs, des professeurs, des hommes d'affaires. Ces espaces sont hors de prix. Pour vingt-cinq mille livres sterling tu as ton espace à vie, au contraire du Père Lachaise à Paris, où c'est touristique et tu loues pour une certaine période. Vois le refus de renouvellement de bail de Jim Morrisson. Ici il n'y a aucune limite, tu te fais construire une gigantesque pyramide en granit rouge si c'est ton souhait.

—Ce que l'on peut déduire de cela, Souh, le sais-tu ?

—Je vois où tu veux en venir. Je connais ta philosophie sur la mort. Tu n'aimes pas, dis-moi si je me trompe, tu n'aimes pas ce désir d'être grand dans la mort.

Prends le cimetière catholique, la distinction entre les riches et les pauvres se fait de façon encore plus éclatante ici dans l'antre de la mort.

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—Regarde ce grand corbeau noir qui survole le cimetière.

—Ce n'est pas un hasard si l'équivalent de Denfert-Rochereau à Londres c'est Kensal Green. C'est la même compagnie privée qui est propriétaire de ce cimetière depuis son ouverture. On dit que ce qui a motivé sa construction, c'est les corps décomposés qui, avec la pluie, causaient le choléra dans les différents cimetières de Londres. Mais tu reconnaîtras que ce cimetière en est un de riches et d'aristocrates, c'était dans les plans dès le début. La maison-mère de Londres y forme ses meilleurs étudiants, mais tout cela est bien secret.

—À ce propos, c'est avec moi que tu termineras ton apprentissage.

—On se retrouvera à Paris. Quand ?

—On se retrouvera à New York. À propos d'Yvonne...

—Tu irais la voir pour la rassurer ?

René reprit Harrow Road à pied. Il marchait vers Maida Vale, apercevant les pubs qui longent le cimetière ainsi que... les boutiques où tu peux magasiner ta pierre tombale, ta sculpture, ton mausoleum, tes fleurs, tes flammes éternelles déjà consumées. Quelle belle journée ! Pensa-t-il. Quel beau cimetière que celui of All Souls. Chaque être humain devrait apprendre à apprécier ces endroits. Ils y viendront bien assez tôt de toute manière.

Chapitre 38

C'était le jour du grand départ, une sorte de retour aux sources. Pourtant bien motivé et prêt à tout confronter dans le TGV qui l'emmenait jusqu'à Rouen, le cœur de René arrêta de battre dans le second train plus lent qui l'emporta vers les quais de Granville. Lorsqu'il fut enfin prêt à embarquer pour le Nouveau Monde, il était au point zéro. Il regarda l'océan et ne put s'empêcher de dessiner des lignes imaginaires en guise de latitudes et de méridiens. Le bateau était bien impressionnant, plusieurs étages, entièrement fait d'acier. Il se demandait comment un tel amas de métal arrivait à flotter. Le futur maître regarda la construction, les nombreux hublots, les grandes cheminées qui bientôt cracheraient leur fumée. Derrière cette création, il y avait d'abord eu un ingénieur. Quelqu'un capable d'imaginer sur papier un tel vaisseau.

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Puis des constructeurs, capables de réaliser ce qu'il y avait écrit sur les plans. Il fallait certes bien du mérite pour en arriver à faire flotter un tel poids et même de le faire atteindre l'autre côté de l'Atlantique en moins d'une quinzaine de jours. Derrière cette création, un vieux vaisseau de bois déployait ses grandes voiles, cela rappelait à René les caravelles. Son ancêtre Pierre avait dû embarquer sur un tel bateau. Avec de la chance, il avait peut-être même profité d'un distillateur d'eau de pluie, cette invention qui a changé l'histoire des voyages en mer en fournissant de l'eau potable. La traversée devait alors durer quelques mois, plusieurs mourant de malnutrition avant de toucher terre. René percevait concrètement l'évolution technique de l'homme. Avec les siècles, on avait réussi à perfectionner le plan d'un bateau de bois à un vaisseau de métal bien plus rapide. On avait même eu le temps d'inventer un engin volant pouvant franchir cette distance en moins de trois heures, le Concorde. Là aussi il pouvait faire un bilan sur l'évolution technique de l'humanité qui sans cesse a su perfectionner les plans initiaux pour arriver à améliorer les conditions générales de vie. René regarda le ciel, il vit une mouette survolant de quelconques proies. Il lui revint à l'esprit qu'il pouvait en pensée traverser cet océan en moins d'une seconde. Il fallait tout de même rendre grâce aux nouveaux instruments du temps, tels que le sextant, la boussole et l'astrolabe. C'est un peu une conquête sur le temps et l'espace que l'homme a accomplie avec les siècles. Davantage au temps des voyages d'explorations où tous les pays d'Europe s'arrachaient les terres de la planète, comme aujourd'hui on s'arrache les satellites et les planètes du système solaire. René regrettait une évolution lente au niveau spirituel. Car cette conquête de l'espace et du temps pourrait enfin prendre une dimension significative. Néanmoins, il savait apprécier les conditions dans lesquelles il pouvait aujourd'hui franchir physiquement de grands espaces.

Malgré ces innovations, pensait René, quelque chose n'a guère changé dans ces voyages en bateau. Quatre classes de voyageurs, de la plus riche à la plus pauvre. Encore aujourd'hui on retrouve la luxueuse première classe, la classe moyenne avec des chambres plus simples, la classe pauvre, ou du moins économique, ainsi que la classe d'immigrants parfois illégaux à fond de cale. René voyageait dans la classe pauvre économique, pour se donner un goût de croisière à l'ancienne, tel que son ancêtre avait dû vivre sa traversée. Encore que Pierre Tremblay avait probablement voyagé à fond de cale, certainement au-delà d'une quinzaine de jours.

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René n'avait pas envie de souffrir ce calvaire, il le connaissait déjà pour avoir vécu la vie passée de ses ancêtres. Mais dans le contexte, il pouvait souffrir de ne pas avoir accès à la majorité des ponts du bateau. Il mangeait simplement dans une petite salle en retrait sur les ponts inférieurs, tout près des immigrants qui deviendront pratiquement des esclaves dans leur nouveau pays d'accueil. Ils seront ceux qui se contenteront des emplois qu'aucun Américain ne veut. Nettoyeur de trottoir, chauffeur de taxi, plongeur dans des restaurants remplis de bestioles et de rats. Où habiteront-ils dans ce Nouveau Monde ? Dans des taudis encore plus insalubres que ce qu'on est susceptible de retrouver dans les pays du tiers-monde. Il existe bel et bien un tiers-monde à même l'Amérique, mais il est éparpillé à travers les grandes villes et on arrive aisément à l'oublier.

René avait tout de même accès à un pont où il pouvait respirer l'air frais de l'océan Atlantique. Cela lui permit de faire le plein d'énergie et de se questionner sur la future rencontre avec sa famille.

Il aurait pu tenter d'imaginer le futur, mais cela lui sembla futile dans le contexte où l'épreuve consistait justement à confronter les négligés. Ceux-ci affirmeront avoir certains droits sur l'éternel étudiant. Après toutes ces années, René demeurait encore leur fils. L'autorité parentale pouvait s'étendre indéfiniment, même au-delà de la mort. René avait bien appris à se débarrasser de cette autorité parentale dès que les circonstances le permirent. Retourner dans ce passé, c'est un peu se lancer devant les fauves en criant :

—Allez-y ! Malmenez-moi pour ma conduite, reprochez-moi ma vie, enchaînez-moi à mon passé !

À ce moment, René connaissait un peu l'avenir en ce qui concerne son propre fils Souh. Celui-ci défierait son enseignement, ses maîtres et sa vie. Il donnerait bien du fil à retordre à son entourage. Bien sûr, il fallait éviter cela, changer ce futur incertain à New York, prévenir l'enfer de Souh qui l'emmènerait tout près de la mort. Mais en même temps, René se demandait de quelle autorité, de quels droits il pouvait ainsi tenter d'influencer la vie de son fils. Selon quelles lois peut-on s'interposer dans l'expérience que chacun doit acquérir ? Chaque événement de notre vie ne construit-il pas notre vie ? Chaque expérience ne devient-elle pas nécessaire à l'accomplissement de notre destinée ? Nos désirs, nos besoins,

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notre essence peuvent-ils être discutés en privé, jugés mal, puis nous être interdits ensuite? Rien de moins évident que ce contrôle que l'on voudrait exercer sur nos enfants, mais dont moralement on devrait se taire et souffrir en silence. Peut-être faudrait-il comprendre qu'ils apprennent par cet enfer ? Peut-être aussi devrions-nous tout faire pour le bien de nos enfants, en admettant que l'on ait la science infuse et que l'on sache vraiment ce qui est bien pour eux. Dès leur naissance les enfants apprennent à se mêler de leurs affaires, à laisser les adultes parler entre eux. Pourtant, si un enfant doit demeurer presque vingt ans avec ses parents, c'est certainement afin d'être bien initié au monde des adultes, afin de lui-même pouvoir continuer l'évolution de ses parents. Car, selon René, il ne s'agit pas seulement d'élaborer des plans architecturaux davantage complexes de bateau ou d'avion. L'être humain doit lui-même se construire, se perfectionner, devenir meilleur. Soudainement il lui sembla que tout ce que ses parents lui prévoyaient pour l'avenir allait contre son propre projet d'évolution. Eux-mêmes auraient beaucoup à apprendre sur l'éducation des enfants, en commençant par les considérer comme des adultes dès leur bas âge.

Un enfant apprend très peu de choses à demeurer avec des jeunes de son âge. Il ne fait que stagner, en attendant d'avoir l'âge pour enfin prendre sa vie en main. Aujourd'hui nous en sommes à l'extrême. À trente ans on considère les gens comme encore jeunes, incapables de penser par eux-mêmes. Passé soixante ans, c'est la même chose. La vieillesse, c'est le retour à l'enfance, c'est synonyme d'incapacité intellectuelle et physique. René se souvint de sa rencontre avec Yvonne à Londres peu avant son départ. Sa réaction en rapport à Souh enfermé sous terre quelque part ne l'enchantait nullement, elle ne put contenir sa frustration:

—Mon fils sera normal ! He will go à l'école normale comme tout la monde ! You won't make a monster of him !

—Il est juste à Kensal Green, heureux d'y être, en plein apprentissage. Il sera plus intelligent et plus performant que n'importe quel autre enfant de son âge. Son avenir est assuré.

—Oh yeah ?

—Tu peux même le rencontrer si tu le désires vraiment. Tu n'as qu'à marcher dans le cimetière de Kensal Green, il t'apparaîtra.

—You think so ?

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René craignait une confrontation similaire avec sa famille. Pendant la quinzaine de jours que durait la croisière, il eut le temps de prévoir toutes les questions qu'on lui poserait :

—Tu t'es caché de nous toutes ces années parce que tu vas mourir d'une de ces maladies qui appartiennent aux gens de ta race ! Eh bien tu mérites la mort !

—Tu as échoué en tout. Trop innocent pour terminer tes études et trouver un emploi bien vu dans la haute société. Qu'y avait-il donc de difficile là-dedans ? Tu as eu toutes les chances à ta portée, tu as fait exprès pour tout rater, par manque de considération et de respect pour tes parents qui t'ont tout donné !

—Tu t'es laissé influencer par tes oncles végétariens, tu fais partie de ces groupes d'hippies spirituels qui font croire au reste du monde qu'ils peuvent sauver l'humanité en rebondissant sur leur derrière. Tu es malade mon garçon, dangereusement malade. Ta place est réservée dans une autre petite société isolée sur la côte de la réserve, à l'asile pour les fous aliénés ! Tu auras tout le temps de méditer, en attendant que l'on te guérisse. Mais ta maladie semble incurable...

Il cherchait des réponses aux questions qu'on lui poserait. Où était-il toutes ces années, pourquoi a-t-il laissé ses études, pourquoi n'avait-il plus donné signe de vie ?

La vérité semblait toute simple, mais impossible à dire. Peut-être fallait-il se taire ? Il avait téléphoné de Paris, annonçant son arrivée prochaine à sa mère. Le flot de questions allait surgir, René prit la peine de couper au plus court. Il arriverait tel jour à telle heure. Ils seront donc là à l'attendre au terminus d'autobus de Jonquière, sur la rue Saint-Hubert, en cette veille de Noël. Comme d'habitude, il neigera, René en avait la certitude. Un beau cadeau de Noël, qui pourrait cependant tourner amer. Revenir en arrière, revoir ces gens du passé, ces vieilles connaissances qui n'ont pas su évoluer. Les rencontrer dans les petites épiceries ou les centres commerciaux, René aimait mieux mourir que de se retrouver face à cette vie. Pour lui, cela représentait une réelle régression. Mais voilà que le bateau approchait la côte canadienne, déjà il pouvait imaginer la ville de Québec, sa destination.

L'archétype qui se formait au-dessus de la ville n'inspirait nullement René. Peut-être était-il incompatible avec ce que les gens de cette ville construisaient ? Peut-être son malaise était une conséquence de son enfance plutôt malheureuse ou inconsciente ? René regrettait un peu toutes ces années à vivre dans la brume, tout à fait inconscient de son potentiel et

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des événements, ignorant ses objectifs à atteindre et sa finalité. Un seul souvenir clair lui remontait à l'instant : un cimetière à l'Ancienne-Lorrette, tout près de l'école Notre-Dame, où il a apprit à lire et à écrire. Il n'avait alors d'intérêt que pour la cour de récréation, le cimetière et les bois à l'arrière. Il se rappelait également un enfant plus vieux qui le poussait et lui crachait sur la tête. Il lui sembla que toute sa vie s'inscrivait dans ce souvenir. On aurait pu y lire sa destinée future, bien loin de l'Ancienne-Lorrette.

René sentait fondre sur lui le poids de son passé. Assis à la station d'autobus Voyageur dans le vieux port de Québec, il souffrait de ne rien avoir accompli des buts à atteindre que lui et ses parents avaient fixés. Quels objectifs ? difficile à définir. Toutefois cela n'empêchait pas le terrible sentiment de culpabilité très présent dans son inconscient. Il se souvenait avoir admiré ses oncles s'installer en résidence afin d'aller étudier à l'Université Laval de Québec. Un jour ce serait son tour. Il revoyait les jeunes voisines de la rue de la Joie qui allaient à la grande polyvalente, là encore ce serait une étape importante de sa vie. Mais il a quitté la ville de Québec pour accomplir ailleurs cette vie étudiante qu'il admirait tant et qu'il n'accomplirait jamais jusqu'au bout. Un retour à sa ville natale lui montrait qu'il n'avait rien réalisé de ses rêves d'enfant.

De même, il retournait à Jonquière avec la pleine conscience que rien de la destinée qu'il avait esquissée n'existait aujourd'hui. L'heure des bilans se présentait à lui, l'heure des regrets et même des remords. Comme l'homme aime se torturer l'esprit, pensait-il, et jouir de ce masochisme.

L'autobus avait pris la route du nord, on suivait les pancartes qui indiquaient Sainte-Anne-de-Beaupré-Chicoutimi. La rivière Saint-Charles s'étendait sous le pont, René revoyait ses premières chutes en patins à glace sur la grande patinoire que l'on y entretient l'hiver. Il repensait au temps du Carnaval, le grand cortège, les sculptures sur glace. Il revoyait sa mère qui, une année, s'était rendue dans les finales pour être la reine du Carnaval de Québec, une des plus belles femmes de la ville. Elle a eu la chance de se promener en char allégorique en compagnie de l'unique bonhomme carnaval. Quelle chance. Pourquoi autant de mépris pour tous ces bons moments ? René l'ignorait. Ne fuyait-il pas son passé ? tentant d'oublier tout ce qu'il avait pu vivre avant de quitter la province lors de ses dix-huit ans ? Il voulait voir son avenir concrètement, pour lui cela devait se passer ailleurs. Un seul moyen

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d'avancer, quitter tout ce qui le retient attaché à cette période inconsciente de sa vie. Une jeunesse sans souci qui ignore encore qu'elle a une destinée à accomplir, celle fixée par ses parents et son entourage immédiat. Que se passe-t-il alors lorsque lui-même s'était depuis longtemps fixé une autre destinée ? Ici il ne peut donc trouver que l'échec de la première. L'autobus arrivait maintenant dans le parc des Laurentides, cette terrible forêt meurtrière où personne n'habite, mais où quantité d'automobiles se sont ramassées dans le clos avec les ans. Plus ils s'enfonçaient, plus l'avenir devenait incertain. René avait l'étrange impression qu'il retournait au Saguenay pour toujours. La radio dans l'autobus jouait les meilleures chansons québécoises, les classiques que l'on rejoue même après toutes ces années : Claude Dubois, Diane Dufresne, Felix Leclerc et Céline Dion au premier plan. Ces chanteuses, ces chansonniers, était-ce sa culture, sa vie ? Il fallait bien s'y reconnaître, mais fallait-il entièrement s'y identifier ? René reconnaissait son identité réelle, il est bien québécois, bien qu'il ait perdu de nombreux droits pour être parti si longtemps. Considéré comme mort aux yeux de la loi, le mort revenait en ville, plus éveillé que jamais à cette région qu'il n'a fuit que physiquement. Il s'enfonçait encore plus profondément dans l'épaisse forêt à travers les montagnes. L'archétype au-dessus de cette forêt, qui s'étendait sur toute la région, lui sembla fort. Il y puisait une motivation, tout en luttant pour demeurer éveillé. Il tentait de voir la réception qu'on lui préparait en cette veille de Noël.

Personne n'attendait pour lui à la station Saint-Hubert. Il se mit alors à chercher les numéros de téléphone, il n'en avait aucun avec lui. Il n'avait même pas de monnaie, aucun argent canadien. Il avait payé avec une carte de crédit son billet d'autobus. De plus, il constatait pour la première fois que, depuis son départ, les choses avaient évolué. En effet, les téléphones publics étaient devenus de véritables engins impossibles à comprendre. Les instructions de ces machines à communications multiples remplissaient un mur complet. Toute une révolution. Il attendit cinq longues minutes, seul sur le quai. De deux directions différentes, au même moment, arrivaient sa sœur avec son copain ainsi que son père avec sa copine. Le premier couple n'étant pas marié, le deuxième couple étant séparé et accoté.

Sa mère l'attendait déjà chez sa sœur, seule, son copain à elle n'ayant pas jugé bon de se déplacer pour voir le phénomène revenir d'outre tombe. Une vraie famille moderne. En moins de temps qu'il n'en faut, René se retrouva au milieu du salon dans la nouvelle maison de sa sœur.

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C'est la première fois qu'il voyait cette construction moderne, typique des maisons canadiennes qui se construisaient dans le moment. Brique blanche, toit vert, deux étages, de très grandes fenêtres afin d'apercevoir l'univers extérieur à notre petit univers. Des planchers immaculés, des rampes d'escaliers en laiton d'une pureté si grande, que l'interdiction d'y toucher lui fut lancée dès le premier pied qu'il posa dans la maison.

—On ne te le dirait pas si tu étais de la visite, c'est parce que tu es de la famille.

René se posait la question. Était-il de la famille ? Après toutes ces années, il se sentait si éloigné de ces gens et à la fois si près d'autres dont aucun lien de sang venait confirmer quoi que ce soit, exiger quelque droit. Ces terribles liens de sang qui rendent les uns responsables des autres et qui d'avoir certains droits sur ces autres. C'est dans ce contexte que l'interrogatoire suivit. René le subit sans même s'en rendre compte. Il disait plus ou moins la vérité, il s'agissait de tourner les choses pour que la curiosité soit satisfaite, sans soulever toutefois d'interjections, de pensées et de commentaires négatifs.

—Oui, en Europe. Je travaille pour une organisation à but non lucratif qui s'est donnée comme objectif d'aider autrui. Une vocation un peu religieuse qui demande aux travailleurs un isolement assez marqué de la famille et des amis. J'espère que vous me pardonnerez ce manque de communication et que vous respecterez mes choix.

René sut faire taire les nombreuses questions, satisfaire les curiosités, mais il ne pouvait certes pas arrêter les idées que sa famille se faisait de lui et de ses actions. Il ne pouvait rien de ce qu'ils se raconteraient ensuite. Peu importe, l'essentiel fut qu'ils le réintégrèrent dans la famille comme si aucune séparation dans le temps n'avait eu lieu. Il fut même surpris de voir qu'après l'étape de l'interrogatoire, la vie s'avéra facile. À sortir un peu, il se fit de nouveaux amis, il recommença une nouvelle vie. Il s'y plut. Il constatait soudainement que son retour dans la région, loin d'être une régression, lui offrait une merveilleuse opportunité d'apprendre une quantité de choses à propos de la vie ordinaire des gens que l'on croit habituellement assez ennuyante. Pour lui, la vie et les problèmes de chacun devenaient un jeu. Il se plaisait à voir comment, avec si peu de conseils, il pouvait déjà orienter les gens vers une vision de la vie bien différente. Il lui sembla simple, sans entrer dans les détails, de faire comprendre à ses nouveaux amis que leurs soucis n'en valaient pas la peine. Donner un sens à l'existence par l'acquisition d'expériences que l'on acquiert juste à parler avec les autres.

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Interpréter certains événements de sorte que les obstacles deviennent non pas un mal, mais un bien en rapport à notre apprentissage. La relativité de chacun des éléments à notre portée lorsque l'on sait considérer globalement l'ensemble. Il s'agissait de donner un sens à toute chose, identifier les questions que soulève chaque obstacle, trouver les réponses à nos questions. Très vite on se mit à apprécier René, telle une bonbonne d'oxygène alors que l'on est enfoncé sous le lac depuis des années.

—Mon père est mort l'an passé. Nos relations étaient plutôt mauvaises. Je n'étais qu'une simple fille de 18 ans, aujourd'hui j'ai l'impression d'en avoir dix de plus. Ma plus grande peur, je sens sa présence partout où je vais. Hier j'ai dormi dans le lit de Michaël parce que je le sentais là debout près de mon lit.

—Je crois que ton père tente de communiquer avec toi, afin de régler des choses entre toi et lui qui auraient dû être réglées de son vivant. Tu as des remords pour tout le mal que tu lui as causé alors qu'il vivait mais qu'il allait mourir. Tu as tort, jamais il ne serait venu avec une quelconque idée de harcèlement ou de vengeance. Il ne veut que ton bien. Je crois que le jour où tu confronteras ta peur et accepteras qu'il te parle, alors tu soulageras ta conscience, il soulagera la sienne et tu retrouveras la paix et l'harmonie dans ta vie. N'oublie jamais cette pensée que j'ai jadis entendue quelque part : Les vivants sont bien plus à craindre que les morts.

Cette possibilité d'être utile à autrui représentait pour René une progression, il voyait jusqu'à quel point ce qu'il avait appris pouvait servir autrui. Il se développait lui-même à ces contacts qui lui faisaient prendre conscience d'une quantité de détails que son expérience seule ne suffisait pas à éclairer. Il lui serait maintenant bien difficile de quitter ses nouveaux amis, mais il concevait vaguement comment son apprentissage pourrait évoluer davantage à demeurer ici. Il avait bien plus à montrer à ces gens qu'eux pouvaient lui apprendre. Il se promettait toutefois, avant de partir, de faire le tour de ses amis et sa famille, leur demander leur avis jusqu'à ce qu'ils acceptent son départ. Il lui fallait également rencontrer ses grands-parents ainsi que les lieux ayant rempli ses visions pendant toutes ces années où il vivait dans les caves du parc Montsouris à Paris.

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Chapitre 39

Sur les ailes de British Airways, première classe, Souh s'amusait avec les différents canaux de la télévision à sa disposition. Il ne regrettait nullement son départ de Londres. Pas une seule fois, depuis qu'il avait décollé de l'aéroport d'Heathrow, il 'avait relevé la tête pour regarder le ciel par la petite fenêtre pressurisée. Il exigeait des hôtesses de l'air du vin californien alors qu'il n'y avait que du Bordeaux à bord. Il demandait maintenant son troisième repas en affirmant qu'en classe économique on savait peut-être se contenter d'une tranche de steak, d'un petit pain, d'un morceau de carotte et d'une salade de fruit miniature immangeable, mais en première classe, malgré que l'on mangeait déjà mieux, il lui fallait rien de moins que la table d'hôte. Et puis de la viande, rouge saignante si possible, afin de rattraper toutes ces années où on l'avait obligé à manger des fèves de soja et du tofu. Souh s'en allait en Amérique pour renaître, pour naître comme il l'avait toujours souhaité : libéré de la prison dans laquelle on l'avait gardé pendant toutes ces années.

—Peut-être serai-je maître un jour, mais je ne serai pas l'exception ignorante qui n'aura rien connu des bas-fonds de cette société. Au diable la pureté, je ne demeurerai pas une vierge sainte immaculée toute ma vie !

L'avion venait d'atterrir à Montréal, il devait s'assurer de ne pas manquer sa correspondance avec Bagotville. Lorsque Souh vit le petit avion à hélices d'Inter-Canadian décoller de l'aéroport de Mirabel, sans première classe, il s'écria :

—Dans quel trou m'en vais-je ?

Arrivé à Bagotville, cet aéroport militaire important en Amérique, Souh descendit les marches de l'avion tel un chien terrorisé hystérique. René l'attendait, il se rendit tout de suite compte de l'état de son fils.

—Est-ce bien le bon moment pour te présenter à ta famille et à ton histoire ?

—Ah, parce que tu crois sincèrement que j'ai une famille et une histoire, toi ? Suis-je le seul British de la région né d'une mère africaine et d'un père semi-canadien via la France ? Encore chanceux pour eux que je parle le français, ils pourraient croire à l'apparition d'un extra-terrestre.

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Souh semblait avoir souffert de son séjour dans le cimetière de Kensal Green. De sa bouche il ne sortait que des reproches. René se reconnut en son fils, c'était un peu la même chose lorsqu'il respirait pour la première fois les carrières parisiennes. À la différence que René avait eu le choix, qu'il s'y était rendu lorsque le temps lui sembla approprié. C'est une très grande différence, il la sentait maintenant.

—Alors, tu leur as bien menti à propos de moi ? Les circonstances dans lesquelles je suis venu au monde ? Il faut tout me dire, nos versions doivent concorder. Ça m'évitera de trop leur raconter de mensonges à propos de toi. Peut-être devrais-je leur dire la vérité ? ils prendront peur.

René eut un rire embarrassé.

—Euh, tu crois que la vérité est si effrayante ?

—Ils sont encore bien catholiques dans le coin ? Alors oui, la vérité est terrorisante.

René avait loué une voiture, ils roulaient sur la route vers Jonquière.

—Il n'y a ni ville ni hôtel dans le coin ?

René crut bon prendre un ton autoritaire.

—On va demeurer chez ta tante Dominique.

—C'est bien la première fois que tu élèves la voix devant moi. J'en étais venu à croire que la vie te traversait sans même que les nerfs de ton corps ne s'en rendent compte. De toute manière, te fâcher contre moi n'entraînerait qu'une crise dont l'issue est inconnue.

L'issue, René la connaissait. Il évitait d'en parler, craignant de provoquer les événements, ou du moins, les provoquer prématurément. Pour son propre développement, il importait que Souh connaisse les lieux où ont vécu ses ancêtres et qu'il entre en contact avec sa famille encore vivante. Des liens d'énergie seront ainsi créés, Souh sera d'une certaine manière attachée à ses origines par cette communication.

—Je veux que tu sois attentif à tous ceux que tu rencontreras, que tu entendes chaque phrase comme si ta vie en dépendait. L'isolement de cette région a fait en sorte que probablement plus de la moitié de la population, sinon toute la population du Saguenay-Lac-Saint-Jean, est liée à toi par les liens du sang. N'importe qui peut être un cousin éloigné. Si tous se promenaient avec leur arbre généalogique estampillé dans le front, tu verrais ce que je veux dire. Dans ta lignée, tu as des Achon, Roussin, Dufour, Allard, Fortin, Simard, Poitras, Ouellet.

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Lorsque tu remontes l'arbre de chacun de ces noms, tu te rends compte que l'annuaire téléphonique te fait office d'arbre généalogique. Prenons juste ton arrière-grand-mère Côté, on retrouve des Jean, Lalancette, Bouchard, Desgagné ainsi que des Tremblay à nouveau. Alors, chacune des personnes de la région est porteuse d'un message pour toi, d'un signe que tu dois t'efforcer de percevoir. C'est dans la multitude de ces détails que tu apprendras ton identité réelle et que tu comprendras la raison pour laquelle tu es venu au monde. Ainsi tu pourras participer à l'évolution de l'humanité.

—Et si je refuse ?

—Tu ne ferais que reculer l'inévitable.

—Et si l'inévitable était évitable ?

—Tu en sais déjà trop pour te rendormir avec une conscience vide. Tu ne saurais plus t'éloigner trop longtemps du droit chemin.

Cette dernière expression eut l'effet d'une bombe sur Souh.

—Le droit chemin ? Mais pour qui te prends-tu pour me dire ainsi qu'il existe un droit chemin ? Sur quelles bases ou lois peut-on asseoir de telles idioties ?

—Je ne te parle aucunement d'un droit chemin que personnellement j'ai défini pour toi. Je ne t'oblige nullement à poursuivre tes études en droit ou en médecine sous prétexte qu'il s'agisse là de la seule destinée que j'ai choisie pour toi. Je parle de ta propre évolution en tant qu'être humain qui travaille à la construction d'un monde, même si souvent c'est inconscient. Je ne parle que de ton intuition personnelle, ce que toi-même sait et juge comme étant le bon chemin. Pour accomplir pleinement ta destinée, ne dois-tu pas d'abord l'identifier ? Ne dois-tu pas être alerte à tout ce qui pourrait t'aider à te mener sur le droit chemin?

—Je t'en prie, n'utilise plus cette expression. Un chemin ne sera jamais droit. Quand bien même tu réussirais à enlever le plus d'obstacles possible sur ma route, tu ne ferais que m'en provoquer d'insurmontables un peu plus loin. En aucun temps je ne désire brûler les étapes, je vivrai pleinement mes expériences.

—Même si pour cela tu dois mourir ?

—Je ne mourrai pas, fais-moi confiance.

—Je te vois mourir d'une surdose de drogue, couché sur plusieurs bancs de toilettes que l'on a mis aux vidanges sur la "88th Street East, between York and First Avenue", comme tu

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diras sans cesse aux chauffeurs de taxi de Manhattan.

—Je vais mourir ?

—Tu as la chance de prévenir cette mort, t'éviter de perdre du temps. Pour ce que tu dois accomplir, pourquoi utiliser plusieurs vies ? alors que tu peux aller droit au but et acquérir une puissance d'action que jamais tu n'aurais soupçonnée.

—Parce que mon nom est simplement Souh pour le moment et que, s'il me faut confronter ma mort, je ne fuirai pas devant la tâche.

—Eh bien, pour l'instant tu pourras confronter les vivants, nous arrivons chez ta tante.

Ils débarquèrent, Souh s'était calmé.

—Voilà ta tante Dominique, son mari Éric Bergeron, tes cousines Sabrina et Andréanne, ton cousin Marc-André, ta grand-mère Nicole...

René observait ceux qu'il venait de nommer. Tous avaient un air béat, alors il prit son fils dans ses bras et crut bon ajouter :

—C'est mon vrai fils, vous verrez, il a beaucoup trop de Tremblay dans le cul. Sa mère s'appelle Yvonne Smith, elle habite Londres.

Souh fit une grimace d'embarras, René lui répondit par un sourire. C'est la cousine Andréanne qui dégela tout le monde en sautant sur Souh, l'adoptant sur-le-champ comme son cousin. Les enfants ne voient pas les mêmes barrières que les adultes. Mais Andréanne était si énervée et fatigante que Souh regrettait déjà ce lien de sang qui l'unissait à cette cousine imprévisible.

La vie continua. Souh se familiarisa avec la vie saguenéenne et jeannoise (du Lac-St-Jean). Il rencontra plusieurs de ses oncles et de ses tantes. Tous le reçurent très bien, s'excusant que dix-sept années eurent le temps de passer avant qu'ils ne se rencontrent. Ils mettaient sur le compte de la distance l'impossibilité de cette rencontre, oubliant volontairement que voilà à peine deux heures, ils ignoraient même son existence. Peu importe, Souh faisait maintenant partie de la famille et il fallait rattraper le temps perdu.

—Bien sûr, notre famille n'est pas aussi unie que les familles italiennes, nous habitons aux quatre coins du Québec, quelques-uns aux États-Unis, d'autres en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Mais souvent, nous sommes davantage liés que nous le pensons. Tu repartiras d'ici, Souh, mais tu ne seras plus le même. Nous aurons un statut privilégié dans ton esprit.

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La distance et le manque de communication n'y pourront rien. Sans doute ce n'est pas lors de ce voyage que tu rencontreras les seize enfants de la famille et leurs enfants et petits-enfants. Il faudra la mort de ton arrière-grand-mère Tremblay pour cela, Germaine Ouellet, celle qui vient du lac Vert à Hébertville. Elle est dans ses quatre-vingt-dix ans maintenant, il te faudra bien la rencontrer. Tu verras, elle a encore toute sa tête, une mémoire d'éléphant.

Cette tante qui initiait Souh à sa famille, s'appelait Rita. Elle avait un petit côté médium, elle pouvait guérir toutes sortes de maux bénins, jusqu'à faire disparaître les verrues et les cicatrices. Souh put même sentir l'électricité passer entre elle et lui.

—Moi je suis la tante sautée de la famille. On dit de moi que je suis quelqu'un, peu importe ce que cela peut signifier. Fais attention, je devine tout et je vois tout. J'ai un don d'intuition, je ressens ton malaise et tu as tort. Tu fais partie de la famille, tu as ces dons. Tu es éveillé déjà, peut-être insuffisamment pour l'instant, mais ça viendra.

Souh eut l'impression de se retrouver avec des inconnus qui semblaient en connaître long sur sa propre vie. Rien ne les laissait indifférents. Il se sentait à l'aise avec cette nouvelle famille dont plusieurs parlaient le même langage codé qu'il avait déjà entendu dans les caves de Kensal Green. Il se laissait guider, il apprenait à plusieurs niveaux. Il prenait conscience d'une autre vie au-delà de la sienne, au-delà de toutes apparences. Il découvrait certains mécanismes régissant les relations entre les humains. Il sentait la force qui se dégage de liens familiaux très forts. Lui non plus ne pouvait demeurer indifférent. Toute sa vie il avait désiré les connaître, espérant qu'on l'emmènerait en Afrique ou au Canada, bien qu'il ait eu le temps d'oublier cette idée tellement il avait attendu.

—Au Saguenay, nous sommes physiquement isolés du monde, mais au moins nous ne dormons pas. Là l'important. Nous connaissons les événements dans le monde, nous avons appris l'histoire, nous comprenons où la collectivité s'en va. Nous suivons son évolution, nous contribuons à construire un monde meilleur, nous travaillons à notre façon pour l'ensemble.

Souh n'arrivait pas à comprendre pourquoi cette tante lui parlait ainsi. Que savait-elle de sa vie ? Qu'avait-elle ressenti en posant ses yeux sur lui ? Parlait-elle aussi ouvertement à tout et chacun ?

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—Ta contribution au monde qui t'entoure peut être bien simple : faire pousser des patates et des carottes que tu vendras ensuite au magasin général. Tu nourriras ainsi en partie quelques citoyens. Tu peux cependant évoluer davantage, apprendre la technologie, les nouveautés de la science, inventer et construire une machine révolutionnaire qui produira suffisamment de patates et de carottes pour nourrir le monde entier. Certains ont les aptitudes et je sais que tu les as. Réfléchis, aie une vision globale et vois aux besoins de l'ensemble. C'est ma philosophie.

Souh regardait Rita, sa nouvelle tante. Tous les deux avaient les yeux bruns très foncés, pratiquement noirs. Elle le serra très fort dans ses bras et lui dit :

—Peut-être ne partages-tu pas mes idées, ce qui ne serait pas un mal. Tu es libre de m'écouter et ensuite de vivre. Mais n'oublie pas la kindness. People tend to loose kindness. Maybe one day we will have to learn to live without kindness. Wouldn't that be sad ?

Souh considérait l'anglais sa langue maternelle. Il la maîtrisait mieux que le français, surtout à l'écrit. Il se trouvait en pays étranger et d'entendre l'anglais le rassura. Il aimait bien cette Rita, c'est quelqu'un, comme on disait.

Le temps passait, Souh songeait à sortir dans les cafés de la ville, histoire de se saouler pour la première fois de sa vie et enfin connaître le bonheur de rencontrer une fille. Il semblait cependant incapable d'exprimer ses besoins. Il cumulait une frustration intérieure, souvent reprise par un profond sentiment de solitude qui lui faisait pousser de longs soupirs. René s'en rendit compte, il entreprit la conversation :

—Je sens que tu attends le commencement d'une autre vie.

Souh se demandait à quel genre d'autre vie René songeait. En son esprit, il n'était nullement question d'une vie plus spirituelle.

—Je te comprends, j'ai moi aussi longuement souffert ici d'un manque de volonté et de liberté.

—Je crois que je vais partir...

—Pour New York. Mais avant j'ai des endroits et tes arrière-grands-mères à te présenter.

—Ainsi soit-il.

—Amen.

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Chapitre 40

—Souh, voici Cascouia !

—Comment Cascouia ? c'est écrit paroisse de Saint-Cyriac.

—Cet endroit aurait dû garder son nom poétique d'origine, plutôt que de prendre le nom du premier colon blanc débarqué sur les bords du Lac Kénogami : Cyriac Buckell, un Allemand. Aspire l'air ici, prends-en l'habitude.

—Avec toutes les papeteries et les alumineries du coin, compte sur moi que je vais plutôt me procurer un masque à gaz.

René faisait fi des allusions de son fils. Il sondait le terrain, appelant à lui les souvenirs des lieux. Il apercevait les premières familles installées dans les environs, plusieurs s'occupaient de la traite des fourrures, employés contrôlés par la compagnie de la Baie d'Hudson.

—Alors, c'est ce petit village qui a été inondé ? Il n'y a pas de quoi en faire toute une histoire.

—Un jour tu comprendras l'importance de transmettre aux autres générations le souvenir du passé. Leur expliquer nos buts afin qu'ils soient poursuivis. Leur enseigner notre idéologie afin qu'elle soit élaborée. Enfin, que notre finalité soit atteinte.

—Et si nous découvrions que votre finalité ne valait pas la peine d'être atteinte ?

—C'est possible, mais au moins notre idéologie aura permis la naissance d'une nouvelle, meilleure peut-être. Sinon, vous risquez de tourner en rond, reprendre d'anciennes idées ou hypothèses écartées depuis longtemps pour une raison ou une autre.

—Eh bien, ce petit village perdu et sans intérêt, s'il avait une quelconque finalité, la voilà morte et inondée.

—Tu dois t'efforcer de voir les événements sous un autre angle. Apprendre la valeur symbolique des grandes catastrophes, selon leurs conséquences. Avant l'eau, il y a eu le feu. En 1870, la majorité des gens ont perdu leur maison dans un incendie qui a dévasté presque toute la région. Tout fut à recommencer.

—Triste fatalité.

—Mais non, le feu a permis d'éviter la dure tâche du défrichage et a aidé la colonisation.

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D'une soixantaine d'habitants avant le feu, on en comptait plus de 200 trois ans à peine après l'incendie. Une période de développement rapide qui annonçait une paroisse prospère où tes ancêtres sont nés. Puis tu constates la persévérance du village, même la deuxième grande catastrophe - les inondations qui ont appelé l'exode de la population de Saint-Cyriac et la dissolution du conseil municipal - même ce deuxième événement n'a pas suffit à achever le village. Déjà après la deuxième Guerre on reprenait le culte dans cette église. Et en 1988 on célébrait la renaissance de la paroisse de Saint-Cyriac.

René et Souh marchèrent autour de l'église. À droite ils apercevaient un cimetière, René était tout excité, plein d'énergie.

—Regarde ces deux pierres tombales, ce sont tes deux arrières-tantes ! C'est passionnant!

—Seigneur, tu dois vraiment être malade dans la tête. As-tu songé à te faire soigner pour cette hystérie des villages fantômes ?

—Je sais bien que toi tu n'as qu'une seule obsession en ce moment : New York. À entendre: te saouler, t'intoxiquer, faire l'amour avec tout ce qui passe, à sa plus basse consistance.

—Oui, puis après ? C'est peut-être plus sain que de se passionner pour les morts. Eh puis la vie c'est une bonne balance de tout. Toi-même tu es passé par là, et peut-être même nos ancêtres également.

—La vie de tes ancêtres Girard, c'est un peu l'histoire du paradis terrestre. Ça ressemble, à certains égards, tantôt à l'histoire d'Abraham, tantôt à l'histoire de Moïse marchant vers la terre promise.

—Pitié, tu ne vas pas m'assommer avec la Bible ?

—Non, non, mais on peut tout de même affirmer que, pour toute personne, la terre natale est un peu comme un petit paradis, car c'est elle qui nous donne une famille et nous permet de tisser les premières amitiés. Or, le paradis de Juliette et Joseph, tes arrières-arrières-grands-parents, a été ce petit village de Saint-Cyriac, cette terre sacrée qu'ils ont piétinée en premier et qui a été en quelque sorte leur base de lancement et d'éclosion.

—Tu parles comme un cours de sciences religieuses.

—Tu as suivi des cours de sciences religieuses toi ?

—En quelque sorte.

—Enfin, ce petit coin de terre, ils l'ont toujours aimé, et que de fois, après leur exil, ils ont

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voulu y revenir, ne serait-ce qu'un moment !

—Alors Juliette a croqué une pomme sous les instances d'un serpent et ils sont littéralement tombés en dehors du paradis terrestre.

—Non.

—Alors ton analogie ne vaut plus la peine d'être continuée. C'est bien beau de vouloir se construire des ancêtres qui descendent d'Abraham ou qui lui sont liés d'une manière ou d'une autre, mais il est inutile d'en inventer là où aucun lien n'existe.

—Je ne fais que t'aider à visualiser l'histoire de tes ancêtres. Je te fais des parallèles qui t'éviteront d'oublier trop rapidement des faits importants qu'un jour tu chercheras à éclaircir. On en revient toujours à nos origines.

—Pas dans mon cas.

—Si un cours d'eau passe devant ta maison, n'est-il pas important de connaître sa source?

—Non. Aucun intérêt.

—Un peu comme le patriarche Jacob qui eut douze fils, ton arrière-arrière-arrière-grand-père, Johnny Girard, mit au monde onze garçons dont le quatrième fut appelé Joseph. Peu après la naissance de Joseph, en 1898, ton arrière-arrière-grand-mère, Juliette, naissait à Saint-Cyriac d'un père qui s'appelait Ernest Girard et d'une mère au beau nom d'Isabelle Simard. L'adolescence de Joseph et Juliette se passa très peu sur les bancs de l'école, quelque fois dans des charrettes, le plus souvent dans divers travaux quotidiens que leurs parents leur confiaient spontanément. Juliette faisait beaucoup de galerie...

—Elle construisait des perrons ?

—Elle s'asseyait sur la galerie et étirait assez bien un accordéon. Mais alors qu'elle avait à peine 13 ans, sa mère Isabelle mourut et elle prit donc soin de son père et de ses trois frères. Peu de temps après, elle accepta la demande en mariage de Joseph.

—Quelle triste époque, la femme qui doit prendre soin de ses frères et de son père. C'est immoral ta belle histoire. Elle s'est mariée pour éviter de devenir la bonne de sa famille?

—C'est-à-dire que les deux sœurs mariées se chargèrent du père et des deux jeunes frères. Après son mariage, Épiphane s'installa chez Juliette tandis que son frère François resta chez sa sœur aînée Emma. Le père se contentant de voyager de l'un à l'autre foyer.

—Et son troisième frère, lui ?

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—Mais mon dieu, tu es attentif soudainement pour te souvenir qu'il y avait un troisième frère.

—D'accord, tu peux laisser faire.

—Roméo est décédé très tôt dans un accident de travail sur la drave, c'est-à-dire sur les billots de bois qu'il faut pousser et dynamiter pour qu'ils descendent la rivière jusqu'à l'usine de pâte à papier. Au lendemain de son mariage, Joseph installa Juliette sur ce petit coin de terre que lui avait donné son père Johnny. Il y travaillait sans cesse, ne s'arrêtant que pour déguster les plats d'une excellente cuisinière, sa femme. Il travaillait comme s'il devait y passer le reste de sa vie, comme si lde son paradis terrestre devait être éternelle. Les choses allaient assez bien, Adam et Ève pratiquaient le commandement du Seigneur : "Travaillez le sol, soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la".

—Bien sûr, toi-même ne partage d'aucune façon leurs opinions et ne respecte pas les commandements du Seigneur. Comment se sent-on lorsque l'on détruit ainsi les coutumes et les idéaux de nos ancêtres ?

—L'été, Joseph cultivait la terre, l'hiver il allait bûcher dans les bois en compagnie de ses frères. Juliette faisait la cuisine, filait la laine, tissait des couvertures, des couvre-lits, des serviettes et des nappes. C'est dans ce décor et dans ce programme de vie que naquirent d'abord cinq enfants : Éliette, Jeannette, Bertha, Roméo, Gratia. C'est après cette cinquième naissance qu'ils apprirent qu'il leur faudrait quitter leur paradis natal. Au village, on parlait de plus en plus de l'arrivée du déluge. C'est-à-dire trois rehaussements artificiels successifs du Lac Kénogami à l'aide d'écluses afin d'avoir un bon bassin d'eau qui assurerait une excellente puissance hydro-électrique. Il fallait donc oublier ce personnage d'Adam et envisager devenir Noé, Abraham puis Moïse. Le développement industriel et le devenir collectif exigeaient qu'on fasse un barrage et qu'on étende les eaux du Lac Kénogami. La terre de Joseph était située là précisément où passerait le déluge. Toutes ces terres-là devant toi furent inondées. Ils prirent donc la décision d'émigrer en arche — le train de Jonquière jusqu'à Chambord — sur une terre promise dans le rang du Poste à Métabetchouane dont lui avait parlé Johnny. Remarque qu'à cette époque le père de Joseph habitait Hébertville, la ville où est née ton autre arrière-grand-mère du côté des Tremblay, Germaine Ouellet. Tout ce monde se retrouva dans le village de Desbiens quelques années plus tard.

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—Tu as fini de me mêler avec tes histoires d'ancêtres ? Ils sont tous morts, je ne vois aucunement l'intérêt de les ressusciter.

—C'est ainsi que Joseph, à qui Dieu avait promis une terre, un peu comme à Abraham,rassembla le troupeau et les biens qu'il avait acquis ; et puis, un peu comme Moïse qui conduisit les Hébreux d'Égypte vers la terre promise, il quitta Saint-Cyriac à l'automne 1923. Ils travaillèrent très fort au quotidien et eurent dix autres enfants dont Benoît, ton arrière-grand-père. Dans cette famille, on le désignait souvent comme "celui qui, d'un coup de rondin, a fendu le crâne de grand-pâpâ Johnny". Joseph prit sa retraite quand il faillit faire un infarctus lorsqu'il crut perdre son fils et son petit-fils dans un accident de tracteur sur le pont de la petite rivière. Voilà, un jour tu chercheras dans ta tête quelques souvenirs de tes ancêtres. Alors tu enclencheras le processus et peut-être en apprendras-tu bien plus que tu ne le souhaiteras.

—Bof, tu sais, personnellement, apprendre l'histoire de couples parfaits au sens de la Genèse, moi, ça ne me passionne pas autant que toi.

—À la Genèse, les couples étaient tout, sauf parfaits. N'as-tu pas entendu ? C'est avec Adam et Ève qu'a commencé la déchéance humaine.

—Yeah, whatever. Tu peux interpréter cela comme tu voudras, moi je n'ai qu'une idée : vivre. J'ai davantage besoin de motivation que d'histoire. Bon, si tu veux me montrer Saint-Jean-Vianney, allons-y et finissons-en.

Les deux traversèrent Jonquière pour se rendre dans la municipalité de Shipshaw. Juste avant de descendre la côte sur la rue Sainte-Famille du secteur Kénogami, ils aperçurent un énorme barrage hydro-électrique.

—Ouf, quelle image impressionnante !

—Ce barrage, Souh, est responsable de bien des maux dans la nature. Et peut-être même sera-t-il la cause de maux futurs.

—C'est si fascinant de telles constructions, de vrais bijoux architecturaux.

—Catastrophes naturelles, inondations, glissements de terrain, localités disparues, villages fantômes. L'histoire de tes ancêtres.

—C'est passionnant ce que l'homme arrive à construire de ses mains. La force de ce béton qui soutient cette masse liquide prête à s'étendre partout où elle peut,  

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inonder tout et chacun.

—Sais-tu combien de gens sont morts pendant la construction de ce barrage ?

—Ah, parce que plusieurs sont morts à construire de telles choses ? Tu viens d'ajouter la dimension qu'il manquait à ce paysage pour qu'il devienne parfait. La dimension apocalyptique. Chose qui me passionne dans le moment.

Ils descendirent la rue, traversèrent deux ponts, tournèrent à droite sur une petite rue isolée mais asphaltée. Quelques automobiles étaient stationnées sur les côtés de la rue, des hommes attendaient à l'intérieur sans bouger.

—Que font ces gens ?

—Je l'ignore, c'est bizarre. Est-ce la saison de la chasse ?

Au bout du chemin, une grande vallée s'étendait jusqu'à l'eau. Ils descendirent à pied jusqu'à la rivière aux Vases qui se jetait dans la rivière Saguenay. Tout au bout ils pouvaient voir les bouts restants du pont des Terres-Rompues.

—Tu vois, Souh, cette ville sur la montagne là-bas, c'est Chicoutimi. Ici, c'est Saint-Jean-Vianney-de-Shipshaw, un des plus vieux sites d'occupation humaine de la région. Cette vallée, que te raconte-t-elle ?

—Eh bien, je vois des arbres, du foin, de la terre, une route coupée, les restes d'un pont qui flotte dans la rivière. Rien qui indique particulièrement une catastrophe, sinon ce pont.

—Exactement. Des enfants pourraient venir s'amuser ici tous les jours et ne jamais comprendre que cette vallée n'existait pas voilà quelques années. C'est pourquoi je te la montre. Respire, ressens l'histoire. Toutes les familles qui habitaient les petites maisons ont glissé avec la terre jusqu'à la rivière. Tu dois ressentir ce qu'ils ont vécu. Des membres de ta propre famille y sont morts, des frères, des sœurs, des cousins et cousines de ceux dont je t'ai déjà parlé. Vers 23h00 le 4 mai 1971, les gens commençaient à aller au lit, plusieurs dormaient déjà. Certains regardaient à la télé les séries éliminatoires de hockey de la coupe Stanley, tandis que d'autres se préparaient à aller prendre le quart de minuit à l'usine Alcan d'Arvida. Il pleuvait à boire debout. Une panne d'électricité locale avait plongé la localité dans une noirceur d'encre. Des travailleurs de l'usine Price, sans même voir l'événement, se sont jetés dans la vallée là où ils croyaient que ce serait la terre ferme. Les gens sortaient dehors en pyjamas pour tenter de comprendre l'horreur, mais l'obscurité empêchait de voir le cauchemar :

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trente-sept maisons furent emportées avec les familles criant à l'épouvante. Longtemps durant la nuit on entendit les cris des occupants suppliants qu'on les aide, mais au bord du gouffre, le monde demeurait impuissant.

—En a-t-on parlé dans les journaux ?

—Ça a fait le tour du monde en quelques minutes, les sympathies venaient de partout. L'armée, des dizaines de voitures de police, d'ambulances et de camions avec des sirènes et des clignotants achevèrent la vision d'apocalypse. Certainement qu'il s'agissait de la pire catastrophe depuis le feu de 1870. Exactement cent ans après.

—Incendie, tremblement de terre, ça me fait penser à Los Angeles.

—Oui, très bon parallèle. Si tu compares les événements du passé avec ceux du présent, tu comprendras énormément de choses, tu verras avec plus de clarté les implications et les conséquences de telles catastrophes.

—Alors, ce glissement de terrain, c'est le fruit des détournements de rivières ?

—Une majorité l'a cru, affirmant que toutes ces constructions avaient contribué à modifier le comportement de la nature. Une autre hypothèse viendrait d'un tremblement de terre qui aurait déclenché une réaction en chaîne et aurait provoqué l'éclatement d'un lac souterrain. Mais si l'on se fie à la science, il s'agit plutôt d'érosion du sol : la rivière aux Vases à proximité, la pluie de printemps, le gel et le dégel, le tout a contribué à liquéfier l'argile sous le village.

—Qu'ont-ils fait ensuite ?

—On a fermé le village, ce fut l'exode. Le gouvernement a payé pour relocaliser les maisons restantes un peu partout : Chicoutimi-Nord, Saint-Ambroise, Kénogami, Shipshaw. Mais la majorité d'entre eux désiraient et se sont retrouvés sur le plateau Deschênes à Arvida, grâce à la générosité de la compagnie Alcan qui a cédé gratuitement plus de 280 lots de terre dans la paroisse Sainte-Thérèse. C'est tout près d'où ta tante habite aujourd'hui. Ainsi, sans le savoir, tu vivais déjà dans le passé, les maisons de Saint-Jean-Vianney-de-Shipshaw tout autour te rappelaient sans cesse l'événement.

—Alors, est-ce que ça a fait comme d'habitude, là où tout le monde se battait entre eux, la catastrophe est venue remettre l'ordre, l'entraide et l'amour à l'honneur ?

—Certainement. La ville de Jonquière en a fait le plus. Installant un parc de roulottes sur

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la rue Saint-Dominique pour accueillir les sinistrés. Mais la population elle-même, de partout au Québec, a prouvé une solidarité peu commune : des fonds de secours vinrent de partout, d'organismes les plus divers. Des concerts de musique avec des artistes connus ont été mis sur pied, plusieurs conseils municipaux ont voté des budgets spéciaux pour Saint-Jean-Vianney et des dizaines d'associations professionnelles et de groupements étudiants se sont cotisés pour faire leur part. Tous avaient un idéal commun : Soulager la misère des survivants. Lorsque tout le monde travail au même idéal, les choses avancent.

—Comme en temps de guerre, c'est merveilleux de voir tout ce beau monde travailler ensemble dans l'unité à la destruction systématique de toute vie sur cette planète. Ce lieu est fort émotionnellement parlant. Tu as raison.

—Tu peux lire dans un livre ou dans un reportage à la télé qu'une bombe nucléaire a explosé sur une ville au Japon, cela ne te donnera qu'une vague idée de la vraie réalité de cet événement. Encore faudra-t-il que tu te donnes la peine d'aller chercher cette information, puis partager la souffrance et la misère que cela a pu occasionner.

—Tu adores la misère. Avoue-le. Tu te nourris à même la dépression.

—Oh mais si tu veux, tu peux te remplir d'autres choses. D'événements du passé plus joyeux. Le résultat sera aussi important. Mais bien entendu, on apprend davantage en regardant où dans l'histoire de l'humanité les événements ont mal tourné. Je m'exprime peut-être mal. Pour comprendre où nous en sommes en tant qu'humanité et prévoir ce qui s'en vient afin d'améliorer notre existence, il faut connaître le passé.

—Mais me montrer Saint-Jean-Vianney ne changera rien à mes connaissances. C'est une minuscule localité perdue à travers des millions !

—Tu te trompes. Ici tu apprends toi-même ton histoire, tu comprendras où tu t'en vas, ce que tu veux et dois accomplir sur cette terre. Tu peux ensuite élargir cette activité au reste du monde, c'est-à-dire où s'en va toute la région du Saguenay-Lac-St-Jean. Ce qu'ensemble, en tant que collectivité, ils construiront. Si la région manque d'imagination, elle sera appelée à disparaître, tout simplement. Par exemple, tout le secteur environnant a reçu le nom de Terres-Rompues bien avant le glissement de terrain des années 70. Ceci, en l'honneur d'un terrible tremblement de terre qui aurait eu lieu en l'année 1663, exactement à l'embouchure de la rivière Shipshaw. Aujourd'hui on croit qu'il s'agirait d'un autre glissement de terrain qui aurait laissé des traces épouvantables.

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Tu vois ? Juste par un nom qui qualifiait le passé, voilà qu'on aurait pu prévoir l'instabilité des terres et aller se construire ailleurs. Ne sous-estime jamais la mémoire de l'histoire.

—C'est exagéré.

—Tu n'es pas convaincu ? Eh bien, que signifie Shipshaw à ton avis ? Dans la langue montagnaise, ce nom désigne : "Une déviation produite dans le cours de cette rivière par un glissement de terrain qui en barra la vallée et obligea le courant à le contourner pour reprendre ensuite sa direction générale". Ce mot a aussi le sens d' "enfermé". Même les Montagnais nous transmettaient la mémoire d'un autre glissement de terrain similaire dans le passé, confirmé d'ailleurs par les études géologiques. En plus, ils nous ont presque transmis une vision de l'avenir, car où sont maintenant les habitants de Saint-Jean-Vianney-de-Shipshaw ? Enfermés sous la terre, au fond de la rivière Saguenay, à l'embouchure de la rivière aux Vases. Ce nom aussi est déjà annonciateur de catastrophe. Il me semble qu'il est clair qu'il ne fallait pas bâtir tout un village sur ces terres. Mais je te demande, qu'ont fait les habitants de la région ? Ils y ont même construit d'énormes barrages hydro-électriques. En fait, ils ont accompli la légende du nom de Shipshaw, mais au lieu que la déviation de la rivière soit causée par un glissement de terrain, c'est artificiel. Les habitants d'alors en étaient bien conscients, c'est la raison pour laquelle ils ont choisi le nom, ou plutôt gardé celui des Amérindiens. Les gens sont aveugles. Tant de signes sont venus les avertir, comme les inondations partielles des terres basses du nouveau quartier, la disparition soudaine de cette eau deux semaines avant la catastrophe en même temps qu'un premier glissement de terrain qui s'était produit à moins de trois cents mètres de la dernière maison du village. Ce printemps-là d'ailleurs, en plus des nombreuses failles sur les terrains, les gens s'inquiétaient que les maisons craquaient sans cesse et qu'ils entendaient une sorte de ruissellement dans les sous-sols. Des dénivellations importantes sur plusieurs terrains ont été rapportées au maire qui n'a pas jugé bon d'enquêter, croyant au travail des rats. Même le comportement des animaux différait. Plus sensibles à la nature, ils pressentaient l'enfer. Les chiens hurlaient à la mort, les poules nerveuses pondaient moins et les vaches ne voulaient plus retourner dans les pâturages. Ainsi, malgré ces signes, ils n'ont rien vu, pas plus qu'ils ne s'inquiétaient des changements importants à leur écosystème à cause des détournements de rivières et des constructions titanesques

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comme les barrages de Shipshaw 1 et 2.

—As-tu quelque chose contre les barrages ? Toute la région vit de cette électricité. Il existe une limite à être idéaliste. On a une économie à faire rouler, tu sais ? Des familles à faire vivre.

—Je sais. Je m'excuse, je ne voulais aucunement donner cette impression. Mais revenons à ce qui est révélateur du passé. Prends la ville de Jonquière, qu'est-ce que le nom t'apprend ?

—En effet, il ne m'apprend rien sur l'histoire de la ville en tant que telle.

—Peut-être pas, par contre ça ne te donne pas le droit de négliger ce nom. À fouiller un peu, tu remarqueras que cette ville tient son nom du Marquis de la Jonquière qui habitait en France. Dans ce pays, une autre ville porte ce nom. Ainsi tu apprends d'où tu viens, que tes ancêtres sont français, et non anglais ou montagnais. Bien qu'à ton niveau, avec les alliances et les mariages, tu as énormément d'ancêtres montagnais et anglais. Juste en descendant cette rue nous avons rencontré trois églises. Saint-Dominique, Sainte-Famille, Sainte-Cécile. Qui sont ces saints ? À quelle religion appartiennent-ils ? Tu vois d'ici l'église Sainte-Cécile. Cette sainte, vierge et martyre chrétienne, est connue par une vieille légende du cinquième siècle. D'origine romaine, elle aurait été fiancée à un païen qu'elle aurait converti au catholicisme dans sa chambre nuptiale. Tous deux ont été martyrisés ; elle-même, le cou mal tranché, aurait agonisé trois jours. Elle est également patronne de la musique. Voilà, ça te dit beaucoup de choses sur tes origines religieuses et ta culture.

—D'accord, mais d'où sors-tu cette information ?

—Ah, euh, du dictionnaire Petit Robert 2.

—C'est bien ce que je croyais. Tu semblais pourtant avoir bien du mérite avec tes connaissances. Pour peu, j'aurais cru que tu pouvais lire tout cela dans le ciel. Ça fait contraste avec tes idées selon lesquelles à se concentrer très fort et en entrant en communion avec un endroit, on peut arriver à connaître le passé de cet endroit.

—Tu as vu ta parenté ici ? Qu'en penses-tu ?

—Well, ils ont vu tous les films américains sur le marché, d'autres sont rivés sur leurs ordinateurs à s'amuser avec des jeux. Un jeu qui s'appelle Captive, je crois, où toute la journée ils tuent des monstres et détruisent des planètes. Ils ont soixante-quinze canaux de télévision, les pauvres, ils ne peuvent comprendre que les quatre francophones.

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Pas très constructif leur vie, si tu veux mon avis.

—La vie peut être créative à plusieurs niveaux. Lentement mais sûrement ils arrivent quelque part, ils préparent leur avenir. Et souvent c'est à la lumière du passé que l'on peut entrevoir les événements qui risquent de nous arriver, et les décisions à prendre afin de bâtir autre chose susceptible de faire évoluer la région.

—Le jugement sur ce qu'est vraiment l'évolution de l'homme, voilà une chose bien relative. On percevait les usines comme une promesse d'avenir, on y voyait l'évolution et puis tout est détruit. Voilà une régression.

—À cette époque, il s'agissait vraiment d'une évolution. Pas seulement au niveau technologique. Cette étape était nécessaire afin d'atteindre d'autres sommets. Il faudrait tout de même s'éveiller à cette réalité. Le discernement, Souh, est un don. Il faut toujours regarder de plusieurs points de vue. Sous un autre angle, une régression peut devenir une progression.

—Ainsi tu reconnais enfin que New York est une étape nécessaire à mon développement personnel.

—Euh, oui, c'est-à-dire que, non...

—Ne te fatigue pas, je sais déjà ce que tu penses à ce sujet. Tiens, as-tu lu ce qui est écrit sur les restes du pont ? "Calis de fifi mangeux de glands, allez chier", avec de beaux petits dessins, qu'est-ce que ça représente à ton avis ? Un poing fermé avec le majeur dans les airs, ainsi qu'une petite chose avec une boule de chaque côté ? Cela éveille-t-il un quelconque fantasme en ton esprit ?

—Tu commences à me faire chier, Souh.

—Ouh, la vérité choque. Tu deviens aussi vulgaire que les graffitis. Mais il y en a d'autres de ce côté-ci, juste au-dessus du : "Éric + Mona. Éric je t'aime, ta puce". Agrémenté d'une belle petite tête de mort : "Kill les fefi, tuer les pousseux de crote". Excuse-moi, j'ai de la misère à comprendre le dialecte du pays, qu'est-ce que ça veut dire ?

—Tu as oublié de lire le plus gros des graffitis, tu sais sûrement ce qu'il signifie celui-là : "Labatt bleue".

—Non, pas vraiment. Une batte bleue ? A blue cock ?

—Ça veut dire qu'ils étaient saouls, saouls de bière et de drogues probablement.

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Une génération en crise d'identité qui ignore quoi faire de sa peau.

—Eh que tu les juges sévèrement. Toi-même es passé par là. Un peu de respect pour ton passé, ton histoire. La moitié de tes ancêtres étaient des alcooliques. Réveille. Comme c'est drôle que tu passes cela sous silence. Tu veux savoir ce qu'ils font en haut tes bonshommes à attendre dans leur automobile ? C'est effectivement la période de la chasse, mais pas aux animaux. Ou plutôt oui, aux animaux.

Chapitre 41

—Maintenant nous allons à Alma, rencontrer ton arrière-grand-mère encore en vie.

—Alma, c'est une grande ville ?

—C'est la plus grande ville du Lac-Saint-Jean. Environ 30 000 personnes.

—Chicoutimi-Jonquière, c'est la plus grande ville du Saguenay ?

—Oui, environ 150 000 personnes, si tu comptes également La Baie. Ces trois villes parlent de fusion depuis des décennies, mais l'esprit de clocher bat fort de ce temps-ci. Ils sont très chauvins.

—Les politiciens ne servent jamais la population, c'est bien connu.

—Je n'irais pas jusqu'à dire cela, mais disons qu'ils pourraient prendre des décisions plus justes s'ils s'inquiétaient vraiment des besoins des gens qu'ils représentent.

—Mais c'est toi qui me disais que la corruption politique ici c'était terrible.

—Ils ne sont pas tous corrompus tout de même, du moins je l'espère.

Passé Saint-Bruno, ils arrivèrent à Alma. Un gros château d'eau de ciment, caractéristique de la ville, comme la tour Eiffel à Paris, annonçait la bienvenue.

—Il y a un pont de l'Alma à Paris, tu savais ?

—Bien sûr. Lorsque j'étais jeune, on traversait le parc des Laurentides pour venir ici. On arrivait par Hébertville à travers les montagnes. Pendant trois heures on montait et on descendait dans les grandes forêts de conifères, puis soudainement c'était la plaine, les champs et l'entrée victorieuse dans la ville d'Alma. Pour moi et ma sœur, ça représentait

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tout. Un moment magique, la fin d'un calvaire terrible sur cette route du nord.

—Heureusement que je suis venu en avion.

—Au contraire, tu aurais dû vouloir partager cette expérience. Tu devrais repartir en autobus.

—Trois heures d'autobus jusqu'à Québec ? Non merci.

—C'est plus rapide aujourd'hui, la route est meilleure. Les autobus le font en deux heures trente. Elles font du 120 kilomètres à l'heure. Jonquière-New York, en autobus, c'est dix-sept heures de route. En auto c'est dix heures de route.

—En avion c'est une heure.

—En pensée c'est instantané.

—Oui, mais moi je n'en suis pas encore à visiter les martiens sur vénus chaque nuit.

—Regarde le Canadian Tire, ce magasin a toujours été là depuis que je suis né. Et de l'autre côté il y a le Zellers.

—Les noms de ces magasins sont anglais.

—Oui, mais les employés qui y travaillent sont francophones.

—Peut-être, mais les profits s'en vont quelque part aux États-Unis à ce que j'ai entendu.

—Peut-être avec Wal-Mart et le Club Price, mais Canadian Tire est certainement canadien.

—Ça a sûrement été vendu aux Américains, comme tout ce qu'il y a ici. Comme tout le pouvoir hydro-électrique de vos rivières.

—Tout cela n'est pas négatif. Tout cela est positif.

—Mais tout aurait pu être encore plus positif.

—Ah bien sûr, les Almatois aurait pu créer leur propre chaîne de McDonald's et imposer leurs Big Mac à la face du monde entier. Aujourd'hui ça générerait des retombées économiques effrayantes, des milliards seraient investis dans la région, et moi, je ne reviendrais plus ici.

—Toi tu es négatif. Moi je saurais bien reprendre le contrôle de l'organisation à Londres et faire fructifier tout ce qu'il y a faire fructifier. Et si le modèle américain peut être copié, alors, avec moi, les Almatois réussiront tout autant que n'importe qui.

—Peut-être devrais-tu laisser ces idées capitalistes-matérialistes à d'autres. Si tu as des choses à accomplir, c'est à un autre niveau.

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—Écoute, nous sommes là, en chair et en os, on ne peut pas négliger le matériel.

—Eh bien justement, je m'en vais te montrer ton héritage matériel. Tu verras ton arrière-grand-mère, Alice, elle t'apprendra énormément de choses.

—Encore des souvenirs ?

—Non, pour toi les souvenirs sont du vent, des choses qui, à la limite, n'auraient pas existées. Un peu comme des historiens qui sous les instances d'un gouvernement, transmettraient à une nouvelle génération des choses tout à fait fausses. C'est un peu d'ailleurs ce que te transmettent aujourd'hui les livres d'histoire. Des événements choisis dans une certaine perspective, souvent politique. Alors bien sûr que le centre commercial tout près, lui au moins, il est concret. Alice t'apprendra du concret.

Lorsqu'ils entrèrent dans la maison, une infirmière vint les accueillir. Souh observait attentivement. La maison se composait de deux grandes roulottes attachées ensemble. De l'intérieur, tout paraissait comme une maison ordinaire, bien que l'architecture extérieure était bien spéciale. Très artistique, des toits de maison qui descendaient jusqu'au sol. C'était l'esprit de l'arrière-grand-père qui vivait encore à travers cette construction et cette décoration. Sa personnalité spéciale, Souh pouvait la sentir en ce lieu. C'est alors qu'il vit Alice. Bien assise, toute droite sur sa chaise. Le regard tout à fait impassible. Ils s'approchèrent d'elle, elle semblait être dans un autre monde.

—Souh, voici ton arrière-grand-mère Alice. Grand-maman, je vous présente Souh, votre petit-fils.

—Elle ne voit pas. Nous entend-t-elle ?

—Qui sait ?

René passa sa main devant les yeux d'Alice, espérant ainsi occasionner une réaction. Mais rien ne survint.

—Alice ! J'ai fait tout ce chemin pour vous connaître, apprendre des choses de vous. Je suis né à Londres, je suis en visite ici. Avez-vous toujours habitée Alma ? D'où venez-vous ?

—Ne te fatigue pas Souh. Elle vient de Saint-Cœur-de-Marie, selon moi le plus bel endroit autour du lac, avec Chambord. Son nom : Alice Côté. Son père et sa mère s'appelaient Georges Côté, de Saint-Jérôme, et Eugénie Jean de Saint-Bruno.

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Soudainement, sans crier gare, Alice leva la tête et se mit à faire les cent pas autour de la pièce. Elle se mit à parler à un être imaginaire :

—À cause que tu m'appelles comme ça ? À cause que... j'm'appelle pas... acheter du pain, 47 cents.

Elle se mit à rire aux éclats, puis s'émerveilla de voir le soleil par la fenêtre. Elle commençait à se déshabiller lorsque l'infirmière intervint. Soudainement, Alice sembla avoir des hallucinations, elle entra dans un délire qui montrait des conflits intérieurs :

—Non ! J'dis pas ça... j'suis pas ça. Laisse-moi ! Laisse-moi tranquille ! Je veux mon banc d'église ! Mon banc d'église...

Elle se mit à pleurer comme un bébé, et puis elle évacua le contenu de ses intestins. René observait Souh, il semblait traumatisé. Ils prenaient maintenant la route de Desbiens, village à vingt minutes plus au nord autour du Lac-Saint-Jean. Personne n'avait encore échangé de mots depuis le départ. Puis Souh parla :

—Pourquoi ne pas me l'avoir dit ?

—Tu ne serais peut-être pas venu.

—Non, je ne serais pas venu. Et je te reproche de m'y avoir emmené. Quel besoin avais-tu de m'emmener voir une sénile ? Ta belle philosophie ne tient plus, je n'ai absolument rien appris. Si mon autre arrière-grand-mère est comme ça, on peut laisser tomber.

—As-tu parlé avec l'infirmière ?

—Non. Pourquoi ?

—Eh bien elle aurait pu t'en apprendre des choses.

—Qu'elle m'apprenne des choses sur mon arrière-grand-mère, ne changera rien à ma vie. Cela ne me concerne pas.

—Oh pardon, es-tu allergique à des fruits et à des légumes ?

—Oui, pourquoi ?

—Les poires, les pêches, les kiwis, les céleris, plusieurs sortent de noix ?

—Euh, pas exactement ceux-là, mais oui, quelques fruits et légumes m'occasionnent des réactions bizarres. Je m'étouffe et les boutons sortent.

—Eh bien moi aussi, ta grand-mère également, ton arrière-grand-mère également et ta tante aussi. Qu'est-ce que cela t'apprend ?

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—Oh oui, je vois où tu veux en venir. Le bagage héréditaire. Mon héritage génétique. C'est vrai, j'apprends des choses sur moi en observant mon arrière-grand-mère. Mais avoue que ces allergies, que je sache qu'Alice a les mêmes, ne change rien.

—Non, mais que tu saches aujourd'hui qu'elle souffre de la maladie d'Alzheimer et que c'est peut-être héréditaire, ça par exemple, c'est certainement une bonne chose, pour prévenir l'avenir et commencer les soins très tôt. Peut-être un certain rythme de vie pourrait t'épargner ou reculer l'échéance ?

—Quoi ? Je vais faire de l'Alzheimer plus tard, je serai un zombi comme elle ?

—Rien n'est certain, ils font des recherches. De toute manière, si tu te concentres, tu sauras bien à l'intérieur de toi si oui ou non tu seras malade ainsi. Tu vois, tu as appris des choses sur toi en rencontrant tes ancêtres vivants. Tu peux apprendre également par tes ancêtres morts, comme tu apprends sur toi et ton avenir en observant l'histoire de l'humanité et ses problèmes. De la même manière elle te lègue un bagage de choses auquel tu auras à faire face. Le plus tu en sauras, le mieux tu pourras confronter et résoudre les situations.

—Quoi d'autre sur elle devrais-je savoir ?

—Tuberculeuse, comme ton arrière-grand-père. Les Côté dans sa famille, ils sont presque tous morts d'un problème du cœur. Alors fait attention à ton cœur, ne saute pas trop vite dans les boîtes de biscuits et...

—Ça va faire la morale. On m'a déjà bien expliqué la nécessité de bien manger et de bien mâcher. Justement, j'ai fait des progrès à ce sujet. Je me paye dès que possible de la viande graisseuse et rouge, et je fais des efforts pour avaler sans mâcher. Vous m'avez trop poussé, me rentrant cela de force dans la bouche. Alors je vous recrache tout au visage. Demain je pars, je m'envole, adieu toutes les maladies et les problèmes de l'humanité, moi je m'en vais vivre ma vie. Desbiens est notre dernière destination.

—Ah non, après il faut visiter Val-Jalbert.

—God, on peut laisser faire.

—T'es fou ? C'est la seule place que je voulais te montrer. Tu verras, tu ne le regretteras pas. Voilà, nous arrivons à Desbiens. La première maison à droite est celle de ton arrière-arrière-grand-père, Joseph Girard, lorsqu'il est arrivé dans le village. Ton arrière-grand-père Roméo y est né. Ta grand-mère Nicole est née dans la maison juste en face.

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Maintenant on s'en va à la maison de ton grand-père, Roland, sur la douzième avenue. Un peu partout dans la ville tu trouveras de la parenté. De toute manière, ils sont tellement unis ici, ils se connaissent tant, qu'ils forment tous ensemble une grande famille. Tiens, je vais te montrer, on va arrêter voir Philippe Tremblay au dépanneur du coin.

—Un Tremblay, mais il est de la famille alors ?

—Tout le monde est de la famille lorsque tu remontes ton arbre généalogique.

Ils entrèrent dans le petit magasin, un vieil homme vint à leur rencontre.

—Toi tu ressembles drôlement à un Tremblay de la douzième. Tu serais pas un petit-fils à Azarias ?

—Oui, M. Tremblay. Et voilà son petit-petit-fils, si on peut s'exprimer ainsi.

Philippe regarda Souh dans les yeux et lui dit presque d'une façon solennelle :

—Toi, peu importe d'où tu arrives, tu es un Tremblay pas de fesses.

Souh répondit :

—Et vous ? Un Tremblay à la pipe ?

—Ah, impressionnant. Tu connais les surnoms des Tremblay de Desbiens. Très impressionnant. Oui, je suis un Tremblay à pipe, ton père a dû te le dire avant d'entrer. Je me souviens d'Azarias, c'était quelqu'un ton arrière-arrière-grand-père. Il était chef du syndicat de l'usine, juge de paix, gérant de la Caisse populaire, chef de la garde paroissiale, patron de l'usine St-Raymond Paper.

—Chef du syndicat et patron d'usine. C'est possible ça ?

—Ah, tu es intelligent en plus. Figure-toi qu'on lui a offert l'emploi de patron d'usine car il était trop efficace à la tête du syndicat. C'est un compromis rentable pour tout le monde.

—Sauf pour les employés de l'usine. À moins qu'ils n'étaient pas du monde dans ce contexte.

—Oui et non, il y avait les temporaires comme le bonhomme Desmeules de la douzième, celui qui a marié ton arrière-arrière-grand-mère à presque 80 ans, et il y avait les temps plein qui avaient plus d'ancienneté et de respect.

—Mon arrière-arrière-grand-mère s'est remariée à 80 ans ?

—Ils étaient très catholiques, ils ne pouvaient demeurer sous le même toit sans union sanctifiée par la sainte Église catholique romaine.

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Une femme qui travaillait pour Philippe Tremblay entra dans le magasin par une porte située à l'arrière. Elle semblait en avoir gros sur le cœur à propos de la conversation :

—C'était enfin la réconciliation du passé. Je suis une Desmeules, fille de ton arrière-arrière-grand-père par alliance.

—Ça nous donne un lien de sang ?

—Oui, si tu remontes quelques générations en arrière. Bref, mon père n'est devenu que très tard un permanent à l'usine, nous étions donc pauvres. Comme les Tremblay de la douzième avenue, nous étions seize enfants. Tu imagines ? Tous les samedis après-midi ils allaient tous au cinéma du village, nous restions dans la rue à attendre qu'ils sortent et qu'ils nous racontent les histoires d'Indiens et de cow-boys qu'ils venaient de visionner.

Souh se foutait un peu de cela, il ne comprenait pas cette sorte de sentiment négatif envers sa famille.

—Oh, vous êtes tous demeurés traumatisés parce que vous ne pouviez aller au cinéma ?

—Tu ne comprends pas ce que c'est que d'être une famille identique à une autre, sur la même rue, une même maison, même nombre d'enfants, et de devoir supporter le titre de race inférieure, de famille ratée ou manquée juste parce que ton père n'est pas contremaître de l'usine. Les Tremblay, tout le village n'en avait que pour eux. Beaux et intelligents, avec le temps ils allaient tous devenir des ingénieurs.

Philippe Tremblay reprit la parole :

—Mais c'est vrai qu'ils étaient tous très intelligents, ils ont tous accompli des études universitaires, plusieurs sont des ingénieurs, et c'est assez incroyable lorsque tu repenses à ce que cela représentait à l'époque pour le petit village de Desbiens.

—Peut-être, mais maintenant qu'ils sont tous aux environs de soixante ans, on comprend qu'ils sont remplis de problèmes, ne sont pas plus heureux que les Desmeules — qui eux aussi ont très bien réussi — et en plus, ils sont des monstres de prétention qui sont incapables de communiquer entre eux et avec autrui.

—Tu en inventes.

—Demande à tous les beaux-frères et les belles-sœurs de la famille, tu verras.

—Écoute Souh, il te faut balancer ce qu'elle dit avec la réalité. Il ne faut pas généraliser. Les Tremblay sont humains.

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—Mais c'est ça le problème ! ils se prennent pour des dieux ! Et puis si vous voulez tout savoir, je vais vous confier un secret qui entache toute la descendance des Tremblay au complet. Azarias n'était pas un homme honorable. Il a tué un homme d'église. Si vous ne me croyez pas, vous demanderez à sa femme tantôt.

Le curé Blanchette se trouvait justement dans le magasin du vieux Philippe Tremblay. Lorsqu'il entendit les paroles de la jeune femme Desmeules, il proposa à René de les accompagner:

—Si cela est vrai, elle a peut-être une dernière confession à offrir au Seigneur avant d'aller retrouver son premier mari dans le cimetière. Comme elle ne peut plus se déplacer, je vais aller la voir.

René fit un geste qui indiquait à Souh et au curé Blanchette de Desbiens de sortir. Ils arrivèrent à la petite maison d'une blancheur excessive, toute faite en bois. René n'avait jamais connu cette maison autrement, on avait dû la repeindre des dizaines de fois. À côté de la maison on reconnaissait les restes d'un grand jardin, celui qui jadis était le plus beau de tout le village.

Dans la maison, effectivement, Germaine semblait avoir toute sa raison. Elle démontrait même une intelligence surprenante. Elle invita René à l'embrasser et à s'asseoir à côté d'elle. Elle désirait connaître ses dernières aventures, sa vie, où il était pendant tout ce temps. Une mère de seize enfants joue un rôle assez important. Elle est celle qui communique avec la famille au complet, elle est le centre de la cellule. Elle emmagasine la conscience entière de la famille et risque fort de mourir avec cette mémoire universelle. Elle prend l'information, divulgue rarement. Elle protège les siens, elle tait les crises et les scandales. On la pense seule dans son univers, ignorante du monde extérieur, elle est celle qui en a entendu le plus, dont plus rien dans l'Univers ne peut effrayer. Après l'histoire de René, il lui fallait connaître celle de Souh. Alors Souh dû tout lui raconter, sa vie, sans même mentir. On pouvait se demander ce que faisait cette femme avec toute cette information, en quoi cela pouvait lui servir de tout connaître, mais cela avait affaire avec d'autres lois naturelles inconnues, du moins inconnues à Souh. Lorsque la mère sut tout ce qu'elle voulait savoir, le curé prit la parole:

—Mme Tremblay, maintenant que vos petits-fils ont passé au confessionnal, avez-vous des

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choses à vous faire pardonner de Dieu ? Si votre premier mari est mort la conscience tourmentée, peut-être voudriez-vous soulager la vôtre ? Vous n'auriez pas participé au meurtre d'un homme ?

—Je n'ai jamais raconté cela, qui donc vous en a parlé ?

—Les voies de Dieu sont impénétrables. Je vous en prie, parlez avant qu'il ne soit trop tard.

—C'est lorsque Azarias était sur son lit de mort à Alma que vous auriez dû y être. Il vous a maudit pour ne pas être venu entendre sa dernière confession. Un prêtre d'Alma lui a refusé le pardon lors de son acte de contrition. C'est impardonnable de refuser de pardonner un homme qui désirait se repentir, qui ne voulait que mourir la conscience claire devant Dieu pour entrer dans son royaume plutôt que dans les affres de l'enfer.

—Il n'y a pas de si grand péché devant Dieu qui ne puisse être pardonné.

—Mais je vous jure qu'il éprouvait des sentiments de remords terribles, il pleurait et criait sur son lit, maudissant les curés de nous pardonner des niaiseries toute notre vie, et que, lorsque l'on avait vraiment besoin d'eux, ils refusaient de nous ouvrir la porte.

—Avez-vous participé à cette mort ?

—Je puis même vous montrer où on l'a enterré le lendemain, lorsque nous sommes allés ramasser des framboises dans les bois à l'extérieur du village. Dans le coffre de l'auto il y avait une pelle et le corps de l'homme.

—De qui s'agissait-il ?

—Le vicaire du village. Azarias n'avait pas du tout apprécier d'entendre de la bouche de son fils Roland, le père de René, comment le vicaire l'avait traité. C'est lui qui se chargeait de l'éducation sexuelle des enfants. Il les emmenait dans son bureau, leur montrait des dessins de femmes et d'hommes nus, expliquait comment faire des enfants, puis leur donnait un cours d'hygiène. Aux jeunes filles et aux jeunes garçons, il leur montrait comment bien se nettoyer. Cela peut paraître inoffensif, mais ça ne l'était pas. Les jeunes filles s'étaient plaintes qu'il leur prenait les seins et le reste... Azarias est allé le confronter, se serait battu avec, l'aurait tué sans le vouloir. Sur son lit de malade, il s'accusait de ne rien mériter après la mort, il se disait criminel.

Lorsque Souh ressortit de la maison, la tête lui tournait. Il avait l'impression de faire

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partie d'une famille pas mal mêlée où tant de choses avaient eu le temps de survenir avant son arrivée, qu'il se demandait si cela valait la peine aujourd'hui de lui faire avaler tout cela d'un coup. Dans la voiture qui roulait maintenant vers Val-Jalbert, un autre village fantôme, il voulut en reparler avec René :

—Ainsi Azarias aurait tué un homme ?

—Non, il n'a tué personne.

—Comment le sais-tu ?

—Je connais la mémoire de Germaine mieux qu'elle, de même je sais tout sur Azarias. Je n'ai vu ni cri d'Azarias pour recevoir l'absolution, ni champ de framboises où on aurait enterré de mort.

—Ça ne me suffit pas comme explication. Tu peux très bien m'en inventer pour sauver l'honneur de la famille.

—Je n'ai pas à sauver l'honneur de la famille et pourquoi t'en inventerais-je ? Je suis peut-être le seul autour de toi qui te dira toujours la vérité. Je n'ai rien à cacher et je ne souffre pas du jugement. J'accepte les conséquences de mes actions, j'en retire tout le positif et l'expérience. Et puis, si tu veux des preuves tangibles, puisque tu ne me fais pas confiance, d'abord la famille ne possédait pas d'automobile à cette époque. Ensuite, mon père m'a raconté l'épisode du vicaire en question. Il est mort en 1990 à Jonquière. Sans compter que lorsque les événements ce sont produits, Azarias se trouvait au sanatorium de Roberval, déjà très malade.

—Elle en inventerait donc, mais dans quel but ?

—Il faut faire attention. La conscience n'est pas toujours éveillée à 100 %. Certaines personnes font des rêves et ne savent plus distinguer entre l'illusion et le réel. La frontière entre les deux est si mince, même moi parfois je me pose certaines questions sur des événements du passé qui seraient peut-être survenus ou non. C'est pourquoi il faut se méfier même de la réalité, car tu vis avec des gens qui feraient n'importe quoi pour vivre dans le rêve ou l'irréel. Ceci dit, peut-être que pour elle, effectivement, toutes ces choses sont arrivées telles qu'elle les décrit. Mais peut-être qu'elle est bien consciente d'en inventer ainsi et que ses motivations, on ne les comprendra jamais. Si je n'avais pas été là, toi, tu serais reparti d'ici avec la certitude que ton arrière-grand-père a tué un homme d'église. C'est grave, car encore beaucoup de gens croient qu'il n'existe pas de plus

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grand péché. Toute la descendance du meurtrier est entachée par cette mort et devra en payer les conséquences.

—Mon Dieu que ma famille est bizarre.

—Mais toutes les familles sont bizarres. Chacune garde tous ses secrets pour elle. Tu serais bien surpris de connaître tout ce que moi je sais. C'est peut-être bien pire que tu ne le crois.

—C'est ça qui me fait chier avec les familles. C'est que dans leur cour c'est déjà infernal et puis ensuite ils courent chez le voisin pour juger autrui alors qu'ils devraient commencer par eux.

—Mais ne sais-tu pas que, lorsqu'ils jugent les autres, ils se jugent eux-mêmes ? La nature humaine est faite de sorte que personne ne peut demeurer pur. Ils sont sans cesse tentés, parfois ils agissent sans même s'en rendre compte. C'est après seulement qu'ils pensent soudainement à ce que les voisins vont dire. D'autant plus que Desbiens est bien petit, personne ne peut faire quoi que ce soit sans que ça se sache. Tiens, regarde cette ferme par exemple. L'homme qui en était propriétaire est mort aujourd'hui.

—Pourquoi ?

—Suicide. Il a pénétré une de ses vaches un jour. Quelqu'un l'a surpris. Il n'a pas survécu aux jugements. Pourtant il l'avait fait plusieurs années sans que personne ne l'apprenne. Pendant dix ans, il sautait ses vaches. Le jour où ça s'est su, on riait de lui partout où il allait. Tous autour du lac disaient, en passant devant sa ferme, ou lorsqu'ils le rencontraient à la Caisse ou au magasin : Ah oui, c'est lui qui saute ses vaches.

—Mais, il n'avait qu'à tout vendre et partir. Ailleurs, personne ne l'aurait su.

—Essaie de vendre une ferme aujourd'hui, tout est subventionné par le gouvernement, autrement c'est impossible de survivre. Sauf quelques-unes, comme la ferme Gagnon à Métabetchouane.

—Pourquoi font-ils de l'argent, eux ?

—Ils ont tous les tracteurs du coin, ce sont eux qui labourent toutes les terres, louent leurs camions, fournissent l'engrais, ils ont même un poulailler musical.

—Ouh, quelle joie de manger des œufs dont les poules ont écouté de la musique.

—D'autant plus qu'ils ont figuré que les poules pondaient davantage en écoutant le

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Requiem de Mozart.

—Tu veux des œufs encore plus impressionnants ? Fais leur écouter du Nine Inch Nails. J'ignore ce qu'elles pondraient, mais ça vaut la peine d'essayer.

—Nine Inch Nails ? Qu'est-ce que c'est ?

—C'est très vieux, ça date de tes jeunes années. Mais c'est encore très bon, des classiques de la musique British.

—Ce serait certainement dommageable pour nous de manger de tels œufs.

—Don't be silly, C'est ça les poules de l'avenir, celles qui écoutent la même musique que nous et qui pondent exactement notre vie. Ainsi c'est l'harmonie absolue. Une autre façon d'atteindre Dieu. Tiens, on arrêtera au Coq Rôti en revenant, j'ai une soudaine envie de manger une poule. Avec la tête et les pattes. Tu crois qu'ils feraient cela pour moi ? Avec les plumes dans mon assiette, je veux avoir pleine conscience de ce que je mange. C'est-à-dire un animal qui courait un peu partout juste avant que je ne le mange. Les gens ont l'impression de ne pas manger les animaux, ça arrive cuit en morceaux dans leurs assiettes. Plein de sauce et d'épices. À être un vrai sauvage, au moins on sait ce que l'on mange. On chasse, on tue, on dépèce, on fait cuir, on avale. Ça c'est vivre.

—Tu peux toujours essayer de chasser, il n'y a plus un animal à des kilomètres à la ronde. C'est un peu le discours que tiennent les autochtones dans la région. Il n'y a même plus une ouananiche à pêcher dans la rivière à Desbiens. Lorsque j'étais jeune c'était rempli.

—Les sauvages, ce sont des Montagnais ici ?

—Ils ne sont pas plus sauvages que toi et moi. Ils sont même, par obligation, dépendants de nous. Et même, lorsqu'ils étaient sauvages, ce n'était qu'un mot que l'on a choisi pour les qualifier.

—Selon toi, ils ne sont pas sauvages alors, ils ont une société aussi bien organisée que la nôtre ?

—Si tu veux, on va continuer jusqu'à Pointe-Bleue avant d'aller à Val-Jalbert. Tu verras leur village.

Ils continuèrent, passé Roberval ils aperçurent quelques petites cabanes en bois avec de la toile. Presque des maisons, mais encore loin de ce qui se construisait dans les villes autour.

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—Ils sont enfermés dans leur maison ? Ils chassent encore ?

—Ils chassent ce qu'ils peuvent trouver. Ils vendent leur viande d'orignal de façon illégale.

—C'est bon l'orignal ? C'est l'animal que l'on retrouve sur les 25 cents ?

—Oui, chaque fois que j'en ai mangé, je suis tombé malade. Mais paraît que c'est une viande exceptionnelle, très rares sont ceux qui en mangent dans leur vie.

—On peut en acheter tout de suite ?

—Tu reviendras seul un jour si tu le souhaites, tu sais ce que je pense à l'idée de manger de la viande, surtout de l'orignal.

—Ils chassent autre chose ?

—De la perdrix, des lièvres. Tout cela finit dans nos célèbres tourtières. Si les gens savaient ce qu'il y a là-dedans, ils n'en mangeraient plus.

—De la tourtière ?

—Oui, mais pas celle du reste du Québec, qui n'est que du pâté à la viande. Ici c'est une spécialité, la tourtière du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Avant il y avait une grande quantité de tourtes sur les berges du Fjord du Saguenay. Aujourd'hui, faut croire qu'on a fini par faire passer tous ces oiseaux dans nos tourtières, on ne voit plus une seule tourte de Chicoutimi jusqu'à Tadoussac.

De nos jours, on fait un pâté avec des patates en cubes et un mélange de trois sortes de viandes, beaucoup de gras animal et tout ce que l'on a à notre disposition : lièvres, perdrix, orignal.

—Oh, mais je ne peux pas repartir d'ici sans en avoir mangé.

—Oh, mais tu dois bientôt nous quitter pour New York, j'ignore si cela sera possible.

—Je demanderai à grand-maman, elle fait si bien la cuisine, je suis convaincu qu'elle en fera bien pour moi.

—On arrive à Val-Jalbert. Comme tu peux le voir, c'est rempli de touristes.

—De touristes américains ?

—Français.

—Surprenant.

—Ne me demande pas de t'expliquer cette soudaine passion pour Val-Jalbert.

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—Alors, que voulais-tu me montrer ici ? Je suis convaincu que tu vas me montrer un cimetière. C'est ton style.

—Justement, nous sommes à l'entrée du village et voilà que tu vas faire la connaissance de la pierre tombale de ton arrière-arrière-arrière-grand-mère Ledia Poitras. Son vrai nom est Ysa et elle était une Montagnaise de Pointe-Bleue. Laissons la voiture ici, marchons dans les environs. On pourra voir le terrain de camping, le magasin général, les quelques maisons effondrées et celles qu'on a reconstruites.

—Ainsi, ce n'est qu'un village que l'on a abandonné lorsque l'usine a fermé ses portes. Alors, pourquoi un village fantôme, il est hanté au moins ?

—Il l'est. Par tes ancêtres. Si tu y restes suffisamment longtemps, tu finiras par les voir travailler à leur quotidien.

—Tu sais que ça m'intéresse tellement.

Dans un des sous-sols d'une des maisons, ils trouvèrent une bouteille vide. Souh la prit :

—Mon Dieu, ça date de quelle année cette bouteille de Coca-Cola ?

—Bien avant moi, et bien après Ledia et Joseph-Jules Tremblay.

Lorsqu'ils arrivèrent en haut de la chute, René insista pour marcher dans les bois pour observer plus loin la rivière. D'où ils étaient, ils avaient une vue imprenable du Lac-St-Jean. Souh avait beau être négatif, il ne pouvait demeurer indifférent.

—Cette place me rend malade. Je me sens loin de toute civilisation. Trop loin de tout ce que j'ai à vivre. Je ne suis pas en condition d'apprécier cet endroit.

—Non, mais maintenant tu le connais. Et un jour tu reviendras. Tu t'assoiras sur les restes du barrage en haut de la chute et tu vivras à travers la terre et l'eau. Tes ancêtres y ont vécu heureux, les plus belles années de la nouvelle ère industrielle. C'était jadis le plus moderne de tous les villages du Saguenay-Lac-St-Jean. Électricité et eau potable qui se rendaient à chaque maison.

—Comment un endroit si moderne peut-il disparaître ? Pour que l'on reste avec notre nostalgie ? Pour les pauvres René en mal d'histoire et de passé ?

—Arrête et essaie de ressentir ce que je ressens en un tel lieu. Je vis à travers la chute, à travers chacune des roches. C'est moi qui suis la rivière et qui se déverse dans le lac. Ce paysage, je le contemple et j'en suis partie intégrante. J'y puise toute ma motivation, toute

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mon énergie. Il t'est impossible de ressentir la même chose ?

—Je suppose que mes obsessions viendront d'ailleurs. Londres peut-être. Le cimetière de Kensal Green, qui sait ? Ce sont mes origines, si tu te souviens. Je serai partie intégrante de chacune de ces pierres tombales et de chacun de ces morts.

—Eh bien, ce serait déjà une bonne chose.

—Maintenant que nous avons pris les huit cents marches de l'escalier pour venir jusqu'ici, on prend le funiculaire pour redescendre.

—Ah oui, le téléphérique. Je l'oubliais celui-là. Tu peux le prendre, on se retrouvera en bas.

René marchait seul sur les rives de la rivière Ouiatchouane. Il se demandait si un bilan sur son cheminement s'imposait. Il réfléchissait sur le chemin qu'il avait parcouru, sa vie défilait comme cette rivière qui suivait son cours. Était-il satisfait, avait-il accompli ce qu'il devait accomplir ? Avait-il une mission sociale, là encore, avait-il atteint ses objectifs ? Il observait son passé, il n'avait aucun regret. Il crut qu'il s'agissait là d'un bon signe. Il se sentait en paix avec lui-même, une plénitude jamais égalée. Il observa une dernière fois le lac avant de redescendre par l'escalier, il savait que c'était la dernière fois qu'il le verrait de ses yeux. Mais jamais il ne pourrait faire disparaître cet endroit de ses visions. Il retrouva Souh, le lendemain ils partirent en automobile vers Montréal via le Parc des Laurentides.

 

Chapitre 42

Lorsque le train arriva à Yonkers, la dernière station avant le Madison Square Garden, Souh aperçut déjà les lumières des grands édifices annonciateurs de ce qu'il avait toujours souhaité. Il sortit sur la 59ième rue, un petit sac à dos à la main. Il embarqua dans un taxi en disant au chauffeur de l'emmener là où l'action se passait. Ils traversèrent Time Square, le chauffeur continuait dans la ville tout en parlant. Souh n'avait aucune idée de la langue qu'il parlait, sur la carte de licence ça disait qu'il était haïtien. Parlait-il français ? Il lui avait déjà dit qu'il arrivait du Québec. Vaguement, Souh pouvait effectivement distinguer

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du français dans ce créole. Certains mots revenaient : Hôtel, maladies, refuse de te prendre, te réfère à l'hôpital, je peux t'emmener à l'hôpital à cause des maladies.

—Non mais ! Tu peux pas faire comme tous les chauffeurs de taxi de la planète, te fermer la gueule et me conduire là où je veux sans dire un mot ?

—Vous êtes hétérosexuel monsieur, ou alors...

—Quoi ?

—Je dois vous déposer au bon endroit...

—Les hétérosexuels, aussi surprenant que ça puisse paraître, ça existe encore !

Après avoir tenté de négocier le prix du voyage, Souh sortit du taxi et entra dans une des nombreuses boîtes de Broadway. Il rencontra une femme de 35 ans qui l'invita dans un hôtel. Ainsi fut-il dépucelé. Il demeurait cependant sur sa faim, il désirait coucher avec tout le monde, the whole New York. Une soif perverse de sexe qu'il croyait inassouvissable. Le lendemain, explorant davantage, il se ramassa dans le red light district, Greenwich Village.

—Tiens, le red light district s'appelle exactement comme à Londres : Soho.

Souh ne pouvait s'empêcher de comparer Londres à New York. Non plus il pouvait se débarrasser d'un sentiment de fierté en pensant que les États-Unis jadis n'étaient qu'une simple colonie anglaise.

—Est-ce la colonie ou les colonisateurs qui ont repris le nom de l'autre ? Soho, South of Houston Street. Je vois. Le colonisateur peut lui aussi apprendre de ses colonies, s'inspirer d'elles, à la limite, se faire surpasser par elles. Le disciple peut surpasser le maître, dirait René. Je suis au sommet, New York n'a aucune ville au-dessus d'elle. New York est le centre de l'univers. Il faudrait changer le méridien zéro, le déménager de Greenwich-Londres à Greenwich Village-New York.

L'entrée du bar où il alla ressemblait davantage à une prison qu'un endroit où l'on peut passer un bon moment.

Derrière les barreaux, une femme lui demanda cinquante dollars avant d'actionner le mécanisme électrique d'une lourde porte de métal qui ne laissait entrer qu'une seule personne à la fois.

À l'intérieur, mis à part des comptoirs où l'on peut consommer, une multitude de petites salles, à peine fermées par des rideaux hideux, présentaient des films pornographiques.

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Cette atmosphère était assez impressionnante pour un jeune homme qui ne connaissait rien de ce monde, mais qui désirait tout connaître. Il fit l'amour avec trois femmes à la fois, toutes beaucoup plus vieilles que lui. Il éjacula trois fois, sans condom, la dernière fille étant même dans ces règles. Il en est ressorti plein de sang sur son corps et ses vêtements. Le troisième jour, il se rendit au royaume du sexe, là où on n'entre que sur invitation, que bien sûr, on réussit toujours à se procurer. L'entrée lui coûta cent dollars. Une prostituée voulut se faire offrir un verre : cinquante dollars. Il a touché le sein d'une des filles, un autre cent dollars. Lorsqu'il commença à s'inquiéter que sa soirée devenait trop onéreuse, il balbutia qu'il ne désirait pas une danse sensuelle à sa table. Mais en deux minutes la femme s'était exécutée et un homme cinq fois sa grosseur lui exigeait un autre deux cents dollars. Souh se mit à paniquer. Il fit tout en son possible pour sortir de là. Lorsque enfin il réussit, sa carte de crédit avait deux mille deux cents dollars en moins et il n'avait même pas éjaculé.

C'est alors qu'il revint sur la terre et se remémora les paroles de René lorsqu'ils s'étaient quittés à Montréal, là où son père reprenait l'avion pour Paris :

—Tu as dix mille dollars sur ta carte de crédit, il te sera impossible d'avoir davantage. À ce niveau, je ne pourrai pas te venir en aide.

Il pensa que René l'aiderait de toute manière, même si un doute persistait.

Son père en profiterait peut-être pour le faire chanter, l'exhorter à revenir à Paris auprès de lui. Il se mit donc en quête de travail. Il trouva à Soho, sur la dixième avenue, un petit restaurant où l'on demandait de l'aide. Il entra, se proposa travailleur illégal et commença le soir même. Le lendemain il trouva un charmant petit appartement sur la 88ième rue. Il pensa qu'il s'agissait d'une nouvelle ère, tout lui sembla parfait, il commençait enfin sa vie autonome. Mais très vite il épuisa ses ressources. C'est que son employeur, Tony, lui fournissait maintenant des drogues. D'abord la marihuana et le hasch, puis très vite la cocaïne et l'héroïne. Il devint l'esclave de Tony, travaillant des semaines de quatre-vingts heures à servir des clients et des acheteurs de drogues, à travers les rats et les cafards qui emplissaient les cuisines. Le restaurant était si malpropre, que Souh se demandait pourquoi Tony voulait maintenir cette saleté immanente. À la limite, lorsque l'on écrasait un cafard ou apercevait un rat, il aurait fallu le crier dans tout le restaurant, les montrer aux clients pour les faire fuir.

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Car Tony ne voulait que s'occuper de vraies affaires, de la seule vraie industrie prospère aux États-Unis : les narcotiques. Selon lui, les gens avaient besoin d'une motivation à l'existence, lui il vendait cette illusion. Comme l'alcool, les masses ont besoin d'être amorties, elles pourraient vouloir faire la révolution et remettre en question l'autorité établie. Enfin, Souh avait embarqué dans le bateau, il ne cherchait même pas à s'en sortir, il tendait vers le pire. Un soir, un vieil homme, peut-être soixante-dix ans, vint lui proposer un marché qui réglerait son problème. Si Souh venait passer quelques jours chez lui, un magnifique appartement sur la sixième avenue, tout près de Central Park, qu'il daignait se promener nu et se laisser toucher, le médecin-chirurgien lui payerait ses drogues. Souh accepta, il ne pouvait pas descendre plus bas, pas même dans les carrières des plaines de Montsouris où René s'inquiétait d'ailleurs énormément. Le père supérieur, étrangement, était celui qui tentait de ramener René à la raison.

—Je sais que tu vois tout ce qu'il fait, qu'il vit un enfer, mais, t'est-il venu à l'esprit que ce calvaire est nécessaire à son développement ?

—Je l'ai vu mourir, il va mourir !

—Eh bien, je sais, moi, qu'il ne mourra pas. Tu ne l'as pas vu mourir, tu interprètes des images incomplètes. Tu es obsédé par ce qu'il fait, tu ne vois plus aussi clairement l'avenir.

—Je vais...

—Non, c'est inutile de partir pour New York.

—Pour tenter de le raisonner...

—Vaines confrontations. Tu le sais.

—Je le ramènerai de force s'il faut, il me remerciera dans l'avenir.

—Vois ta conscience, tu ne te vois pas le ramener. Tu le vois revenir seul, c'est même logique lorsque tu t'arrêtes pour voir tous les événements en action. Il a des choses à apprendre, il lui faut aller jusqu'au bout, comme un pendule ira jusqu'en haut avant de redescendre. Tant qu'il n'aura pas appris ce qu'il a à apprendre, il ne ressentira pas le besoin de revenir. Il reviendrait, mais il repartirait tout aussitôt. Si tu le retiens de force, il perdra toute motivation à l'existence, il tombera malade, il se laissera mourir.

—Mais il risque de ne jamais revenir si je ne tente rien. Je pars sur l'heure pour l'aéroport de JFK.

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René apparut au sixième étage du 432 Est, 88ième rue. Souh, parti depuis quelque temps, avait oublié de verrouiller la porte. Un frisson lui parcourra le dos, juste à respirer l'air fétide de l'appartement. Un penthouse en plus, c'est-à-dire que la chambre à coucher est un étage plus haut. Il se mit à attendre un jour, deux jours, trois jours, si bien qu'il eut le temps de tout nettoyer, jeter la nourriture, faire les courses, acheter de nouveaux appareils, remplacer les lampes brisées et la télévision cassée.

René osa prendre un disque compact qu'il mit sur le lecteur, ça ne marchait plus. Il se donna le trouble de le faire réparer afin d'entendre ce CD. D'abord, les sons qui en sortirent furent étourdissants, gros rythmes déchaînés. René constata soudain que Souh avait vieilli, ou du moins avait perdu l'habitude d'écouter ce genre de musique, sa vie se passant surtout dans le silence. Il se souvenait cependant avoir passé sa jeunesse à écouter un tel genre de musique. Des rythmes qui effacent les problèmes du quotidien en les remplaçant par pire. Instantanément ça soulage de la routine qui nous semble bien légère à comparer avec cette musique qui nous emplit la tête d'images négatives. Il écouta les paroles, une poésie franchement écœurante :

You let me violate you, you let me desecrate you

You let me penetrate you, you let me complicate you

Help me I've got no soul to sell

I want to fuck you like an animal

I want to feel you from the inside

You get me closer to God

Puis, regardant le nom du groupe sur la pochette aux couleurs criardes, il vit NIN.

—National Insurance Number ?

—Nine Inch Nails, mon père. C'est British et les Américains l'adorent, car ça fait fonctionner l'économie. Il n'y a que des qualités à ces produits, ils répondent à un besoin criant que j'ai de faire battre mon cœur à un rythme plus rapide que le tien.

Souh, après deux semaines d'absence, venait enfin de gravir les escaliers de son bâtiment, l'ascenseur étant toujours en panne. Il suait à grosses gouttes, cette montée l'avait

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fatigué au plus haut point. Ses yeux trempaient dans le sang tant ils étaient . Ses cheveux graisseux semblaient n'avoir plus été lavés depuis des lustres. Son teint livide acheva de convaincre René que NIN symbolisait l'enfer ici bas. En apercevant son fils si malade, piqué partout sur les bras, René se mit à pleurer comme un enfant et serra Souh contre lui. Mais son fils n'avait point besoin de réconfort, il le repoussa :

—Je n'ai nul besoin de ta morale et de ta belle philosophie. Tu tombes très mal, je suis en peine d'amour. Je sais que ça sonne ridicule, d'autant plus qu'il s'agit d'une fille que j'ai connue voilà à peine deux semaines, mais je vais te montrer les conséquences de cette rupture si simple et banale.

Souh cassa le nouveau téléviseur, les lampes, les nouveaux appareils, arracha les rideaux et lança par terre le micro-onde. Arrivé au lecteur de disque laser, il mit plutôt la musique à pleine capacité. René observait en silence, n'osant rien dire, ne pouvant rien dire, tant au niveau de sa volonté qu'au niveau du volume du son que crachaient deux minuscules caissons.

—Jamais je n'aurais cru que de si petites colonnes de son puissent cracher autant de bruits disparates et distorsionnés.

—Quoi ?

René se mit en quête de quelque chose, il cherchait partout. Peu après, on vit une hache venir fendre le lecteur laser en deux. Il s'agissait de l'action de René, Souh en demeura estomaqué:

—Tu es fou ?

—Tu avais oublié de détruire la seule chose qui, dans ton cas, devait être détruite.

—J'ai 21 ans, je suis majeur. Nous sommes dans un pays libre. Retourne à Paris !

—Tu reviens avec moi !

—Continue de perdre ton temps avec tes petits Hare Krishna Limited, marque déposée, Made in France, moi j'ai autre chose à vivre !

—Oui, comme de faire l'amour à tout ce qui bouge, engloutir toutes tes énergies et tes forces dans ces relations malsaines.

—Mais de quoi parles-tu ?

—Ah oui ? Une journée avant que je n'arrive, deux dans la même nuit. Une sur le divan,

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l'autre dans la cage de l'ascenseur pendant que l'autre se reposait ici dans l'appartement.

—Christ de calice de tabarnack d'hostie ! Tu comprends ces mots québécois ?

—Euh, ce ne serait pas plutôt italien ? De toute manière ça ne signifie plus grand-chose lorsque lancé ainsi. Sinon que tu n'avais plus rien à dire et que j'ai raison. Ta vie est guidée par le sexe !

Souh ne sut quoi répondre à cela. Il reconnaissait que le sexe jouait un rôle important dans sa vie, comme tout le monde, mais on ne pouvait pas résumer sa vie à cela, même si les apparences affirmaient le contraire.

—Comment fais-tu pour me retrouver ainsi dans New York sans même que j'aie laissé une adresse à qui que ce soit ?

—Les gens que l'on aime, on sait toujours où ils sont.

—Pour qui tu te prends pour observer à mon insu tous mes faits et gestes ? Tu as des gens cachés dans tous les coins, caméras et micros qui m'observent et m'entendent ?

—Pauvre Souh, comme ton ignorance est décevante.

—Ma vie c'est ma vie !

René connaissait bien cette tautologie que Souh aimait répéter comme un argument solide pour justifier son enfer. René devait cependant avouer que, devant une telle erreur argumentative, il ne savait quoi trop répondre. Souh continua donc :

—J'ai tant été privé dans ma jeunesse, et j'ai tant cru que je n'allais jamais connaître le monde extérieur, qu'il est bien normal aujourd'hui que je traverse cette étape. Si c'est le sexe qui guide ma vie, tu en es certainement l'unique responsable !

René entendit cette dernière parole. Cet argument n'était peut-être pas fondé, mais il résonnait pour la première fois sur les murs. En effet, René pouvait-il être responsable de la délinquance de son fils ? Il chercha les raisons, trouva des manquements du passé jamais remarqués avant, il remonta jusqu'au premier jour de sa naissance. Avait-il pris de mauvaises décisions, l'avait-il trop forcer à vivre une vie que définitivement son fils ne saurait accepter ?

Un sentiment de culpabilité monta en lui. Des reproches maintenant, il n'en avait que pour lui-même. Se blâmant pour ce fils raté, se blâmant pour tous les maux de l'Univers. Souh avait misé juste en pointant un coupable, puisqu'il existe toujours un coupable quelque

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part, et que tous, à un certain degré ou à un autre, peuvent porter le chapeau. Souh admettait qu'il était lui-même responsable de ses actions, il ne croyait pas vraiment que son présent puisse découler de son passé. Si on voulait faire des parallèles, tout justifier par notre passé, on pourrait certainement arriver à un millier de conclusions. L'important était que, finalement, Souh ne reprochait rien à René, sinon qu'il voudrait bien enfin profiter de sa liberté. René, lui, se sentant maintenant l'unique responsable de cette crise, se trouva bien plus motivé qu'avant à y mettre un terme. Sa seule défense contre sa culpabilité, était cette phrase dite par Freud à une dame qui venait lui demander conseil sur son enfant devenu impossible : "Madame, peu importe ce que vous ferez à vos enfants, ce sera toujours mal." Mais cela ne s'appliquait qu'au point de vue de la psychanalyse, et puis ce que Freud avait dit dans le passé, tout cela pouvait être largement remis en question. René allait donc tenter de réparer ses torts, mais Souh ne voulait pas.

—Ah non, tu vas empirer les choses si tu essaies de compenser pour tes manques. Il est trop tard, tu peux retourner ruminer dans les caves de Montsouris.

Souh continuait à jouer son jeu, il croyait que c'était le seul moyen d'arrêter les reproches que son père lui faisait. Cette destruction devait finir, somme toute, sa vie, selon lui, ne concernait que lui. René, évidemment, voyait les choses d'un angle différent. Mais il n'osait plus rien reprocher à son fils, il demeurait silencieux, à regarder cet être malade qui, jadis, croyait-il, lui appartenait.

—Ne vois-tu pas que ma destinée s'accomplit au même titre que la tienne ? malgré tous tes efforts pour la changer ? À qui fais-tu le plus de mal ? Allons, je sais que tu me voudrais à Paris, à l'écoute de tes principes et lois.

—Je voudrais te transmettre un savoir que, sans le savoir, tu cherches à savoir.

—Mais ne cherche pas à m'imposer ton savoir, il ne pourra faire autrement que rentrer de travers. Et moi, dans ce cas-là, je le vomis ton savoir. Et puis, moi, étudiant et disciple de mon père, mon nouveau guide spirituel, ça ne fait pas sérieux. Ça fait même juste bon pour l'asile d'aliénés. Si c'est là ma destinée, devenir ton esclave, je vois bien qu'il faudra tout un événement pour me ramener à toi, car pour l'instant je ne me sens pas l'âme d'un martyr.

—Ta vie actuelle est bien plus souffrante, tu es si lourd sur tes pieds, alors que tu pourrais te sentir si léger, jusqu'à avoir l'impression de flotter.

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—Oh mais, peut-être veux-tu essayer mes drogues à moi ?

Souh lança sur la table des sachets, des petites fioles et une seringue.

—Elles sont autrement plus passionnantes que celles que tu prenais à Paris, si je me souviens bien.

Il s'agissait véritablement d'une attaque. René consommait lui aussi des drogues, Souh le savait.

—Les drogues pures, Souh, lorsque bien utilisées, peuvent t'offrir une clairvoyance ultime. Mais ce que tu consommes ici ne sera jamais pur, en fait, tu consommes très peu de drogues, tu consommes autre chose que l'on y ajoute pour profiter de ton argent. Tôt ou tard tu es condamné à mourir d'une surdose.

—En quoi cela ne serait pas de la drogue pure que je consommerais ?

—Car tu serais incapable de te la payer. Combien de poudre à récurer contenant du Javex et de verre brisé as-tu fait entrer dans ton sang ? Combien de temps avant qu'une de tes artères bloque et que le sang ne puisse retourner au cœur ? Il ne te reste plus que la cure de désintoxication pour t'en sortir.

Souh ne parlait plus, René se calma. Il alla s'asseoir sur le divan, croyant ainsi que ses reproches allaient mieux être digérés. Comment vis-tu, pauvre Souh. La Chinoise en bas fait ton lavage et ton repassage, l'autre blanchisserie plus haut s'occupe de tes chemises Donna Karen livrées trois fois par semaine. Ton épicerie, lorsque tu manges, tu la fais venir par téléphone, mais la plupart du temps tu manges avec des amis dans des restaurants dispendieux. Et puis, c'est quand la dernière fois que tu as pris un autobus ou un métro plutôt que de héler des taxis ? À propos, j'ai écouté les banques te laisser des messages sur ton répondeur automatique. Savent-elles que tu possèdes au-delà de soixante cartes de crédit, dont douze Visa, aux plafonds sautés depuis longtemps ? Souh s'avoua finalement vaincu. Il se laissa tomber sur le divan à côté de René. Enfin, il se laissait réconforter, son père le prit dans ses bras.

—Je t'offre la chance de t'en sortir. Tu as soixante-quinze mille dollars gelés sur la seule et unique carte de crédit que tu avais en arrivant à New York. Si tu achètes un billet d'avion pour Paris, tu pourras rembourser tes dettes. Je ne puis plus rien faire pour toi, si tu veux arriver quelque part, prends les moyens.

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Chapitre 43

René était au chevet du maître. L'homme allait mourir, mais il possédait toute sa tête :

—Je meurs de vieillesse, mais bien jeune tout de même. Ne sois pas triste, c'est nécessaire que je parte d'ici physiquement. Tu verras, je serai davantage actif de l'autre côté. Mon potentiel actuel est freiné par ce corps trop lourd. Tu seras bientôt maître, mais je continuerai à te guider. Si tu te concentres, on pourra même communiquer. Mais tu sais toutes ces choses, je t'ai transmis mon savoir, tu l'as développé au-delà de mes espérances. Ne soit pas trop dur avec Souh, à tes débuts tu lui ressemblais. C'est ton portrait tout craché. Il sera un très bon étudiant.

—S'il ne meurt pas.

—Il devra quitter New York sans faute après ma mort.

—Mais comment le convaincre ?

—Ne vois-tu pas la logique des événements ? Regarde ce qui est avant, et tu verras ce qui doit venir après. Au temps venu, il viendra.

—Mais ne faut-il pas parfois provoquer les choses si l'on veut qu'une destinée s'accomplisse?

—L'homme n'est pas libre, mais il peut s'égarer, ou plutôt errer. Il doit subir certaines expériences. Il n'est libre que de croire qu'il s'agit de ses propres choix. En fait, il n'a que le choix de retarder l'inévitable. Il peut cependant perdre son temps pendant plusieurs années, voire même plusieurs vies, il apprend alors si peu de choses.

—Souh est bien mal en point en ce moment même. Je suppose qu'il apprend énormément de choses. J'espère que je n'aurai pas à regretter la confiance que je vous porte. Je perdrais alors le maître et le disciple, je ne serais plus rien.

En effet, la vision de René s'accomplissait, Souh était étendu sur des toilettes blanches placées dans les vidanges sur le trottoir. Autour, les lumières de la rue donnaient une allure irréelle à toute la scène. La tête du jeune tournait terriblement, bien qu'elle demeurait immobile aux yeux des passants qui n'osaient l'approcher. Seule sa conscience captait la

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vie, en un corps qui ne répondait plus. Ouvrir les yeux seulement relevait de l'impossible. À Paris, le maître gardait à peu près la même position, il venait de fermer les yeux. Au moment précis de sa mort, un champ d'énergie, invisible à autrui, partit de lui pour se rendre jusqu'à René qui en éprouva un sentiment de joie intense et de plénitude absolue.

De même, à des kilomètres de là, de l'autre côté de l'océan, Souh ouvrit les yeux. Son corps put reprendre le mouvement, sa conscience reprit le contrôle. Jamais il n'avait été si près de la mort, cela changea immédiatement sa vie. On lui laissait une seconde chance, il venait de comprendre. Il n'allait pas la manquer. Il fallut en arriver à cet extrême pour qu'il comprenne. Il aurait pu tenter d'imaginer lui-même cet extrême, ou la voir chez les autres pour en envisager les conséquences. Ainsi il aurait pu s'épargner cette expérience, l'ayant apprivoisée avant. C'est ce que René lui avait souvent répété. Mais la nature humaine est bien encrassée dans son enveloppe qui lui demande bien des besoins à combler. Ce n'est jamais négatif cependant, ces besoins sont les catalyseurs de l'évolution. Souh acheta un billet d'avion et s'occupa de ses dettes.

 

Chapitre 44

Dans l'avion d'une compagnie aérienne de deuxième ordre, qui partait ce jour-là de l'aéroport de JFK pour se rendre à Heathrow, on pouvait apercevoir par le hublot un Souh bien calme. Assagi peut-être, certes bien fatigué. Il ne retournait pas à Paris, mais à Londres, sans savoir exactement où il s'en allait. Il n'avait aucune intention de retourner au sein de l'organisation. À vingt et un ans, il jugeait qu'il n'avait point besoin d'encadrement. D'autant plus que sa propre philosophie consistait à apprendre par les épreuves que l'on traverse, mais surtout par ses folies. Or, il avait appris énormément ces dernières années, sans trop être dans la capacité d'identifier quoi exactement. Si tout son apprentissage de la vie devait s'enregistrer dans son cerveau, et que ce processus lui permettait une clairvoyance hors pair des événements et des décisions à prendre pour sa destinée, dans son cas, le tout s'accomplissait d'une manière tout à fait inconsciente. C'est un peu ce qui désolait René.

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Souh voyageait en classe Service Hospitalité, un euphémisme pour classe de merde, à bord d'un vol nolisé où l'espace vital était nul. Ses jambes ne pouvaient bouger. Son seul divertissement était d'observer l'immense étendue bleue de l'océan Atlantique, l'immense étendue bleue noire du ciel ainsi qu'une grande lampée blanche de nuages un peu plus loin. Ces gigantesques espaces contrastaient de façon éclatante avec l'intérieur de ce qu'il appelait un corbillard volant. Il pouvait se contenter à subir la série de turbulences que l'avion affrontait ce jour-là. Il espérait peut-être que l'avion s'écraserait plutôt que d'arriver à bon port. Il s'en allait chez l'amie d'un ami qu'il n'avait vue qu'une seule fois à New York quelques mois auparavant. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il était attendu vers minuit à la station Clapham South dans le sud-ouest de Londres.

Cette amie londonienne s'appelait Marsha et possédait un café assez trendy, ce qui n'était pas sans laisser Souh indifférent. Quelle atmosphère allait-il trouver dès son retour à Londres, dans cette nouvelle vie ? Il n'avait aucun soutien à attendre de personne. Il refuserait dorénavant obstinément l'aide de son père qu'il jugeait conditionnelle à des intérêts qui n'étaient pas les siens. On lui garantissait un emploi dans le café-restaurant de son amie Marsha, c'était tout ce qu'il pouvait décrocher dans le contexte. Sa connaissance des langues pouvait faire de lui un élément important, même pas essentiel. Combien de temps allait-il pouvoir demeurer chez son amie ? Il n'avait pas l'argent nécessaire pour se trouver un appartement. Le retour à Londres, même s'il y était né, lui sembla soudainement une folie de plus à ajouter au lot de toutes les autres. Souh ignorait qu'il avait un guide, le maître de René, qui s'arrangeait pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes. Plus particulièrement en ce qui concerne l'apprentissage du disciple rebelle. Car Souh avait le potentiel pour devenir un maître, mais n'en avait pas encore la conscience, ni la volonté. Souh s'inquiétait donc pour rien, son avenir était là tout dessiné devant lui, à la limite il n'avait qu'à le subir. Sa seule liberté consistait à retarder les échéances, à ne rien faire pour provoquer les événements susceptibles de l'emporter à l'autre bout du monde, là où il apprendrait énormément. Il n'en pouvait de toute manière plus de l'univers de son père.

—S'il y a une évolution, d'accord, mais ne me demandez pas de fournir des efforts et des

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sacrifices. J'aime mieux que le tout se produise à mon insu.

Souh regarda par la fenêtre, le voyage lui sembla interminable. Il avait eu le malheur de boire trop de vin bon marché et voilà que maintenant il riait aux éclats en solitaire. Ce qui suivit cette euphorie, c'était une crise claustrophobique. Il crut qu'il allait exploser. Les deux passagers entassés à côté de lui l'ont vu passer par-dessus eux, criant qu'il n'en pouvait plus, qu'il avait besoin d'air. L'air, cette denrée si rare à cette altitude. Si essentielle à l'humain, que d'en manquer ne serait-ce que deux minutes entraîne la mort. L'oxygène ne se rendait plus à son cerveau. Sa pensée s'était entièrement volatilisée. Il ne songeait qu'à trouver de l'air. Il s'enferma dans les toilettes pour trois bonnes heures, là encore un espace excessivement restreint. Lorsqu'il revint à la vie, il fit une sorte de bilan de sa vie new-yorkaise. Bien que, selon René, son fils ait bel et bien vécu un enfer à New York, Souh voyait la situation d'un point de vue différent.

Il avait eu le temps de se faire bien des amis, même d'irremplaçables amis prêts à tout pour l'aider. Avait-il le droit de les abandonner ainsi ? Est-on redevable à tous ces gens qui se fendent le derrière en quatre pour nous soutenir ? Il laissait derrière lui une jeune fille très belle et gentille, Paule. Ça allait bien entre elle et lui, il commençait à s'attacher malgré qu'ils ne se connaissaient que depuis un mois. Avait-il le droit de la quitter ainsi ? Bonjour la visite, je retourne à Londres ? Selon René, la question ne se posait même pas :

—La seule façon d'évoluer est de multiplier les rencontres, les lieux et milieux où l'on vit. Ceux qui sont trop aveugles pour se rendre compte que la vie est un apprentissage et que, à certains embranchements, il faille se séparer d'eux pour le bien de chacun, ne méritent peut-être pas de partager notre existence trop longtemps. Même si nous avons énormément apprécié ce que ces personnes nous ont apporté. Souvent les gens qui nous entourent sont en stagnation, ils nous freinent dans notre élan en ne partageant pas notre philosophie. Mais peut-être, souvent, ont-ils besoin d'apprendre de nous, ils jugent alors qu'ils doivent encore partager notre vie. Mais parfois, ce qu'ils apprendraient avec nous peut être apprit ailleurs, ce qui nous permet de nous libérer et d'aller de l'avant avec la vie.

Selon René, il fallait du discernement pour savoir prendre les bonnes décisions au bon moment. Il existe une multitude de signes interprétables qui nous guident, qui nous montrent la voie à suivre. Parfois ça crève les yeux, tout indique ce chemin. Mais Souh, dans ces contextes, s'obstinait à ne rien voir, à se débattre pour éviter de suivre sa destinée,

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c'est-à-dire son retour en Europe. N'empêche, s'il faut en arriver aux extrêmes pour nous pousser vers notre voie, c'est que nous sommes vraiment à l'écoute de tout autre chose, on passe à côté de la vie. Souh revenait justement à la vie, sans savoir si son atterrissage allait être un nouvel envol. La philosophie de Souh était bien plus simple que celle de René. On pouvait encore parler d'une sorte de destinée, mais entièrement à construire soi-même. Nous étions absolument libres et laissés à nous-mêmes. On pouvait aussi bien demeurer assis chez soi ou aller à la rencontre de la planète entière et apprendre ce qui s'y passe. On pouvait ou bien écouter la télévision toute sa vie, ou penser et construire des choses. L'une ou l'autre possibilité importait peu, il n'y avait aucune nécessité à la vie, on pouvait très bien perdre son temps, le résultat serait le même en bout de ligne. L'une ou l'autre possibilité apportait certains degrés de satisfaction, une certaine admiration de la part d'autrui.

On pouvait se motiver à l'existence par ces sentiments, emplir notre vie d'une motivation, essence de l'existence. Une vie remplie était souhaitable, mais nullement nécessaire. Il s'agissait de faire passer le temps avant la mort. Préparer nos derniers jours devait nous préoccuper, mais cela n'était pas essentiel. On verrait en temps et lieux. Souh constatait cependant un certain déterminisme dans ses décisions plutôt qu'un fatalisme. C'est-à-dire qu'il ne croyait pas à une force supérieure à lui qui arrangerait les événements afin de le pousser à prendre une décision importante. Il avait plutôt l'impression que, selon ses acquis, les éléments de son milieu et sa personnalité, en de telles circonstances données, il prendrait toujours telle décision.

Cela répondait à des lois telles que celles de la chimie et de la physique, phénomènes observables et identifiables, mais ne faisant appel à aucune autre force supérieure à lui. Un champ d'énergie magnétique peut-être, à la limite, maintenait le tout ensemble pour éviter que le tout ne s'évapore dans l'infini de l'espace, dans le néant. Nous n'avions pas de grandes lignes écrites incontournables, nous pouvions foncer n'importe où et apprendre n'importe quoi. Nous étions libres de ne rien apprendre. Bien sûr, à sortir de chez soi, quantité d'événements étaient susceptibles de survenir, entraînant d'autres événements susceptibles de nous conduire vers l'ailleurs. Un peu comme la théorie du Chaos. Même que les coïncidences extraordinaires pouvaient s'expliquer par des lois qualifiables et

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quantifiables que nous n'avions pas encore comprises. Il avait tenté d'en parler avec René qui lui avait répondu :

—Continue de vivre, ton expérience t'aidera à raffiner ta pensée sur le sujet. Ces concepts sont très vagues, parfois on pourrait croire que l'on parle de deux philosophies bien différentes alors qu'en fait ce que l'on tente d'identifier est sensiblement la même chose. Ainsi, par des mots différents, nous parlons le même langage, nous tenons le même discours. Ta façon de voir les choses et de penser ne diffère pas tant que cela de la mienne. Avec le temps, tes idées se préciseront.

Mais Souh n'avait songé à toutes ces choses que parce que René, d'une certaine manière, avait tenté de lui inculquer un certain savoir, une manière de voir et d'interpréter les événements. René l'avait peut-être fait juste pour donner à son fils un sens à l'existence, s'assurer que celui-ci poursuivrait bien certains objectifs qui lui éviteraient de trop s'éloigner de ce qu'il jugeait important pour lui. Enfin, pour Souh, tout cela ne demeurait que des concepts sans importance, du blabla qui ne demeurerait toujours qu'hypothèse.

Pour l'instant, ce qui l'inquiétait surtout, nonobstant une destinée tracée, c'était : Suis-je le bienvenu chez cette amie ? Ai-je le droit de m'imposer ainsi chez les gens ? Les seuls atouts sur lesquels il pouvait compter étaient sa beauté, sa jeunesse, son charme et son intelligence. Sa motivation lui venait aussi de ce que Marsha était très gentille et attirante, malgré qu'elle habitait avec un autre homme dont Souh ignorait même s'ils formaient un couple.

 

Chapitre 45

Le lendemain de son arrivée, Souh se rendit dans le centre de Londres. Sa première impression, en respirant l'air frais des petites rues pleines de maisons de briques rouges et brunes, fut un sentiment de joie. Au moins il était de retour dans son chez-soi. Si longtemps il avait méprisé Londres, s'y était senti misérable. Maintenant qu'il avait vu autre chose, fraîchement arrivé d'Amérique, il savait apprécier sa ville à sa juste valeur. Pour la première

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fois il eut un sentiment de fierté pour son pays. Certains Londoniens qui passaient par là, ce jour-là, auraient peut-être eu de la difficulté à comprendre comment un jeune homme de mère africaine et de père canadien-français pouvait considérer le Royaume-Uni comme son seul pays, sa terre natale. De toute manière il y était né, ensuite, jusqu'à son départ récent pour le Québec, il n'avait rien connu des pays de ses parents. Puis, selon les lois en vigueur dans tous les pays, l'Europe était le seul endroit où, légalement, il pouvait habiter et travailler. Et encore, cela ne se faisait qu'à certaines conditions, fort complexes d'ailleurs. La fierté nationale, selon Souh, n'avait jamais vraiment été importante. Il s'agissait davantage d'un outil de propagande afin de servir des intérêts particuliers qu'autre chose. Il reconnaissait cependant qu'il s'agissait d'une motivation qui pouvait aider à construire de grandes œuvres. Le problème c'est là où, sous prétexte de sécurité nationale, on s'en servait pour discriminer et parfois même détruire les autres. Bref, Souh prit l'Underground à Clapham South pour se rendre à Leicester Square. Son amie, jusqu'ici très attentionnée, l'avait envoyé voir si une des chambres à louer au-dessus du Box, son café, était libre. Il savait qu'il lui manquait de l'argent, en plus il s'était fait voler sa carte de guichet automatique de la Royal Bank of Scotland, ainsi que sa carte avec son numéro d'assurance nationale. Non plus il n'avait de carnet de chèques.

La vie n'allait pas être simple, et Souh n'avait pas le tempérament d'un ignorant sans souci, avec l'impression que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il souffrait dans la misère plutôt que de jouir comme René. Il avait trop dormi ce matin-là, il allait arriver en retard au café de Marsha. En bon British, Souh voulait une lager avant même de commencer sa journée. Mais il se ressaisit, il avait bien des choses à faire, peu de motivation pour les accomplir. Il avançait à reculons, espérant que tout lui viendrait à point au temps voulu. Ce serait même logique selon lui, car, il en a tellement fait dans l'enfer de New York, qu'un peu de facilité maintenant lui semblait normal. Néanmoins, bien que parfois il rejoignait René dans sa façon de penser, il croyait que rien n'était gratuit en ce monde, et que sa place, il fallait la mériter. D'autant plus que partout il voyait de la corruption et ne se posait même pas la question à savoir s'il avait certains avantages à demeurer honnête ou à faire le bien. Fuck it, disait-il.

Une semaine et quelques jours plus tard, il en était toujours à tenter de remettre sa vie en

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place. On lui promettait un emploi au Box, mais ça viendrait seulement bientôt. Bientôt, ce mot ne signifiait pas grand-chose aux yeux d'un jeune homme perdu comme pouvait l'être Souh. Il n'avait pas eu de chambre sur-le-champ, il avait dû prendre des numéros et des adresses puis aller visiter des appartements où il y avait des chambres à louer. Il attendait des réponses sous peu. Il en avait d'ailleurs vu de toutes les couleurs à se promener ainsi chez les gens à la recherche d'un endroit où faire son lit. Le dernier en titre était un vieux professeur de biologie à la retraite, recyclé en photographe de jeunes hommes nus. En apercevant la jeunesse et la beauté de Souh, il lui offrait soudain tout ce dont il avait besoin : une sécurité et une stabilité.

Mais à ce prix, Souh n'en voulait pas. Il y avait des intérêts en jeux, il jugeait que ce n'était pas les siens. Il lui restait malgré tout une certaine fierté, un orgueil. Il désirait changer certaines choses dans sa vie, se prendre en main pour de bon, ne plus sauter sur la première occasion qui se présente, la plus facile et toujours la plus désastreuse. Ça lui laissait un goût amer, un sentiment de culpabilité. Oui, il devait apprendre certaines choses à travers ces expériences, mais n'existait-il pas d'autres moyens d'apprendre ces choses particulières ? Il avait, du moins, appris qu'il voulait maintenant se tenir loin de ce genre de personnage macabre que représentait ce professeur retraité. Somme toute, il s'agissait d'un bon départ que cette décision.

Malgré les apparences, Souh était un être sensible. Tous le ressentaient et s'attachaient à lui facilement.

N'importe quel événement ou rencontre qu'il vivait avait un grand impact sur sa personne. Il vivait un peu dans les extrêmes. On pouvait le blesser grandement avec quelques mots pourtant communs, comme on pouvait le rendre heureux pendant deux jours juste par un sourire inattendu. Marsha avait senti cette sensibilité. Elle aimait bien Souh, un peu comme son propre fils. Elle avait trente-sept ans, Souh l'ignorait avant de faire l'amour avec elle. Tout au plus il lui aurait donné trente et un ans. Elle avait de l'argent, un bon emploi de gérante de banque dans le centre de Londres, une BMW et puis ce café-restaurant qui fonctionnait très bien malgré quelques problèmes internes d'organisation tels que le vol d'alcool et de vidéocassettes par les employés. Tous ces soucis avaient fini par déteindre sur Marsha et l'homme qui partageait sa vie. Andy avait été nommé manager des lieux,

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il subissait donc de front chaque détail qui allait de travers. Marsha semblait pourtant d'un naturel si calme avant que Souh ne constate qu'elle s'était rongé non seulement les ongles, mais toute la peau autour des ongles. Souh l'admirait tout de même pour l'énergie qu'elle dégageait et se fascinait de voir comment son nouvel entourage admirait tant le couple Marsha et Andy. Souh en connaissait cependant davantage que les autres, il vivait au milieu d'un enfer chez Marsha. Il s'avérait que le couple ne pouvait plus se supporter, mais était lié de telle façon que la rupture semblait impossible. Et puis c'était une relation ouverte, c'est-à-dire qu'ils pouvaient faire l'amour à droite et à gauche sans avoir de comptes à rendre. Une relation ouverte où la jalousie, les reproches et la souffrance régnaient tout de même. Ainsi Souh se sentait mal à l'aise à l'ombre de cette relation avec Marsha. Bien sûr, à New York, ce genre de prostitution était acceptable pour un temps. À Londres, ça semblait différent. Souh voulait mettre son passé de côté, vivre une vie plus simple, dans la routine même. Jamais il n'avait eu de quelconques intentions de recevoir quoi que ce soit de Marsha. Somme toute, cette femme lui semblait très séduisante. Il avait même poussé l'audace jusqu'à lui dire qu'il était revenu à Londres un peu pour elle. Ce qui était sans doute un peu vrai, elle avait été un facteur de plus. Il aurait pu téléphoner ailleurs, mais il voulait s'assurer d'un renouveau absolu, un peu comme une renaissance dans sa ville natale. Marsha connaissait énormément de gens, il semblait à Souh qu'elle était susceptible de lui apprendre bien des choses sur la vie réelle de Londres qu'il n'avait jamais vraiment connue. Mais que pensait Marsha de tout cela ?

Elle se savait séduisante, elle avait appris de Souh qu'il ignorait tout de sa situation financière plus que confortable. Souh ignorait même que Marsha vivait depuis quelques années avec Andy, ce très beau jeune homme de Manchester au début de la trentaine. Heureusement que Souh ignorait tout, il ne serait jamais venu chez Marsha alors, il ne serait peut-être jamais revenu à Londres. Pendant que Marsha et Andy habitaient au New Jersey, Andy s'était fait une autre copine avec qui il était sorti pendant l'année et demie qu'ils sont demeurés aux États-Unis. Marsha venait de Birmingham, elle avait honte de son accent pourtant jugé très près du vieil anglais. Elle camouflait son accent tant qu'elle pouvait, à l'aide de ce qu'elle avait entendu lors de ses divers séjours à l'étranger. Parfois ça sonnait bizarre. Quelqu'un d'attentif aurait eu bien du mal à identifier d'où elle venait, il en aurait peut-être même déduit qu'elle venait de plusieurs endroits différents.

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Comme si l'on pouvait naître plusieurs fois et être stigmatisé par plusieurs façons différentes de s'exprimer. En Angleterre, on pouvait très aisément identifier de quelle classe un être était issu. Si c'était la classe ouvrière, c'en était fait de lui, il n'avait aucune chance de réussir dans la vie. Son parlé ne tromperait jamais personne, il serait rejeté tout aussitôt de n'importe quel domaine qui compose la société. Que pensait Andy de l'arrivée de Souh dans le décor ? Il semblait répondre par l'acceptation et l'amabilité. Il jouait le jeu. Pendant ce temps, Souh réussissait chaque jour un peu plus à installer sa vie, ailleurs. Il travaillait maintenant, et il avait trouvé une chambre à Clapham Common. Aujourd'hui était sa première journée de travail, il tentait d'imaginer ce qui l'attendait, il s'était préparé à tout. L'instant d'un moment, il regretta New York. Ça ne lui en prendrait pas beaucoup pour partir à l'aéroport acheter un billet pour les États-Unis et oublier ses maigres bagages à Londres. Paule l'attendait là-bas. Et si elle ne l'attendait plus, du moins, elle le reprendrait sans doute dans sa vie. Maintenant qu'il y songeait, la petite Paule avait des ancêtres irlandais, là d'où venaient sans doute ses cheveux blonds et ses yeux bleus profonds. Souh avait bien de la difficulté à les oublier. D'autant plus qu'il en avait assez de coucher à tort et à travers avec tout ce qui passait, il avait soudain besoin de romance, d'une relation amoureuse intense. Bien sûr, ça ne se trouverait pas du jour au lendemain. Déjà il était sorti dans un club avec Marsha. Il n'aurait eu qu'à tendre la main pour en avoir une. Les plus belles le regardaient, une s'était même jetée sur lui, lui avouant d'emblée n'avoir jamais rencontré plus beau que lui, ni à Londres, ni à Los Angeles, là d'où elle venait. Souh prit peur, ce n'était pas dans ce club qu'il rencontrerait l'amour de sa vie, pourtant il la rencontrerait bien quelque part. Mais pour l'instant il avait d'autres chats à fouetter. Sans oublier son père à Paris qui ignorait encore, officiellement, son retour à Londres. Sa réaction serait certes positive, puisque son fils est revenu en Europe, mais négative à la fois, car Souh n'avait aucunement l'intention de retourner à Paris. Non plus il était certain de vouloir voir son père venir le rejoindre à Londres. Il lui faudrait alors dès le départ lui-même définir ses droits et libertés et s'assurer qu'ils seront respectés, plutôt que de vivre écrasé sous celles de son père et de l'organisation qu'il représentait. Et sa mère, Yvonne, Souh n'y songeait même pas. Oh Dieu, il faudra bien l'appeler ce René un jour ou l'autre ! Bien qu'il n'en faisait qu'à sa tête, l'opinion de son père l'obsédait, le poursuivait dans ses cauchemars.

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Il en avait atteint un point où il se croyait maintenant justifié de le détester ouvertement. Il se disait que si son père l'avait battu à mort, il aurait tous les droits de le haïr, même si en théorie il demeurait son père. Alors que devrait-il en être d'un père qui a tant désiré la réussite de son fils en un certain domaine et qui a tout fait pour l'obliger à faire n'importe quoi pour y arriver ? C'est simple, selon Souh, même si, selon la volonté de son père, il devenait effectivement un maître et prenait le contrôle de l'organisation londonienne, sa santé mentale demeurerait endommagée de façon permanente. L'une ou l'autre possibilité, réussir ou non, ne lui apporterait que misère et enfer. Dans ces conditions, il valait mieux au moins faire ce qui nous rendait heureux le moindrement, c'est-à-dire demeurer loin des idéaux de son père.

Tout de même, après son appel téléphonique à Paris, Souh constata que la communication fut positive. Si Souh n'était pas venu à Denfert-Rochereau, au moins il était revenu en Europe, ce qui dénotait déjà une bonne volonté. Il avait un emploi et un endroit où habiter. Immanquablement, René avait annoncé son arrivée prochaine à Londres. Souh lui avait répondu de prendre son temps, que rien ne pressait pour l'instant. Pour René, il faudrait que tout se fasse du jour au lendemain. Pour Souh, si c'était là le rythme que l'on voulait lui infliger, alors il n'apprendrait rien. Il fermerait les yeux et rejetterait tout d'un bloc. René se demandait comment il allait s'y prendre pour transmettre une quelconque philosophie à ce fils capricieux, et surtout quand il serait enfin prêt à l'écouter. Mais il ne s'inquiétait pas tellement de ces questions. Il savait que tout viendrait à point lorsque le temps serait venu.

Les événements et les circonstances s'arrangent toujours pour nous faire savoir quand agir. Ainsi les choses eurent le temps de se tasser avant que René ne prenne le train jusqu'à Londres.

 

Chapitre 46

En ce samedi matin, Souh prit l'Underground pour se rendre jusqu'à la station Hounslow Central, en zone 4. René lui avait donné rendez-vous à la sortie de la station. Lorsqu'ils se

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virent, ils se saluèrent et marchèrent à travers Lampton Park.

—J'ai entendu dire que tu avais reçu le titre de Comte.

—Titre que tu hérites par le fait même.

—It is so stupid, you know it is. You like to play that game, don't you ?

—Well...

Ils continuèrent jusqu'à un nouvel édifice de trois étages sur Old Park Mews. Ils montèrent l'escalier et entrèrent dans l'appartement numéro 22. Souh parut surpris en voyant l'endroit.

—Mon Dieu que c'est propre et moderne pour un appartement londonien.

L'appartement n'avait pourtant rien de luxueux, mais tout était neuf et décoré avec goût. Beaucoup de métal argenté et de cristal.

—J'ai acheté ce logement pour toi.

—Je savais que tu préparais quelque chose. Combien as-tu payé ?

—Soixante mille livres.

—C'est de la folie, tu te rends compte que tu aurais pu me payer une maison ailleurs pour le même prix ?

—Suis ton évolution par étape, tu n'en es pas rendu à t'acheter une maison. Ton développement personnel nécessite que tu habites Hounslow.

—Pourquoi ?

—Ce n'est que la suite logique des événements qui remplissent ton existence.

—How do you know that ? That's bullshit ! D'autant plus que je n'habiterai jamais en banlieue de Londres. Zone 4 ? Il n'y a pas une fille qui voudra me suivre jusqu'ici, et c'est toujours trop compliqué d'aller chez elles. Elles habitent avec leurs parents ou des amies, et alors, elles ne veulent pas passer pour immorales. En plus ça me prendra une éternité pour aller travailler.

—Je t'ai trouvé un emploi à l'aéroport d'Heathrow, il est temps que tu sortes de ton univers d'enfer et que tu t'éloignes du centre-ville. Il y a un magnifique parc à côté, Osterley Park. Il y a même des chevaux, je t'en aurai un si tu le souhaites. Nous irons tout à l'heure.

—Tu ne comprends pas. Je ne quitterai pas le centre-ville de Londres, ni mes amis...

—Quels amis ? Cette femme de 37 ans et son copain Andy ? Leur colocataire avec qui tu as

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couché, vieille selon toi, qui t'a même écœuré et qui ne t'appelle plus ? Les nombreuses filles que tu as rencontrées au pub à Covent Garden et qui ne voulaient que faire l'amour avec toi un seul soir ? Tu avais bien mieux à New York, Paula, et tu es tout de même revenu ici. En fait, tu es en train de rebâtir ton calvaire new-yorkais à Londres. Où donc vois-tu une évolution ?

—Et Hounslow, et l'aéroport ? En quoi cela serait une évolution ? Je parie que ton parc est rempli de vieux laids en peine de leur sale peau.

—L'aéroport est un endroit stratégique. Dans un des plus grands aéroports du monde, avec un peu de chance et d'aide, qui sait sur qui tu peux tomber, ce que tu peux apprendre et provoquer?

—Encore ? Il y a des millions de personnes dans ce pays, des milliards sur cette planète, pourquoi diable faudrait-il que ce soit moi qui sois à la tête de l'organisation-mère à Londres?

—Parce que tu es mon fils.

—Cela ne me donne aucune qualification ou expérience nécessaire pour le poste en question.

—Oh que si, non seulement je te formerai très bien, mais en plus tu es la seule personne en qui je peux avoir entièrement confiance. Nous sommes liées par des liens indestructibles, même la mort n'y changera rien. Quoi qui puisse survenir, on se comprendra et on s'aimera.

—Savais-tu que dans ce pays ils veulent se débarrasser de la royauté et de leur système monarchique ?

—C'est triste, mais la seule chose qui changerait c'est une non-reconnaissance légale de notre statut et des coupures drastiques dans les retours de fonds. En ce qui nous concerne, rien ne change, nous continuerons nos activités et notre expansion. Tu dois prendre le contrôle, ne vois-tu pas que c'est là ta mission, la seule chose qui puisse donner un sens à ton existence ? Cette position t'appelle à elle, elle te demande, elle te permet de t'accomplir à plein. Tu peux révolutionner bien des choses, changer tout à ta manière, recréer un monde. Quelles sont tes possibilités d'avancement dans ce misérable café près de Leicester Square ? Quel est ton avenir à l'aéroport ou ailleurs ? Vois ce qui t'attend, découvre ton potentiel, saisis ta chance, accomplis ta destinée. Viens, allons dans le parc, je vais te montrer quel que chose de puissant.

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—Des chevaux ?

—La nature.

Ils prirent Church Road et entrèrent par le cimetière de l'église St. Leonard.

—Encore un cimetière ? Et tu vas me raconter son histoire, je suppose ?

—Non, don't worry.

Ils devaient sauter une clôture, René survola l'obstacle avec grâce. Souh crut alors que l'épreuve était simple à surmonter, mais dans ses mains il avait une copie du journal The Guardian, le magazine Time Out, un radiocassette et un cahier dans lequel il prenait des notes. Résultat, il brisa ses écouteurs et son radiocassette, il déchira son journal qui partit au vent et son cahier lui revint plein de terre. Il déchira même la poche de son manteau. Par terre il avait laissé tomber des mouchoirs, des batteries, des clés, son porte-monnaie, des cassettes, un téléphone, un petit ordinateur portatif et des condoms. René observa tout cela et sourit.

—Mon Dieu que tu en as des choses à apprendre. Connaîtras-tu ce qu'est la vraie liberté ? En commençant par te sentir léger ? La liberté a été décrite tel un sentiment ou une impression, mais c'est bien davantage. Regarde ces chevaux attachés dans le champ, sont-ils libres ?

—Oh God, they seem so bored !

—Que pourrions-nous faire pour changer cela ?

—Les manger.

René fit semblant de ne pas avoir entendu. Rapidement il reprit :

—Marchons.

Mais alors qu'ils marchèrent, Souh écrasa un ver de terre qui gicla sous son talon. René n'eut le temps de réagir qu'après coup.

—Attention !

—Quoi ?

—Tu as écrasé un ver de terre ! Il va te falloir payer pour cette mort.

—Franchement, tu exagères. Si tu es rendu à me reprocher l'écrasement d'un ver de terre, il n'y a plus de porte de sortie. Tu sais, j'ai fait bien pire, juste durant le dernier mois.

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—Quand bien même tu aurais fait pire, il te faudra certainement commencer à bien faire un jour.

Ils rencontrèrent des jeunes couples qui se promenaient dans le parc, des personnes âgées accompagnées d'enfants, d'autres en bicyclette, d'autres encore allongés sur le gazon près de la rivière.

—Regarde ces fleurs, les petites maisons, observe la verdure, les arbres. Ici tu trouveras l'apaisement. C'est bien plus qu'un simple substitut à ta vie sexuelle mouvementée. Tu peux venir ici chaque jour pour t'énergiser complètement, les poches vides, le cœur rempli. Tu pourras alors ressentir la vie, entrer en communion avec la vie.

Ils s'assirent près de la rivière avec vue sur le château Osterley qui prenait place au centre du parc. Les avions le survolaient à la file, chacun à une minute de distance de l'autre. Pendant que Souh s'incommodait du bruit des réacteurs, René semblait fasciné :

—Bien qu'on me l'ait expliqué plus d'une fois et que j'aie étudié les lois de la physique, je suis toujours impressionné de voir ces grands objets métalliques s'envoler dans le ciel. Au moins ils ont réussi à s'arracher du plancher des vaches, même si cde peine et de misère.

—Moi, ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est comment ça leur prend tellement de temps pour construire des avions plus rapides et plus spacieux pour nous emmener vers l'ailleurs en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, via l'espace.

René se remit à discourir sur la nature et la vie, mais Souh avait aperçu un camion qui vendait de la crème glacée. Il cherchait dans ses poches de l'argent, il sortit cinquante pence. Il observait les prix sur le panneau, tout était trop cher.

—Tu n'as plus d'argent ?

—Je n'ai pas encore été payé une seule fois.

—Mais tu es sorti hier, tu as même flambé cinquante livres.

—Mais comment fais-tu pour connaître ces choses ?

—Il n'appartient qu'à toi de pouvoir apprendre et connaître autant de vérités que tu le souhaites. Il n'y a rien de bien mystérieux ou surnaturel en ce monde.

Aussi surprenant qu'imprévu, Souh décida de tenter sa chance. Son père avait-il raison ? Il l'ignorait. Mais il jugeait qu'il était peut-être temps que quelque chose de nouveau survienne dans sa vie.

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—Écoute René. Je suis d'accord pour commencer mon apprentissage. Vas-y, je t'écoute. Par où commencer ?

—C'est commencé depuis longtemps en fait. Tu en étais juste inconscient. Maintenant tu en auras la volonté, tu arriveras sans doute quelque part. Il te faut la foi également, mais tu en as vu suffisamment pour être sur la bonne voie. Tu sais, tout cela était inévitable, toi-même savais que tu en arriverais là. J'ai juste eu un peu peur que ça prenne encore quarante ans.

—Eh puis après ? Ça n'aurait rien changé.

—C'est vrai. Que tu apprennes tôt ou tard, l'important c'est que tu apprennes. Mais les événements risquent de se précipiter, le duc de Paddington mourra bientôt, et il n'a aucun descendant, aucun héritier.

—Il est malade ?

—Non.

—Alors comment sais-tu qu'il mourra ?

—Je le sais, et lui également.

Chapitre 47

—Hello Souh.

Souh avait accepté l'emploi à l'aéroport d'Heathrow et s'était installé dans son nouvel appartement à Hounslow. Il avait coupé toute communication avec plusieurs de ses amis, dont Marsha et Andy. Ce matin-là, un jeune homme de trente ans, bagages en main, venait de l'interpeller par son nom.

—Hello.

—On m'a parlé de toi, j'ai vu des photos, je suis bien surpris de te voir ici. Coïncidence ou non, j'aimerais bien te connaître. Je me nomme Sean McGovern, je suis d'origine irlandaise. J'ignore si tu as entendu parler de moi, mais je possède plusieurs compagnies connues dont plusieurs appartiennent en partie à l'organisation dont tu seras appelé à diriger.

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Souh avait accepté à moyen terme de prendre ses responsabilités et de s'intéresser davantage aux activités de son père. Bien qu'il craignait de s'aventurer dans quoi que ce soit, il demeurait ouvert d'esprit. McGovern reprit la parole :

—Ce vendredi soir j'organise une soirée sur Oxford Street. Plusieurs de mes amis seront certainement intéressés à te connaître. Voici un billet. Tu n'as pas à t'inquiéter avec le veston et la cravate, c'est casual. Mais essaie de bien paraître, car on pourrait bien t'accoster et te demander c'est quoi ces vêtements laids bon marché que tu portes. Plusieurs prendront des drogues, ne sois pas effrayé. Voilà, je dois partir.

Souh demeurait perplexe. Était-il revenu à Londres et avait-il accepté cet emploi à l'aéroport juste pour rencontrer cet homme qui lui ferait découvrir certaines personnes clés à l'organisation qui sans doute lui ouvriraient des portes en lui facilitant la tâche ? Alors il devait s'assurer de les mettre tous dans sa poche. Si déjà de l'extérieur on le reconnaissait comme celui qui prend les décisions, de l'intérieur son autorité serait plus facile à faire accepter. Il ne pouvait plus reculer maintenant, il devait y aller. Les drogues l'effrayaient maintenant en ce sens qu'il désirait s'en tenir loin. Il faudrait qu'il s'en éloigne ce vendredi. Souh n'avait aucune idée de ce qui l'attendait à cette soirée. Le club en question s'appelait Vortex, le nom évoquait déjà quelque chose : une sorte de grand tourbillon où l'on peut se débattre pour tenter de s'en sortir, un genre de piège où, à travers le temps et l'espace, on est prisonnier de sa destinée.

Le soir venu, Souh se prépara et constata qu'il n'avait plus que deux livres sterling et un ticket valide pour une journée dans les six zones de l'Underground. Il se sentit ridicule en songeant que McGovern, à lui seul, sans compter ses amis, devait avoir des milliards de livres à son nom, alors que lui-même, sans jamais n'avoir été payé pour son travail au café de son amie Marsha, n'avait que deux livres hypothéquées. Il se demandait pourquoi son père lui avait trouvé un emploi qui ne paie pas. Avec tous ses problèmes avec les banques, Souh avait acquis une certaine notoriété internationale en ce qui concerne son crédit et sa capacité de rembourser ses dettes.

Ouvrir un compte de banque lui avait été un calvaire, d'autant plus qu'on ne lui offrait aucune facilité d'accès à son argent. Il claquait donc tout son argent dans le temps de le dire

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et se retrouvait incapable de se rendre à sa banque dans le centre de Londres pour prendre son argent. Bien que son père ait payé la majeure partie de ses dettes aux États-Unis, ici en Angleterre il lui en restait tout de même. Ainsi il sortit ce vendredi avec rien dans ses poches. Il devrait s'inquiéter avec des questions bien plus sérieuses que s'il y aurait un prix d'entrée à payer ou un montant pour déposer son manteau au vestiaire. Son McGovern avait des intérêts impossibles à distinguer pour l'instant, mais sans doute Souh aurait à les connaître éventuellement et à agir en conséquence.

Souh était maintenant dans la place. Il avait rencontré McGovern, roi du Vortex, tous lui tournaient autour, presque à le courtiser. Son nouvel ami irlandais l'introduisit à plusieurs de ses connaissances qui semblaient bien mal juger Souh. C'est qu'il semblait si jeune, déjà qu'il n'avait que 21 ans, on le regardait en se demandant comment il pourrait arriver à la tête d'une si gigantesque organisation et avoir la capacité de se faire respecter. On ne lui donnait aucune chance, on n'osait même pas aborder la plus minuscule des questions d'affaires. On se contentait de parler de superficialité, de beauté angélique de Souh, et puis quoi encore, des détails de surface : d'où viens-tu, que fais-tu, qui connais-tu. Souh parlait avec ces parfaits étrangers, tous plus bizarres les uns que les autres. Il ne se sentait pas à sa place. Oui, il voulait réussir, non il ne voulait pas négocier quoi que ce soit avec ces gens-là. Il se refermait sur lui-même, après une heure il était prêt à partir. McGovern allait bientôt sauter dans les drogues, il avait déjà réagi bizarrement lorsqu'il constata que Souh n'avait pas d'argent, incapable de payer sa tournée de bière. Le jeune homme vit sa soirée tel un échec absolu et n'avait plus aucun désir d'avancer dans l'organisation. Il eut soudain l'envie de s'isoler très loin de Londres. Comment pouvait-on ainsi s'accommoder des grandes villes, mais hésiter à se ramasser au milieu de nulle part ? Pouvait-on trouver un emploi à l'extérieur des grandes villes et espérer bien vivre tout de même ? Fuir fut sa seule idée, mais n'importe où qu'il irait, René le retrouverait. Ne devait-il vivre que pour prouver quoi que ce soit à son père?

Souh avait le don de débarquer dans la vie des gens comme ça, un bon matin, d'amuser la galerie pour ceux qui avaient de quelconques intérêts en rapport à lui, puis souffrir de ceux qui l'ignoraient. Cette soirée fut encore une expérience traumatisante à ajouter à toutes celles qu'il avait connues. S'il avait eu de l'argent, au moins, il aurait pu se saouler et se

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sentir à sa place au milieu de ces gens qui, malgré leur âge, s'en donnaient à cœur joie sur la piste de danse. Mais dans ce club noir, à froid, où tout le monde s'amuse, il n'y a rien de plus mortel. Il quêtait des cigarettes, mais à Londres elles sont si dispendieuses que les gens sont récalcitrants à lui en donner. Demander une cigarette à quelqu'un, c'est hypothéquer ses chances de s'en faire un ami. De toute manière, s'allier à ces gens serait certes une régression. Tout doit s'accomplir à distance, dans l'ombre, puis faire jour lorsque l'on est déjà loin. Souh ne voulait rien savoir de demeurer en contact avec les amis de McGovern. Il ressemblait peut-être à René en fait, il voudrait s'isoler comme lui à Paris, maître, mais éloigné de tout. Un dirigeant de compagnie ou d'organisation n'a pas la vie facile, cela ne vient pas sans le stress et la dépression. Même les succès sont sujets au prochain échec, à la honte, à la justification infinie. Car on a toujours des comptes à rendre, et Souh allait justement s'efforcer de n'avoir aucun compte à rendre à personne, surtout pas à son père.

Le jeune homme traînait maintenant dans la place depuis trois heures. Il commençait à s'emmerder royalement. McGovern venait de s'enfermer dans une cabine téléphonique dans le bar pour consommer de quelconques drogues, de l'héroïne probablement.

La musique devenait assourdissante, absolument assommante. Souh demeurait là tout de même, attendant que quelque chose se produise. Certes, René aurait dit que Souh n'était pas là pour rien. Tout avait une signification, rien ne nous arrivait sans que le cerveau interprète l'événement et le case dans ses dossiers pour ses futures références, jusqu'à ce qu'il puisse faire des liens, des parallèles et qu'il puisse être éclairé sur des décisions à prendre ou à ne pas prendre. Construire aussi, en fonction de ces connaissances acquises, qui lui permettront de faire des analogies en d'autres domaines, découvrir de nouvelles idées, créer de nouvelles choses. Néanmoins, Souh se demandait à quel niveau sa présence dans ce club pouvait devenir significative, sinon qu'il reverrait ces gens dans un avenir rapproché et qu'il fallait bien pour ce faire qu'il les ait déjà rencontrés au moins une fois. Il avait parlé avec plusieurs personnes de vaines futilités, choses superficielles, et se demandait si lui-même ne devait pas faire des efforts afin de provoquer les événements. Tel que de se coller à McGovern, parler à tout le monde, faire du social. Il aurait aimé mieux aller dormir. La vie ne s'annonçait pas sans problèmes. La musique excessivement forte ne cadrait pas avec ce genre de soirée où justement on doit faire des connaissances, préparer des succès et des désastres.

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Souh avait maintenant besoin de paix et de tranquillité, ce désir était devenu si grand, qu'il se plaisait presque de dormir seul dans son lit chaque soir. Il avait vieilli, croyait-il, ou du moins il n'en pouvait plus de cette vie qui consistait à s'intoxiquer le plus possible par tous les moyens mis à notre disposition. C'était peut-être ce qu'il était venu apprendre ce soir-là. Il se souvint soudain que le lendemain il avait promis de sortir encore avec des amies avec qui il travaillait, des Indiennes. L'endroit où ils sortiraient s'appelait Heaven, mais lorsque Souh apprit quelle sorte de musique on y jouait, ça lui sembla plutôt être l'Enfer que le Paradis. Il se demandait comment il pourrait souffrir une autre surdose de ce genre de musique. Son ennui mortel était inversement proportionnel à la joie qu'exprimait McGovern. Malgré ses trente ans avancés, puis son passé lourd en drogues et en alcool, il sautait partout, semblait heureux, connaissait et partageait avec tout et chacun. Souh s'en écœurait et se trouvait bien embarrassant pour McGovern, puisque ce dernier se sentait un peu responsable de l'ennui évident de son jeune ami. Que pouvait-il y faire ? Peu importe, c'est à un autre niveau que les événements s'accomplissaient réellement. Et plus tard, ce sera indéniable qu'il fallait que Souh soit là.

 

Chapitre 48

Pendant un instant, Souh s'immobilisa. Il regarda autour de lui tous ces jeunes qui dansaient à en perdre haleine au son d'une musique dance effrayante accompagnée de lumières aveuglantes ainsi que d'une épaisse fumée qui ajoutait à l'atmosphère d'enfer qui régnait ce soir-là au club Heaven. Deux de ses amies indiennes, avec qui il travaillait à l'aéroport, lui avaient donné rendez-vous dans ce club situé sous la station de train Charing Cross. Ce n'était pas le genre d'endroit qu'il fréquentait d'habitude, mais il s'amusa tout de même après avoir bu quelques pintes de lager. Les gens saouls, plusieurs drogués, avaient à peine la conscience de bouger dans tous les sens, sans raison évidente à première vue. La musique, contrôlée par quelqu'un là-haut, s'élançait en un rythme qui assurait l'impossibilité de reprendre sa respiration et de penser. C'est alors que Souh fut foudroyé, c'était l'illumination.

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La question n'était pas à savoir s'il avait un quelconque besoin de prendre le pouvoir, mais plutôt s'il s'agissait d'une nécessité. Soudain il eut la volonté d'aider son prochain, mais il devait réfléchir d'abord. Comment aider cette bande d'automates ? Certes, avec la philosophie de son père, mais pas avec cette organisation. Il eut un plan diabolique, mais tout de suite il le réprima. Il en eut peur, de même il craignait autrui. Trop de personnes dans l'ombre lisaient ses pensées et prévoyaient exactement ses actions conséquentes. Ils pouvaient arranger les événements pour orienter Souh vers un chemin qu'on lui destinait. Il effacerait donc de sa tête toute trace de son plan. Il se retourna et eut la conviction que le temps était venu d'agir.

—J'aurai le pouvoir, je contrôlerai cet empire.

Le lendemain très tôt il se retrouva dans les appartements du duc de Paddington.

—Je sais pourquoi tu es ici, je t'attendais. Installe-toi à ton aise, tu es ici chez toi, bien plus que tu ne le penses. Ainsi tu t'es décidé à prendre les rennes. Comprends-tu toutes les responsabilités que cela implique ?

—Je sais ce que j'ai à faire, cela suffit amplement.

Le duc sondait son jeune ami. Pendant un instant, Souh se demanda jusqu'où le duc pouvait lire ses pensées. Avait-il seulement ce pouvoir ?

—Tu caches bien tes intentions, tu es redoutable. Mais tu es le fils de René, alors tu as toute ma confiance. Tu étais certes destiné à en arriver là. Sais-tu que tu as été conçu ici même dans ce manoir ? Dans des circonstances plutôt marginales, d'ailleurs...

—Nous avons des intérêts à discuter, ou plutôt des conditions.

—Nomme-les.

—Afin de pouvoir conduire cet empire quelque part, je dois avoir un pouvoir absolu, un droit de veto absolu, une âme absolue.

—Bien sûr, il n'y a pas vraiment de démocratie au sein de l'organisation. Nous t'apprendrons énormément de connaissances...

—Non, je n'ai pas une seule minute à perdre avec la culture générale, les connaissances mystiques ou savoir universel. Je veux la liste de tous les gens avec qui on fait affaire, qu'on a fait affaire et que l'on fera affaire dans le futur. Je veux un portrait de chacun accompagné d'une description de leurs tâches ainsi que de leurs avoirs. Je veux un détaillé complet de toutes nos possessions et nos colonies dans le monde entier.

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Nos états de compte, nos actifs, notre argent en bourse, bref, tout ce qui concerne l'organisation dans ses moindres détails. En aucun temps je n'accepterai que l'on remette en question mon autorité et je ne tolérerai aucune mise en scène de personne, pas même de vous, surtout pas de mon père. Garantissez-moi ça sur votre honneur et je suis votre homme.

—Je suis fort impressionné de cette détermination, je m'en réjouis même. À entendre René, tu manquais de motivation. Je crois que tu as compris tes intérêts.

—J'ai plutôt compris les intérêts d'autrui.

—Ce qui est certes très noble.

—C'est ce que nous verrons.

 

Chapitre 49

Pendant les deux années qui suivirent sa décision, Souh eut le temps d'apprendre mieux que quiconque le fonctionnement et les différents éléments de l'organisation. Il travaillait déjà à un projet d'envergure dont on discutait l'utilité. On questionnait les pratiques peu communes ainsi que les décisions bizarres de Souh. On ignorait où il voulait en venir. Souh rencontrait tous les partenaires de l'organisation ainsi que tous les employés. Que leur disait-il ? Que préparait-il ? Personne n'en avait la moindre idée. Chacun détenait une parcelle de la vérité, devait accomplir une parcelle de l'ensemble du plan. Souh promettait certaines choses en échange d'autres, il s'assurait une certaine collaboration via une certaine compensation, même qu'il pouvait aller jusqu'à utiliser la peur de la destruction pour obtenir ce qu'il cherchait. Il semblait sûr de lui, peut-être le seul qui savait où il s'en allait, le tout accompagné d'une confiance en béton et un ton très obligeant. Le lendemain de la mort du duc, mort qui passa presque inaperçue des suites de la retraite de ce dernier, Souh annonça une vague de mises à pied, suivie peu de temps après d'une autre, puis d'une autre, jusqu'à ce qu'on en arrive aux personnes clés qui ne peuvent pas en principes être écartées. Souh convoqua un par un tous les cadres, tous les grands responsables, tous les

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gens avec des titres de noblesse qui avaient certains privilèges, et les mit tous à la porte après leur avoir tout enlevé. Sheila s'inquiétait de ce nouveau pouvoir destructeur, elle tenta de lui ramener la raison :

—You can't do that ! C'est très clairement spécifié dans notre constitution écrite qui date de voilà quelques centaines d'années, c'est-à-dire bien avant que tu viennes au monde.

—I bet I can do whatever I want.

Souh jeta Sheila dehors sur le pavé de Villa Park, et devant ses insistances, il lui claqua la porte au nez.

Il devenait urgent de mettre René au courant, Sheila partit donc pour Paris. Elle arriva presque en pleurs à Denfert-Rochereau. Elle venait dénoncer le tyran pour ainsi tenter de le détrôner. Le seul qui pouvait encore avoir de l'influence sur Souh, c'était bien son père.

—C'est mon fils, il prend ses décisions, il sait ce qu'il a à faire. Ce n'est pas à moi de le juger, de lui reprocher chacun de ses pas, de lui dire quoi faire. Il est de toute manière supérieur à moi dans la hiérarchie.

—Mais qui l'arrêtera ? Au moins il t'écoutera ! Il a mis tout le monde à la porte, il leur a enlevé leurs actions, leurs terres, leurs possessions. Il n'y a plus de justice, ni de démocratie!

—Mais qui a parlé de justice ou de démocratie ? Il n'a jamais été question de cela au sein de l'organisation. À qui appartiennent vraiment ces terres, ces bâtiments, cet argent ?

—Ne vois-tu pas quelles sont les intentions de ton fils ?

René ne répondit pas à la question, il demeura songeur. Sheila reprit la parole :

—Me garderas-tu à Paris au moins ? Ainsi que quelques autres membres importants de...

René prit une grande respiration, il pivota sur sa chaise et sourit.

—Ce serait aller contre la volonté de mon fils. Je ne veux certainement pas provoquer une guerre entre Paris et Londres. Souh s'est débarrassé de vous, je n'aurais jamais osé le faire. C'est fascinant et terrifiant à la fois. Je suis désolé Sheila, vous devez partir.

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Chapitre 50

Assis dans son bureau, le coffre-fort ouvert et vide, une pile de documents et de disques d'ordinateur devant lui, René alluma une allumette, prêt à mettre le feu. Il hésita cependant, il regarda les ordinateurs, puis éteignit l'allumette de son souffle. Il prit le temps de mettre une cravate, l'arrangea comme il se doit, puis enfila un veston. Lorsqu'il fut prêt à partir, quelqu'un entra :

—Vous partez ?

René ne répondit pas.

—Où allez-vous ? Vous allez laisser tous ces documents sortis du coffre ?

René observa l'homme qui demeura silencieux, puis sortit du bureau sans dire un mot. Il se mit à marcher lentement d'une manière très formelle à travers les galeries de la carrière. Il atteint la station désaffectée et sortit par le tunnel qui donne dans le parc Montsouris. On pouvait le voir d'en haut, il semblait en transe tant il demeurait sérieux et formel. Au bout de la voie ferrée, il atteint le centre de recyclage et prit le chemin de la sortie via le stationnement. De partout les voitures et les camions de police arrivèrent, ils cernèrent exactement les entrées dont se servait la société, même celles d'urgence dont pratiquement personne ne connaissaient l'existence. René déambulait déjà dans la rue lorsqu'un policier l'interpella :

—Eh vous, où allez-vous ?

René se contenta d'observer impassiblement le jeune homme dans les yeux, ce qui embarrassa le policier qui marcha plus loin. René prit le RER jusqu'à la Gare du Nord puis se rendit à Londres via l'Eurostar. À Waterloo, on l'attendait :

—René ! Nous ne sommes pas surpris de vous voir enfin à Londres. Vous savez où est votre fils ?

—Il est déjà trop tard.

—Il n'est jamais trop tard pour bien faire. Où est-il, nous pourrons peut-être éviter le pire...

—Faites-moi confiance, il est trop tard. Vous avez vu les cotes de la bourse ? Vous avez lu

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les journaux de Paris ? Vous savez ce qui se passe en France et partout ailleurs ? Tout est vendu, donné, en faillite, envolé dans le néant. Il n'y a plus d'organisation, il n'y a plus d'empire. Évanouissez-vous pendant qu'il en est encore temps. Paddington sera pris d'assaut d'un moment à l'autre.

—Et pour quelles raisons ?

—Corruption absolue.

—Corruption inventée ou créée par Souh ? Ce monstre a tout détruit.

—Je ne vous permets pas de le juger selon ses actions, je ne vous permets d'ailleurs pas de juger ses actions. Connaissez-vous ses motivations ?

—Nul doute, c'est un monstre d'intelligence. Comment a-t-il pu, à l'insu de tous, organiser un tel amas de faillites, de ventes, de destruction ? Mais encore plus intéressant, comment a-t-il pu organiser tout cela à votre insu ? Ne seriez-vous pas complice ?

René regarda l'homme dans les yeux, il ne répondit pas. Il fit un pas, deux hommes voulurent l'arrêter. Le premier fit un geste pour les calmer, René s'engouffra dans l'Underground.

La dernière image qu'il eut de son fils, il était quatre heures du matin dans Russell Square. Souh gisait mort sur un banc, surdose de drogue. René le prit dans ses bras en pleurant comme la Vierge Marie, une fois que l'on a détaché Jésus-Christ de la croix :

—Tu as accompli ta destinée !

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